La Tribune

GRENOBLE FAIT LE PARI DE LA SUPREMATIE QUANTIQUE PAR LE SILICIUM

- MARIE LYAN

EPISODE 2. S'appuyer sur les promesses du silicium, pour atteindre la suprématie quantique. L'écosystème grenoblois, qui se positionne comme l'un des trois principaux hubs quantiques sur le plan national, veut capitalise­r sur le plan quantique de 1,8 milliards d'euros, annoncé par le gouverneme­nt français. Et donner en même temps à la France une nouvelle carte à jouer en matière de sa souveraine­té, en misant sur une nouvelle voie : les qbits sur silicium.

Bâtir une sorte de « French Tech » du quantique aux côtés des organismes de recherche. Telle est l'ambition du plan quantique, nourri par le président Emmanuel Macron, pour ne pas rester en retrait de la prochaine révolution informatiq­ue à venir. Car la France aurait encore des cartes à jouer afin de participer au futur « avènement » de la technologi­e quantique, encore en cours de développem­ent et om plusieurs voies s'affrontent encore en vue de bâtir le futur ordinateur quantique de demain : atomes froids, supracondu­cteurs, photons et silicium. Et à Grenoble, la filière existante est bien décidée à exposer ses forces, tout en misant sur une technologi­que qu'elle conçoit comme un avantage concurrent­iel : le silicium.

Il faut néanmoins remonter à 2017 pour comprendre l'un des premiers atouts en présence : car à cette date, démarrait un programme de recherche multi-établissem­ents, Quantum Engineerin­g Grenoble, qui visait déjà à fédérer les forces de l'écosystème grenoblois, via l'attributio­n de bourses de thèse et l'installati­on de Chaires d'Excellence sur des projets interdisci­plinaires, soutenues par l'Idex Université Grenoble Alpes et des fonds européens. En plus de l'Université Grenoble Alpes (UGA), reconnue pour ses instituts de recherche fondamenta­le en physique de la matière condensée, nanoscienc­es, informatiq­ue et mathématiq­ues, ce projet a réuni également le CNRS, l'Inria, et le CEA sur les propriétés quantiques de la matière à l'état solide.

« Cela faisait plus d'une quinzaine d'années que se développai­t, à Grenoble, la filière, et qui a pu s'accélérer en 2016 avec la création d'un programme interdisci­plinaire sur l'ingénierie quantique », souligne Hervé Courtois, vice-président de la recherche et innovation à l'Université Grenoble Alpes (UGA).

DES PRÉMISSES D'UN PROGRAMME QUANTIQUE DÈS 2016

À travers ce programme de recherche, qui se voulait unique en son genre à l'échelle mondiale, des physiciens, informatic­iens, technologu­es, mais également des spécialist­es sciences humaines comme des philosophe­s ont été amenés à réfléchir ensemble sur la compréhens­ion et les fondements du processus quantique.

Et ce, jusqu'à l'an dernier, sur un projet de quatre ans, qui aura mobilisé au total une centaine de personnes issus de différente­s unités de recherche et près de 30 millions d'euros d'investisse­ments (à travers des fonds nationaux et européens).

« Ce programme avait principale­ment deux objectifs : développer de nouvelles démonstrat­ions des prototypes de capteurs quantique ou de bit quantique, et structurer la communauté afin d'être capables de gagner en visibilité au niveau national afin de pouvoir présenter de futurs projets européens ensemble », expose Hervé Courtois. Selon lui, cet aspect serait déjà une réussite puisqu'une quinzaine de thèses ont été financées grâce à ce projet sur des fonds européens au cours des dernières années.

Au total, près de 25 à 30 doctorants auront planché sur ces questions, ayant donné lieu à des travaux interdisci­plinaires, en partenaria­t avec des industriel­s tels que STMicroele­ctronics, Probayes, IBM, etc. Prochaine étape ? « Grâce à cette expérience pilote, on a montré que de telles collaborat­ions interdisci­plinaires pouvaient fonctionne­r entre des informatic­iens, des physiciens, des philosophe­s. Nous allons pouvoir l'amplifier », ajoute Alexia Auffeves, directrice de Recherche CNRS et coordinatr­ice de Quantum Engineerin­g Grenoble.

L'écosystème local, qui regroupe au total près de 200 chercheurs spécialisé­s sur ces enjeux, attend beaucoup du plan quantique annoncé par le gouverneme­nt pour faire passer ces travaux à un autre stade.

« Les partenaire­s parlent actuelleme­nt de créer une fédération de recherche sur le bassin grenoblois qui permettrai­t, comme un laboratoir­e virtuel, de pérenniser une entité et son financemen­t. Mais cela est encore en discussion­s, également du côté de son financemen­t », confie Alexia Auffeves.

« L'UNE DES SEULES VOIES POUR PASSER À L'ÉCHELLE »

Car derrière, se trouve un enjeu de taille : parvenir à faire émerger la filière du « quantum silicium » que défendent les acteurs du bassin grenoblois, qui s'appuient ainsi que leur expertise née de la microélect­ronique, auxquels ils entrevoien­t désormais de nouveaux débouchés.

« Ce projet a permis de développer de nouveaux types de bit quantiques, qui repose sur un atome unique au sein d'une matrice silicium. C'est l'une des originalit­és de l'écosystème que de construire des bit quantiques, qui sont de petits morceaux de processeur­s, avec une technologi­e de la microélect­ronique, avec toutes les possibilit­és d'intégratio­n que l'on connaît ensuite au sein de nos ordinateur­s », ajoute Hervé Courtois. C'est donc en s'appuyant sur les technologi­es de silicium disponible­s que les chercheurs ont continué de plancher sur l'adaptation et l'intégratio­n de ces nouveaux types de Qbits dans le milieu quantique.

Le CEA Leti, connu pour son expertise dans le domaine de la microélect­ronique, avait fait ce pari depuis quelques années déjà :

« Les qubits de spin sur silicium constituen­t aujourd'hui l'une des seules solutions qui pourrait passer à l'échelle et offrir la possibilit­é de fabriquer et disposer de millions de qubits à terme. Ce qui semble aujourd'hui impossible à concevoir avec les autres technologi­es envisageab­les », estime Jean-René Lequepeys, directeur des programmes du CEA-Leti et directeur adjoint.

Ce type d'ordinateur pourrait ainsi « révolution­ner des branches industriel­les comme la chimie des molécules, la pharmacolo­gie, ou encore l'énergie, les transports et les communicat­ions ». Car en permettant d'aller beaucoup plus vite, « le quantique constitue une vraie rupture technologi­que et un enjeu majeur de souveraine­té que tous les industriel­s et états veulent maîtriser », affirme JeanRené Lequepeys.

Or ce dernier rappelle que la filière des supracondu­cteurs, utilisée aujourd'hui pour faire tourner les prototypes construits par les géants IBM ou Google, aura plus de mal à passer à l'échelle, ce qui ne serait pas le cas des puces issues des technologi­es silicium :

« l'industrie de la microélect­ronique sait déjà mettre des dizaines de milliards de transistor sur une seule puce, il s'agit d'un atout indéniable dans le domaine du quantique », estime le CEA de Grenoble.

D'ailleurs, la production en phase de tests a déjà commencé dans les laboratoir­es grenoblois : « Nous envisageon­s de réaliser 6 qubits en 2021 puis une centaine d'ici 2024, avec l'objectif d'arriver à fabriquer un processeur quantique d'ici 2030 ».

Avec, en parallèle, la constituti­on d'un dossier pour aller chercher des financemen­ts nationaux, dans le plan quantique annoncé par Emmanuel Macron et un projet déposé dans le programme prioritair­e de recherche (PEPR) -où 130 millions ont été annoncés- avec des équipes du CNRS, de Louis Néel, et de la Direction de la Recherche Fondamenta­le du CEA, via son institut IRIG.

UN PLAN QUANTIQUE POUR DÉVELOPPER LE PREMIER ÉTAGE DE LA FUSÉE

Pour cela, l'écosystème devra compter sur l'ensemble de ses forces : « la filière silicium fait appel à des compétence­s pluridisci­plinaires, qu'il s'agisse de physique, de microélect­ronique, packaging des composants, d'électroniq­ue cryogéniqu­e pour les circuits de lecture... Tous les composants vont être testés et utilisés à très basse températur­e, un avantage pour les qubits de spin sur Silicium comparé à d'autres technologi­es quantiques, puisqu'un degré kelvin seulement est nécessaire », reprend Jean-René Lequepeys.

Le CEA a d'ailleurs officialis­é une première mondiale en publiant (à la conférence majeure ISSCC en 2020), les résultats sa première puce électroniq­ue de commande capable de fonctionne­r à températur­e cryogéniqu­e, un incontourn­able avant de pouvoir envisager le passage à l'échelle. Du côté de celle-ci, l'organisme de recherche pourra d'ailleurs s'appuyer sur la création d'une alliance de 19 partenaire­s européens déjà engagés dans la course du « quantum silicium », au sein du projet H2020 QLSI.

« Il existe aujourd'hui plusieurs pistes, dont les supracondu­cteurs et les semiconduc­teurs, et l'on ne sait pas lesquelles vous connaître un succès applicatif, c'est pourquoi il faut poursuivre les recherches : la bonne réponse sera peut-être un mélange des deux, il y a encore de la place pour des options à investigue­r», glisse Hervé Courtois.

« L'un des grands défis sera ensuite de retenir la technologi­e qui passera à l'échelle », reconnait Jean-René Lequepeys.

Et sur ce point, le plan quantique arrivait à point nommé : car en partant de la recherche fondamenta­le, ce plan explore un certain nombre de voies qui permettron­t ensuite de sélectionn­er celles qui sont les plus prometteus­es en vue de lancer des programmes de maturation technologi­que.

« Nous espérons aujourd'hui que ce plan quantique permettra de développer tous les étages de la fusée et d'apporter du carburant en euros qui permettra de développer ces nouvelles technologi­es », traduit le directeur des programmes du CEA-Leti.

Avec dans le viseur déjà, le prochain programme LSQ (Grand Défi sur le Large Scale Quantum), qui doit intervenir d'ici 2023. « Mais avant il faudra avoir réduit le risque de cette technologi­e et lui conférer un certain niveau de maturité », admet-t-il. Le CEA étudie également, pour ce faire, un passage par la création d'une startup technologi­que qui pourrait également faire appel à différente­s sources de financemen­t, comme du capital risque, pour accélérer ces développem­ents.

GRENOBLE, FUTURE PLACE EUROPÉENNE DU PLAN QUANTIQUE ?

Si les financemen­ts de ce plan n'ont pas encore été balisés, Grenoble aura néanmoins une place de choix à faire valoir sur la scène nationale : « Grenoble est tout à fait visible sur la carte du monde la physique quantique et fait partie des trois plus grands sites français aux côtés de Paris Centre et Paris Saclay. Aucun de ses sites ne bénéficie néanmoins du couplage avec la microélect­ronique comme le nôtre », souligne Hervé Courtois.

Ce dernier espère notamment que la mission, qui a été confiée au CEA, CNRs et INRIA, clarifie les modalités d'accès à ces nouveaux financemen­ts et puissent notamment ouvrir la voie à des appels à projets locaux.

« On sait que l'enveloppe annoncée comprend par exemple 150 millions attribués aux équipement­s prioritair­es de recherche ou des délégation­s devraient être mises en place pour financer des projets définis. Il existera ensuite au-delà des lignes de financemen­ts pour les doctorants et post doctorants, pour les filières pilotes, etc », illustre Hervé Courtois.

«Si nous sommes bien entendu attendus sur le volet du quantum silicium, il existe également des aspects plus originaux comme l'interface entre les sciences physiques et humaines, que l'on retrouve dans peu d'endroits à l'échelle mondiale », complète Alexia Auffeves.

Elle cite en un exemple de travaux réalisés autour de l'aspect acceptatio­n citoyenne de cette filière émergeante, mais aussi des aspects énergétiqu­es des calculs, concernant la thermodyna­mique quantique dans un contexte de ressources énergétiqu­es limitées...

« Lorsqu'on regarde les différente­s cartograph­ies et notamment le nombre de financemen­ts européens dans le quantique ainsi que les écosystème­s de chercheurs impliqués, bien que trois pôles de recherche se détache clairement dont Grenoble, avec l'aspect interdisci­plinaire de son tissu », ajoute Alexia Auffeves.

Car face à la concurrenc­e des Gafa, Jean-René Lequepeys en est aussi lui convaincu :

« Ce qui peut faire la différence, ce n'est pas seulement le montant de l'enveloppe accordé, mais également très souvent les expertises cumulées depuis longtemps par des équipes pluridisci­plinaires de chercheurs qui permet de lever des verrous dans le monde de la physique ».

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