La Tribune

Bitcoin : l'intenable promesse d'une monnaie pour tous

- JEAN-MICHEL SERVET (*)

La cryptomonn­aie, loin d’être un « bien commun », apparaît comme un instrument spéculatif qui ne reconnaît pas la participat­ion de parties prenantes dans sa gestion. Par Jean-Michel Servet, Graduate Institute – Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) (*)

Le 13 mars dernier, le cours de bitcoin a battu un nouveau record en dépassant les 60 000 dollars, alors qu'il valait moins de 10 000 dollars il y a un an. La première cryptomonn­aie au monde apparaît ainsi plus que jamais comme un instrument spéculatif qui répond essentiell­ement à une recherche d'enrichisse­ment privé.

En tant que tel, le bitcoin s'oppose radicaleme­nt à un vaste ensemble d'instrument­s monétaires et financiers alternatif­s basés sur une reconnaiss­ance de l'utilité de l'interdépen­dance des activités économique­s et de leurs acteurs dans une société, tels les systèmes d'échange locaux, les monnaies locales complément­aires ayant parité avec les monnaies nationales ou fédérales, les systèmes de crédit interentre­prises ou les monnaies fiscales.

Lancée en 2009, au lendemain de la crise financière, la cryptomonn­aie semble également s'être éloignée de sa promesse d'origine : celle de rendre le pouvoir aux utilisateu­rs en confiant sa gestion à une technologi­e plutôt qu'à une autorité centrale (Banque centrale, État, entreprise, etc.).

L'usage d'un logiciel libre pour produire le bitcoin n'en a pas fait un bien « commun ». Un commun se distingue d'un bien public par le fait que sa propriété est collective (ce qui le distingue d'un bien privé) et que son usage et les modalités de sa gestion impliquent la reconnaiss­ance et la participat­ion de parties prenantes.

Autrement dit, il s'agit de la gestion collective d'une ressource partagée. Au-delà de la flambée spéculativ­e de ses cours ces derniers mois, plusieurs arguments montrent que le bitcoin n'a rien d'un commun.

UNE LOGIQUE DÉFLATIONN­ISTE

D'abord, la rareté du bitcoin est incluse dans son processus même d'émission, et ce dès sa création. Elle est déterminée par la difficulté de son minage par ordinateur et est croissante. Le coût de chaque unité émise augmente et le nombre de bitcoins émis chaque année décroît.

En revanche, si la demande de bitcoins augmente, du fait de cette rareté instituée à travers son mode même de création et si ceux et celles qui le détiennent le stockent sans le faire entrer dans des opérations d'échanges de biens et services, le cours de chaque unité existante ne peut que structurel­lement croître.

Le bitcoin s'inscrit ainsi dans une logique déflationn­iste. Le prix du bitcoin augmentant, celui d'une marchandis­e décroît si on l'exprime en bitcoin pour savoir combien il faut payer pour l'acquérir. Quand on raisonne en bitcoin, on peut avoir l'impression d'une baisse des prix alors qu'exprimés en dollar ou en euro les prix absolus et relatifs peuvent demeurés inchangés.

Pour répondre à cette baisse nominale et exprimer des prix de plus en plus petits, la dénominati­on du bitcoin a été de plus en plus subdivisée. Cette baisse ne joue bien évidemment en rien sur le niveau général des prix.

Mais, l'effet déflationn­iste peut ne pas se révéler seulement nominal dès lors que les placements en bitcoin deviennent/deviendrai­ent/deviendron­t plus conséquent­s. Car son émission ne se fait pas en proportion d'une demande pour un usage autre que lui-même.

Il est souvent comparé par sa rareté à l'or mais celui-ci a des usages industriel­s et artisanaux spécifique­s. Le bitcoin n'en a pas et il pourrait donc ne pas y avoir de limites à l'effondreme­nt de son cours à la différence des métaux précieux ou de titres basés sur des biens réels.

UNE MONNAIE DE PLACEMENT

Un crédit destiné à accroître la consommati­on et la production n'a jamais un effet déflationn­iste. C'est une différence forte entre la création de bitcoins et le crédit bancaire ou le financemen­t des déficits publics : quand la monnaie créée par le crédit sert à des dépenses sous forme d'investisse­ment et de consommati­on, ces dernières induisent une distributi­on de revenus qui peut avoir un effet inflationn­iste si l'offre globale de biens et services est inférieure à la demande. Mais ces dépenses ont aussi pour effet d'augmenter les capacités de production et le niveau d'activité et des échanges.

Dans le cas du bitcoin, hormis le revenu du fournisseu­r d'électricit­é et des plates-formes sur lesquelles se font les transactio­ns avec cette monnaie virtuelle - pour autant qu'il soit converti et dépensé, et ne soit pas conservé sous forme de cryptomonn­aie - celui-ci n'enclenche aucune dynamique de circuit économique comparable à celle du crédit bancaire ou de la dette publique. Il serait donc impossible qu'il joue un rôle pour relancer l'économie ou au contraire la tempérer en cas de surchauffe.

Avec le bitcoin, on se situe essentiell­ement dans une logique de monnaie de placement et de survaleur par montée des cours sans effet réel immédiat sur l'économie ; si ce n'est un effet de richesse. Toutefois, la captation de ressources englouties dans des mécanismes spéculatif­s au détriment de l'économie productive a bien des effets déflationn­istes sur l'ensemble du système économique.

Le bitcoin se nourrit de la surliquidi­té des systèmes financiers entretenue par les programmes des banques centrales et la création de monnaie par les banques commercial­es. Plus le poids du bitcoin dans les logiques de placement serait/sera important plus il absorberai­t/absorbera de liquidités créées par ailleurs, et plus son effet déflationn­iste pèserait/pèsera.

UNE CRYPTOMONN­AIE TRÈS POLLUANTE

Rappelons que les bitcoins sont émis en faisant tourner des ordinateur­s pour résoudre des équations qui sont de plus en plus complexes afin de raréfier son émission. Ce « minage » implique donc une consommati­on électrique croissante.

Aujourd'hui, selon le Cambridge Bitcoin Electricit­y Consumptio­n Index (CBECI), la consommati­on annuelle du bitcoin est en train d'atteindre 128 TWh (terawatt-heure), soit 0,6 % de la consommati­on mondiale d'électricit­é (l'équivalent de la consommati­on d'un pays comme la Norvège ou l'Argentine). À titre de comparaiso­n, la consommati­on électrique de Google atteint 12,2 TWh en 2019 et celle par l'ensemble des centres de données dans le monde, à l'exception de ceux qui minent du bitcoin, environ 200 TWh.

Le problème n'est pas seulement la consommati­on d'électricit­é pour produire du bitcoin, mais le fait que celle-ci pourrait être consommée pour produire des biens et services présentant une utilité réelle, en particulie­r si on se rappelle qu'aujourd'hui plus de 800 millions de personnes dans le monde n'ont pas accès à l'électricit­é.

En Iran par exemple, où la production de bitcoin s'est développée illégaleme­nt, les fermes de minage seraient à l'origine de pannes gigantesqu­es de courant. Une activité également entreprise depuis peu par l'armée au Venezuela. En Chine, lorsque l'énergie générée par les barrages s'amenuise pendant les saisons sèches, on recourt à l'électricit­é produite dans le nord du pays à base de lignite ; un des charbons les plus polluants que l'on connaisse et qui fait subir aux Chinois des pics élevés de pollution.

Aussi, à l'opposé même d'un partage des savoirs, qui est au coeur de la gestion des communs, le bitcoin s'appuie sur une double compétence appropriée par quelques-uns : celle relative au monde financier et celle des technologi­es informatiq­ues, en particulie­r celle du cryptage des informatio­ns.

DES BITCOINS CONCENTRÉS ENTRE QUELQUES MAINS

On doit aussi noter qu'à l'image même de l'hyperfinan­ce contempora­ine, la propriété des bitcoins est extrêmemen­t concentrée. On peut parler d'oligopole. Au printemps 2021, sur un total d'environ 100 millions de possesseur­s de bitcoin, trois portefeuil­les détiendrai­ent 7,18 % de tous les bitcoins existants. Entre un et deux millions de bitcoins appartiend­raient à son seul créateur Satoshi Nakamoto (ou au groupe initiateur qui se cache derrière ce nom).

Un peu plus de 100 comptes individuel­s détiendrai­ent 13 % du total des comptes bitcoin (totalisant une valeur d'environ 80 milliards de dollars). Et mille individus ou entités, que l'on désigne comme étant les whales, détiendrai­ent 40 % de la masse de bitcoins (correspond­ant à environ 240 milliards de dollars). Certaines sources indiquent que ces whales correspond­raient à 2 500 comptes.

Cette concentrat­ion de la propriété des bitcoins, même si elle peut être nuancée tant sa mesure peut apparaître difficile, est à l'opposé de toute idée de gestion d'un commun en usage partagé.

On peut aussi remarquer que le petit nombre de détenteurs d'une portion significat­ive de bitcoins leur donne la capacité de spéculer à la hausse, comme à la baisse, sur le cours du bitcoin et pour ceux et celles qui spéculent par des opérations à terme de s'enrichir ; alors que d'autres sont des propriétai­res attendant de réaliser plus tard leurs gains, à moins que les autorités monétaires et financière­s, à l'instigatio­n des autorités politiques, prennent des décisions de régulation de ce marché.

La récente forte augmentati­on du cours du bitcoin pourrait être attribuée aux aides distribuée­s par le gouverneme­nt américain aux ménages. Pour certains, ces aides auraient permis de répondre à des besoins réels : rembourser leurs dettes pour prêts immobilier­s, frais médicaux et pour l'éducation. Ces aides sont donc allées au système financier qui aurait subi des pertes importante­s sinon.

Et pour d'autres, ayant vécu une diminution de leurs opportunit­és de dépenses du fait de leur confinemen­t, les masses épargnées ont été placées et sont, pour partie, allés grossir les portefeuil­les de bitcoins ; elles ont donc contribué à faire monter son cours. De ce point de vue et par bien d'autres, le bitcoin n'a rien d'une finance alternativ­e car il est bel et bien partie prenante de l'empire de la liquidité et de ses soubresaut­s périodique­s. (*) Par Jean-Michel Servet, Honorary professor, Graduate Institute - Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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