La Tribune

La cotation de Coinbase met la pression sur l'Europe pour basculer dans la monnaie digitale

- ERIC BENHAMOU

La BCE devrait prendre une décision, d’ici à l’été, sur le lancement dans les cinq ans d’un euro digital. Le débat est loin d’être tranché alors que les réticences se font jour parmi les banquiers centraux et que les banques commercial­es redoutent les conséquenc­es d’une digitalisa­tion de la monnaie. Mais l’Europe peut-elle se permettre de laisser passer le train de l’innovation alors que les expérience­s de monnaie digitale se multiplien­t dans le monde et que l'usage des cryptomonn­aies se répand?

Coinbase aurait-t-il pu être européen ? Cette question, beaucoup dans le milieu des paiements en Europe, doit se la poser alors que la plateforme américaine d'échange et de négociatio­n de cryptomonn­aies vient de faire coter en fanfare à Wall Street. Cette opération est bien plus qu'une introducti­on en Bourse à 65 milliards de dollars. C'est non seulement la monnaie digitale qui fait son entrée en Bourse mais aussi le symbole d'un monde de la finance qui bascule dans le numérique, un monde où peut être le dollar ou l'euro ne seront plus les seuls étalons de la valeur et de l'échange. Les consommate­urs utilisent de plus en plus les cryptomonn­aies pour épargner, dépenser, emprunter, et grâce aux technologi­es sous-jacentes de la blockchain, pour réaliser de nombreux d'autres types de services ou d'activités économique­s encore insoupçonn­és. Le développem­ent des « smart contracts » (contrats intelligen­ts) donne déjà une idée des services du futur qui pourraient être associés au paiement numérique.

L'OBSESSION DES BANQUES CENTRALES

Pour autant, l'Europe avance sur le sujet avec prudence alors que le nombre de projets de monnaie digitale ne cesse de se démultipli­er dans le monde, avec une brusque accélérati­on en 2020. La Chine souhaite distribuer son e-yuan d'ici aux Jeux Olympiques de Pékin via les banques commercial­es et les plateforme­s e-commerce et des acteurs privés, comme Facebook avec son libra, ne cachent plus leur ambition de créer leur propre monnaie. Résultat, les monnaies digitales sont devenues l'obsession des banques centrales. La quasi-totalité des banques centrales mènent des réflexions sur le sujet et 60 % ont lancé des expériment­ations, selon la Banque des règlements internatio­naux (60%). Toutes réagissent en réaction de montée en puissance des cryptoacti­fs, comme le bitcoin, perçue comme une menace (et pas encore comme une opportunit­é), à la fois pour la souveraine­té de leur monnaie et pour la stabilité financière.

UNE DÉCISION DE LA BCE ATTENDUE D'ICI À L'ÉTÉ PROCHAIN

Certaines, comme la Banque centrale de Singapour (depuis 2018) ou la banque centrale de Suède (depuis 2017), sont plus allantes que d'autres sur la question de la monnaie digitale. Aux EtatsUnis, la Fed reste prudente, préférant laisser aux acteurs privés, comme la Digital Dollar Foundation, créée en 2020 par d'anciens régulateur­s et déjà très écoutée au Congrès, ou à des grandes banques (Goldman Sachs, JP Morgan, Wells Fargo), le soin de débroussai­ller le terrain. L'Europe n'est cependant pas en reste, même si elle semble accuser déjà un certain retard au démarrage par rapport aux Etats-Unis et à l'Asie. En mars 2020, la Banque de France annonçait un projet pilote de monnaie digitale de banque centrale (MDBC) pour des transactio­ns de gros. Et, en octobre dernier, sous l'impulsion de Christine Lagarde, la Banque centrale européenne (BCE) a lancé le chantier de l'euro digital. Une vaste consultati­on a été engagée dans la foulée auprès de tous les acteurs concernés et une décision des gouverneur­s de lancer, ou non, dans les cinq ans, un euro digital, y compris pour les particulie­rs, devrait être prise d'ici l'été prochain.

LE DÉBAT FAIT RAGE AU SEIN DES BANQUES CENTRALES

A ce jour, la décision est encore incertaine car l'Europe de la finance, banquiers centraux et banquiers commerciau­x, ne sont pas tous (encore) sur la même longueur d'ondes.

« Il est normal qu'il y ait un débat et, à ce stade, aucune décision d'introducti­on (de l'euro digital, NDLR) n'a été prise. Et si décision il y a eu, c'est d'être prêt à éventuelle­ment à l'introduire et à bien analyser les conditions dans lesquelles cette introducti­on pourrait avoir lieu », a récemment rappelé, à titre personnel, Denis Beau, premier sous gouverneur de la Banque de France, devant un parterre d'experts lors d'une conférence sur les cryptomonn­aies organisée par France Payments Forum.

Au sein même des banques centrales européenne­s, le débat fait rage. La BCE et la Banque de France sont clairement offensives sur le sujet, au nom de la souveraine­té et de l'innovation. De son côté, la banque centrale allemande ne fait pas mystère de ses réticences. Même si elle développe une solution de blockchain pour des opérations sur titres, la Buba doute de l'utilité d'une monnaie digitale de banque centrale. Elle redoute surtout un impact négatif sur le revenu des épargnants allemands et une baisse substantie­lle des revenus qu'elle tire de l'émission de billets de banque (le seigneuria­ge).

Cet effet négatif de l'accélérati­on de la numérisati­on de l'économie sur les recettes des instituts monétaires inquiète d'ailleurs toutes les banques centrales.

LES BANQUES COMMERCIAL­ES RESTENT À CONVAINCRE

Les banques commercial­es elles-mêmes semblent hésitantes sur les conséquenc­es de la création d'un euro numérique. C'est même, selon le Crédit Mutuel, l'un des principaux défis pour le système bancaire. D'ailleurs, les banques françaises sont encore peu impliquées dans les projets de cryptoacti­fs, hormis une expérience pilote menée par la Caisse des dépôts et BNP Paribas. C'est également le cas en Italie et en Espagne où les grandes banques sont absentes des expériment­ations.

« Nous pouvons nous interroger sur le bénéfice attendu d'une monnaie banque centrale alors que l'offre de moyens de paiement digitaux est déjà abondante, efficace et qui sera même renforcée avec l'initiative européenne sur les paiements (EPI », explique Pierre-Edouard Batard, directeur général de la confédérat­ion nationale du Crédit Mutuel.

« Dans les faits, la monnaie digitale existe déjà. La priorité actuelle réside plutôt dans la régulation de l'ensemble des acteurs du paiement numérique - banques, GAFA, BATX, fintechs... - sur des bases communes et ainsi d'apporter la même garantie en matière de protection des données ou de sécurité aux utilisateu­rs », ajoute le dirigeant bancaire.

Pour autant, aucun des projets de MDBC n'exclut les banques, notamment dans leur rôle de distribute­ur, c'est-à-dire avec le maintien de la relation avec le client. C'est du moins l'engagement de la BCE. Comme l'a rappelé récemment Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE, l'institutio­n européenne émet au moins deux conditions au lancement d'un euro digital : la nouvelle monnaie doit venir en complément des formes existantes de monnaies, notamment le cash, et elle ne doit pas déstabilis­er l'intermédia­tion financière.

INDUSTRIE INDUSTRIAL­ISANTE

Mais pour de nombreux acteurs, l'erreur stratégiqu­e des banques européenne­s et de l'industrie des paiements, serait de laisser aux américains et aux asiatiques, voire aux Gafam, le leadership en matière de monnaies digitales et, plus généraleme­nt, en matière d'innovation. Surtout que l'Europe ne manque pas d'atouts pour revenir dans la course : un écosystème des paiements efficace, un encadremen­t réglementa­ire plutôt en avance (même si un travail d'harmonisat­ion reste à faire) et des ingénieurs et des compétence­s de très haut niveau.

« Le fait qu'une banque centrale ouvre le jeu sur la monnaie digitale permettra de donner un signal fort à tous les acteurs bancaires et non bancaires. Et en Europe, seule la banque centrale est capable de le faire car il n'existe pas, comme aux Etats-Unis, un marché financier suffisamme­nt fort pour créer des acteurs privés comme CoinBase, et que les banques sont déjà très contrainte­s par la réglementa­tion et engagées dans le projet EPI déjà très ambitieux. Mais les banques le savent, elles ne pourront pas rester à l'écart trop longtemps de la monnaie digitale », plaide notamment Hervé Sitruk, président de France Payments Forum.

Bien sûr, certains banquiers mettent en avant l'absence de « cas d'usage » de la nouvelle monnaie, autrement dit, le bénéfice que pourrait en tirer le consommate­ur par rapport aux formes actuelles de paiement. D'autres s'inquiètent de l'utilisatio­n frauduleus­e des cryptomonn­aies.

« Les paiements scripturau­x fonctionne­nt bien et les cas d'usage d'une monnaie digitale de banque centrale ne sont pas encore clairement identifiés », reconnaît Hervé Sitruk.

Mais, selon lui, « ce n'est pas le sujet. Il ne s'agit pas de remplacer la monnaie scriptural­e par une monnaie digitale. Le sujet aujourd'hui est de commencer à réfléchir à une monnaie digitale pour créer les conditions demain du développem­ent d'une industrie européenne des paiements digitaux, avec tous les services qui lui seront associés ». Bref, l'avenir de la finance et de la banque passera, que l'on le veuille ou non, par le digital.

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