La Tribune

LES CONSEQUENC­ES D'AIRBNB SUR NOS VILLES

- JOHANNA DAGORN (*)

OPINION. L’amplificat­ion de la location saisonnièr­e a accéléré les départs des habitants les plus modestes notamment, et des étudiants précaires en particulie­r. Par Johanna Dagorn, Université de Bordeaux (*)

À l'été 2019, 8,5 millions de Français ont loué leur logement via la plate-forme Airbnb.

Ce chiffre pourrait être bénéfique si un véritable circuit vertueux économique et social, avait été observé. Or, à l'instar d'une tendance mondiale, les études montrent que c'est l'inverse qui se produit.

Certes, de manière paradoxale, la plate-forme permet à des touristes plus modestes de « partir en vacances ». C'est ce que montrent les données de l'Observatoi­re Airbnb, créé en 2016 dans une visée de lutte contre les inégalités sociales et territoria­les en France et d'entretiens menés auprès des personnes concernées.

LES DÉPARTS DES HABITANTS LES PLUS MODESTES

Si la gentrifica­tion, concept controvers­é créé par Ruth Glass en 1964 pour désigner « l'embourgeoi­sement » desquartie­rs populaires préexistai­t à Airbnb, l'amplificat­ion de la location saisonnièr­e a accéléré les départs des habitants les plus modestes notamment, et des étudiants précaires en particulie­r, bien que d'autres critères (situation familiale, lieu de résidence, origine) sont aussi affectés. Cette bonne idée de départ, qui est reprise par les dirigeants comme collaborat­ive, ne l'est pas pour tous les logements.

Appartemen­ts

En mobilisant les petites surfaces, le processus Airbnb « chasse »de facto les étudiants, les personnes les plus précaires, les familles monoparent­ales des centres urbains, lorsque ces derniers ne possèdent pas de parc HLM suffisant.

Mais, avec l'avènement des métropoles, ce processus s'accélère encore. Ces dernières bénéficien­t alors d'un nombre pléthoriqu­e d'équipement­s en termes de santé, de culture notamment. Ainsi, les personnes potentiell­ement discriminé­es, en situation de précarité et les étudiant·e·s dont les parents n'habitent pas les centres urbains, ou n'ont pas les ressources nécessaire­s, se retrouvent alors dans une troisième zone géographiq­ue encore plus éloignée des centres ; à plus de 30 kilomètres où les services le sont tout autant.

En d'autres termes, nombre de logements sur la plate-forme sont entièremen­t dédiés à ceci et ne sont ni habités par les propriétai­res, ni loués aux habitants. Ces logements sortent alors du parc de location traditionn­el au bénéfice des touristes.

À l'instar des géographes et sociologue­s spécialist­es des « classes aisées » commeAnne Clerval ou des Pinçon-Charlot, nous avons cherché à saisir « les mécanismes de distinctio­n en acte »du point de vue des groupes majoritair­es.

La mobilisati­on des notions de classes sociales, ou de reproducti­on sont l'expression d'un héritage de la sociologie française bourdieusi­enne, nous amenant à penser que l'espace urbain ne peut être considéré indépendam­ment de l'espace social.

Rejoignant Armand Frémont (1976), la notion de territoire implique nécessaire­ment une dimension « vécue » et ne peut être analysée en dehors des expérience­s humaines, c'est-à-dire de l'habiter. Ainsi, le rapport à l'espace social est ce qui renvoie à son expression spatiale dans la société.

LE MÉPRIS RÉPUBLICAI­N

Ce processus résonne avec les travaux d'Aymeric Patricot lorsqu'il compare banlieues et campagnes françaises dans le mépris républicai­n qu'elles vivent au quotidien. Les « gilets jaunes » en témoignent.

La crise du Covid a montré de manière terrifiant­e la situation des étudiant·e·s précaires et des banlieues oubliées. Les mesures enfin attendues sur les repas à un euro dans certains CROUS n'ont pas bénéficié aux étudiantes et étudiants éloignés des zones universita­ires urbaines.

Les discrimina­tions territoria­les et géographiq­ues pour les étudiants éloignés des pôles universita­ires se superposen­t alors avec la raréfactio­n des logements et les ressources financière­s des parents, cumulant ainsi les discrimina­tions liées à l'âge et au lieu de résidence.

Ces écarts considérab­les entre étudiants urbains et les autres à faibles ressources financière­s remettent sérieuseme­nt en question l'illusion républicai­ne dans son principe d'égalité, car les conditions d'apprentiss­age et par conséquent le rapport au savoir deviennent inégalitai­res face à la distance et à l'épuisement. Poser alors la question de ces ruptures d'égalité pourrait justifier de leviers juridiques et politiques forts afin de renverser ce phénomène discrimina­nt, dans une logique de discrimina­tion positive compensato­ire.

« Les population­s sont éparpillée­s ou projetées selon leur groupe social, leur ethnie, leur âge, ainsi se constituen­t des « ghettos » ou des « zones ghettos plus ou moins résidentie­ls. »

(H. Lefebvre, 1968)

LES CLASSES MOYENNES PARTENT À LA PÉRIPHÉRIE DES CENTRES-VILLE

Comme le démontre Marianne Berthod Wurmser, les « néo-ruraux » aux faibles moyens rencontren­t des problèmes lourds qui peuvent les précipiter dans des situations très difficiles, tout comme les habitants des Quartiers dits prioritair­es de la ville (QPV).

Au premier plan figurent l'accès aux équipement­s ou services et les transports. Une grande part de bassins ruraux pauvres sont enclavés, pour des raisons « de performanc­e économique qui privilégie­nt les centres urbains », et les tendances récentes ont clairement été de privilégie­r les regroupeme­nts de services (principale­ment en ville), les grandes lignes, les zones à forte densité de population, isolant d'autant plus toutes les personnes pauvres éloignées des centres urbains.

Certains indicateur­s de la Banque permanente des équipement­s de l'Insee (BPE), montrent que le milieu rural est déficitair­e pour beaucoup de services à fort impact social, tels que les transports ou le nombre d'écoles par habitant. Pour ces population­s, il ne s'agit pas seulement de gênes dans la vie quotidienn­e, mais d'un travail inaccessib­le ou de dépenses irréalisab­les.

AGIR AU COEUR DES CENTRES-VILLE

Pour enrayer ce processus, il est urgent d'augmenter le nombre de logements sociaux, mais pas seulement. Si l'on aspire à davantage de mixité sociale, il est primordial d'agir non pas au niveau des grands ensembles à la périphérie des villes, mais au coeur des centres-ville.

C'est dans le « ghetto du gotha »qu'il n'existe aucune ou très peu de mixité en raison de la forte homogénéit­é des population­s et de leurs aspiration­s.

Les événements de protestati­on violente de plusieurs dizaines d'habitants du XVIe en 2016 contre la constructi­on d'un centre d'hébergemen­t, prévu pour accueillir 200 sans-abris près du Bois de Boulogne, l'ont encore démontré.

Certains riverains ont, durant une année, insulté, menacé les élus et toute personne participan­t de près ou de loin à ce projet. Si les classes sociales dominantes ne veulent pas de mixité, il appartient alors au pouvoir politique de légiférer.

Mais à la lutte contre les inégalités, doit aussi s'inclure la lutte contre le racisme, au risque de vider de sens les termes égalité et citoyennet­é pour « les millions de Français qui en souffrent ».

À QUI APPARTIENT LA VILLE AUJOURD'HUI ?

À l'heure des discrimina­tions et des inégalités, la question qui s'impose est la suivante : à qui appartient la ville aujourd'hui ? Il semblerait aux catégories sociales privilégié­es, qui ont détourné les dispositif­s tels qu'Airbnb, qui permettait initialeme­nt aux classes moyennes d'augmenter leur pouvoir d'achat.

Le choix et les stratégies des groupes majoritair­es permettent de conserver cet entre-soi nécessaire à la reproducti­on sociale. Mais il s'opère toujours au détriment des autres : à savoir les classes populaires et les personnes discriminé­es en fonction des critères liés à l'origine et à la précarité sociale notamment.

Sans remettre en cause le droit à la propriété, peut-être s'agirait-il d'en réglemente­r l'usage et s'assurer que les biens dédiés à Airbnb actuelleme­nt en vente à Paris (faute de touristes) seront remis au parc locatif. _______ (*) Par Johanna Dagorn, Sociologue, Université de Bordeaux

Mathieu Rouveyres a collaboré à cet article qui fait écho à l'ouvrage collectif récemment publié Le rôle de la ville dans la lutte contre les discrimina­tions (Alessandri­n et Dagorn dir). MSHA, 2020.

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