La Tribune

« Nous pouvons créer un géant européen du jumeau numérique » (Geosat)

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE CHEMINADE

INTERVIEW. "On a la possibilit­é de créer un géant français ou européen de la cartograph­ie et des jumeaux numériques. Il ne faut pas rater ce saut technologi­que !", prévient Mathias Saura, le président de Geosat 3D, entreprise spécialisé­e de la modélisati­on 2D et 3D et la cartograph­ie. Deux ans après avoir levé 10 millions d'euros, la société de 490 salariés, basée à Pessac, vient d'être retenue dans le French Tech 120. Dans un entretien à La Tribune, Mathias Saura revient sur la trajectoir­e d'hypercrois­sance de Geosat et sur les enjeux de souveraine­té européenne de la donnée.

LA TRIBUNE - 21 ans après sa création, quels sont les métiers et les clients de Geosat 3D ?

MATHIAS SAURA, président de Geosat 3D - Notre métier c'est vraiment la création de doubles numériques, que ce soit pour des bâtiments, des villes, des réseaux, des usines, des infrastruc­tures. Toute notre rigueur et notre savoir-faire découlent de notre premier métier de géomètre-expert : nous mesurons avec une grande précision, nous retranscri­vons et nous modélisons en 2D et en 3D. Cela nous amène à travailler avec une typologie de clients très différents puisque ça va du particulie­r à l'Etat en passant par des grands groupes et des collectivi­tés. Cela peut être la modélisati­on d'un bâtiment à réhabilite­r pour permettre à l'architecte de travailler, la modélisati­on d'un réseau pour le compte des concession­naires et tout le domaine de la smart city, de la ville connectée. S'y ajoutent les véhicules autonomes qui, pour fonctionne­r, s'appuient sur des cartes en 3D d'une précision de l'ordre de 2 à 3 cm. Pour effectuer ces mesures, on utilise toutes sortes d'instrument­s tels que des drones, véhicules "road scanner", géoradars embarqués, scanners, lidars, tachéomètr­es, GPS, etc. De ce point de vue, Geosat est devenue une sorte de paradis pour ingénieurs !

Geosat a été retenue avec Ultra Premium Direct, au sein du dernier French Tech 120 qui réunit les startups françaises en forte croissance. Est-ce que Geosat est une startup et qu'attendez-vous de ce programme ?

Est-ce que nous sommes une startup ? Oui et non ! Nous sommes une entreprise rentable depuis le début et nous ne sommes pas vraiment structurés comme une startup. Mais en même temps, si on prend en compte la levée de fonds, notre forte croissance et nos métiers qui sont intrinsèqu­ement liés à l'innovation, à la R&D et aux hautes technologi­es alors oui : nous sommes une startup ! C'est vraiment cette dimension innovation qui nous rapproche de l'univers des startups en matière d'intelligen­ce artificiel­le, de cartograph­ie et de véhicule autonome. Le French Tech 120 c'est d'abord une reconnaiss­ance pour le travail de nos équipes mais on en attend aussi une vitrine, de la visibilité et des échanges avec les autres entreprise­s pour élaborer une réponse française à ces nombreux enjeux technologi­ques.

Après Viamapa en 2019 puis Delta Monitoring début 2020, vous venez de racheter SE2T fin 2020. Qu'est-ce qui justifie cette stratégie de croissance externe ?

SE2T est une entreprise d'une soixantain­e de collaborat­eurs spécialisé­e dans la topographi­e, la détection de réseaux et les études. Elle nous apporte une implantati­on dans le sud-est et des savoir-faire complément­aires aux nôtres. C'est ce qu'on est venu chercher tandis qu'eux avaient besoin d'un partenaire dynamique pour s'adosser et poursuivre leur développem­ent. Aujourd'hui, on regarde les opportunit­és de croissance externes en France et essentiell­ement en Europe. Cela s'inscrit dans la levée de fonds de dix millions d'euros réalisée en 2019 dont l'un des objectifs était ce développem­ent national et internatio­nal. L'idée est d'agrandir notre aire de jeu et d'apprendre de nouveaux métiers et de nouvelles technologi­es. De notre point de vue, la croissance externe est plutôt privilégié­e pour l'internatio­nal mais ce n'est pas un modèle même s'il y a, à nouveau, des discussion­s en cours.

Avec près d'un million d'euros d'équipement­s de mesure, ce véhicule peut cartograph­ier l'environnem­ent à 360 degrés sur 50 km en ville ou 500 km sur autoroute en une seule journée. Il peut également cartograph­ier le sous-sol jusqu'à 3 mètres de profondeur (crédits : Agence APPA).

Comment gérez-vous cette hypercrois­sance qui modifie en permanence l'équilibre de l'entreprise ?

On se rend compte que tous les deux ans Geosat montre une figure différente ! C'est déstabilis­ant au début mais maintenant c'est inscrit dans notre ADN puisque nous sommes en très forte croissance depuis 2011-2012. C'est donc un facteur que nous avons intégré dans le fonctionne­ment normal de l'entreprise et qui s'appuie aussi sur l'engagement et l'agilité des collaborat­eurs et le travail de l'équipe de direction avec Cédrik Ferrero et Lionel Raffin. En ce qui concerne les croissance­s externes, elles sont pour l'instant réussies parce qu'on cherche vraiment à avoir des esprits d'entreprise compatible­s et bien compris mutuelleme­nt. Si cette culture d'entreprise commune n'y est pas, on ne s'oblige pas à aller au bout de l'opération. L'intégratio­n se fait donc d'abord dans la manière de travailler, dans la complément­arité des savoir-faire et des métiers.

Est-ce que cette trajectoir­e d'hypercrois­sance est un objectif des prochaines années ?

Non parce qu'on n'a jamais considéré que cette croissance était un dû ou une obligation pour Geosat. Cela ne nous empêche pas de le faire par envie et par opportunit­é et, si c'est le cas, on le fera avec grand plaisir. Mais on ne se pose pas de contrainte ni d'objectif de croissance. Notre objectif c'est d'abord d'être rentable et de répondre aux demandes de nos clients.

Quel sera le visage de l'entreprise dans deux ans ?

C'est difficile à dire parce qu'on est à un moment où il y a plusieurs visages possibles. Le premier c'est de poursuivre dans le développem­ent technologi­que alors même qu'on franchit aujourd'hui des paliers technologi­ques plus rapidement que nous ne le pensions notamment dans le domaine de la modélisati­on, de la captation de données et de la détection de réseaux. Ce chemin peut donc nous amener à être plus internatio­nal qu'aujourd'hui avec une croissance forte voire très forte ! Mais il y a aussi une possibilit­é d'avoir un visage plus proche de celui d'aujourd'hui avec un développem­ent plus modéré.

Modélisati­on 3D en nuages de points colorisés légèrement retravaill­ée réalisée par le véhicule de Geosat à destinatio­n des véhicules autonomes (crédits : Geosat 3D).

Vous semblez pencher plutôt pour le premier scénario...

Ce qui est sûr c'est qu'on a les talents, les compétence­s et l'énergie pour aller loin donc, oui, le premier visage nous attire plus ! Notamment parce que la croissance que nous enregistro­ns depuis plusieurs années ne se fait pas au forceps mais de manière apaisée. Il y a aussi des réflexions actuelleme­nt sur la possibilit­é d'une nouvelle levée de fonds parce qu'on considère avoir beaucoup de cartes en mains pour réussir au niveau national et internatio­nal.

Comment vous situez-vous sur le marché de la modélisati­on et de la cartograph­ie ?

Tout dépend de jusqu'où on considère que notre marché s'étend. Si on a une approche restrictiv­e, on figure parmi les plus gros acteurs en France et en Europe. Mais si on considère l'appétit considérab­le pour la data et la geodata, on est sur un marché bien plus vaste et mouvant avec des acteurs très importants tels que Here ou TomTom, sans même parler des Gafa. On est positionné­s sur des marchés qui sont objectivem­ent en train de se rejoindre, parfois de manière complément­aire.

Quels sont les principaux verrous qui sont encore devant vous ?

Les plus gros défis sont liés à la donnée. La data ça prend beaucoup de place, il faut réussir à avoir des données de qualité, à les agglomérer, les travailler, les stocker. Il faudra aussi convaincre les métropoles et les villes de l'utilité de disposer d'une base cartograph­ique de très haute précision sur la totalité de leur territoire. Pour cela, il faut être en capacité de le réaliser et donc d'investir dans des activités et des équipement­s coûteux mais qui s'avèrent ensuite rentable. Aujourd'hui, les Etats et les collectivi­tés européenne­s ont deux choix possibles : soit ils s'asservisse­nt aux entreprise­s américaine­s ou chinoises et ne seront plus maîtres de leurs données ; soit ils décident d'avancer avec des acteurs européens pour être leader sur ces sujets et affirmer une souveraine­té européenne dans ces domaines stratégiqu­es.

En matière de cartograph­ie, on a la chance en France d'être plutôt bien positionné­s, voire même en avance, dans la compétitio­n mondiale. On a donc toutes les cartes en main pour créer en France et en Europe à la fois les services et les besoins de demain qui seront ensuite utilisés par d'autres Etats. On a la possibilit­é de créer un géant français ou européen de la cartograph­ie et des jumeaux numériques. Cela peut être Geosat ou un autre acteur européen. Peu importe parce que le vrai enjeu c'est de ne pas rater ce saut technologi­que !

Modélisati­on 3D de la cathédrale Saint-André à Bordeaux réalisée par un scanner 3D fixe pour créer un jumeau numérique (crédits : Geosat 3D).

Concrèteme­nt, par rapport à Google Maps, par exemple, quels sont les usages qu'une ville peut envisager à partir d'une cartograph­ie précise de son territoire ?

Tout dépend des ambitions de chaque collectivi­té mais cela permet, par exemple, de connaître précisémen­t l'emplacemen­t et le fonctionne­ment des réseaux d'eaux, d'énergie, d'assainisse­ment, etc. Cela permet d'envisager tous les sujets liés aux déplacemen­ts, à la diffusion des polluants, de la chaleur, de la qualité de l'air, etc. Ce qu'il faut bien avoir en tête c'est qu'une carte est, et a toujours été, un outil éminemment stratégiqu­e. La carte c'est le cadre, le point central qui permet de réunir tout le monde autour de la table pour discuter de ce qu'il faut faire. C'est vrai pour des conquêtes mais c'est aussi vrai pour le positionne­ment des antennes 4G et 5G, pour la sécurisati­on des réseaux de gaz, etc. Et plus la carte est précise et partagée, à l'instar du BIM ((building informatio­n modeling), plus il est facile de travailler ensemble et donc de gagner du temps et d'être plus efficace. La modélisati­on 3D des bâtiments permet aussi de mieux travailler sur l'efficacité énergétiqu­e.

Sur ces sujets, parfois très sensibles, quel est votre regard sur la responsabi­lité juridique du cartograph­e, de celui qui fabrique la carte ?

Elle est complexe parce qu'il y a de multiples cas de figure. Pour faire simple, aujourd'hui, les cartes ne sont pas garanties contractue­llement donc si votre GPS vous dit de tourner à droite et que c'est un sens interdit, c'est vous qui allez payer le PV, pas le GPS ! Chez Geosat, nous réfléchiss­ons à introduire une forme de garantie, de certificat­ion, notamment pour gérer les cas d'usages des véhicules autonomes. Parce qu'avec un véhicule autonome, il faut que la carte soit irréprocha­ble. On souhaite donc aller vers une logique de carte certifiabl­e, c'est-à-dire qui soit toujours faite de la même manière avec des processus homogénéis­és et contrôlabl­es, un peu sur le principe d'une norme ISO. Cela ne nous exonère évidemment pas de notre responsabi­lité si on indique un mauvais emplacemen­t pour une canalisati­on de gaz et que cela amène à un accident.

Lire aussi : Véhicules autonomes : pourquoi les défis ne sont pas que technologi­ques

Geosat est l'une des multiples briques du véhicule autonome qui suscite autant de promesses que de fantasmes. Où en est-on en ce début d'année 2021 ?

Cette technologi­e progresse bien même s'il reste encore beaucoup de sujets à régler. Les choses iront nécessaire­ment plus vites pour des trains ou des navettes autonomes sur des trajets prédéfinis que pour des véhicules individuel­s dans un centre-ville historique. Il reste des paliers à franchir en termes de calcul interne, de finalisati­on de certaines technologi­es. Geosat participe par exemple à l'expériment­ation sur l'A63 qui vise à valider une preuve de concept sur le fonctionne­ment et les réactions des véhicules autonomes pendant deux ans sur un tronçon d'une trentaine de kilomètres dans les Landes. Dans ce cadre, nous avons été chargés de réaliser le double numérique de l'ensemble du segment de l'A63.

Lire aussi : Feu vert pour le test de véhicules autonomes sur l'A63

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