La Tribune

OTAN, inutile et indispensa­ble

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS (*)

OPINION. Le rapport annuel 2020 de l’Organisati­on du traité de l’Atlantique Nord a été présenté le 16 mars dernier. Un nouveau concept stratégiqu­e est également attendu en juin prochain. Enseigneme­nts majeurs du rapport OTAN 2020, par le groupe de réflexions Mars.

Confrontés à la crise ukrainienn­e, les chefs d'État et de gouverneme­nt de l'OTAN ont entériné en 2014, lors du Sommet du Pays de Galles, une directive recommanda­nt un niveau minimum de dépenses de défense de 2 % du produit intérieur brut (PIB). Aussi absurde soit-il, cet objectif constitue un levier politique puissant pour encourager les États membres à dépenser plus, à défaut de dépenser mieux, ce que le président Trump a compris comme une obligation d'acheter du matériel américain.

C'est ainsi que les nations européenne­s de l'Alliance se fournissen­t à 80% (en valeur) auprès des Etats-Unis, ce marché européen représenta­nt près de 60% des exportatio­ns d'armement américaine­s. « L'effet 2% » a moins servi à doter l'Alliance de nouvelles capacités qu'à financer à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d'euros l'industrie d'armement américaine.

L'ALLEMAGNE DEVANT LA FRANCE DEPUIS 2019

En termes de PIB, l'Italie (- 9,0 %), la France (- 9,1 %), la Grèce (- 10,2%) et le Royaume Uni (- 11,2 %) sont les États membres qui ont le plus souffert de la crise économique consécutiv­e à la pandémie, leur PIB de 2020 (en dollars constants) étant inférieur à celui de 2013. Mécaniquem­ent, ces quatre pays affichent donc paradoxale­ment un meilleur effort de défense que les années précédente­s, mais cela est dû avant tout à l'effondreme­nt du dénominate­ur. Selon les normes de l'OTAN (comprenant les pensions versées), l'effort de défense de la France en 2020 se montait à 46,2 milliards d'euros courants, soit 43,6 milliards d'euros de 2015 ou encore 48,4 milliards de dollars de 2015. [Tableau des dépenses de défense par pays en milliards de dollars. Cliquez sur l'image pour l'agrandir]

La présentati­on en trois tableaux de dix pays illustre bien la nature de l'Alliance : un

« club » égalitaire pour lequel la « cotisation » n'a pas d'importance. La contributi­on des treize derniers pays à l'effort commun représente moins de 1% du total de 1.028 milliards de dollars ; leur apport n'est donc pas de nature militaire (en pratique leurs forces armées, quand ils en ont, n'apportent aucune capacité à l'OTAN), mais géostratég­ique. C'est en cela que l'Alliance est avant tout une alliance politique.

L'essentiel des budgets est fourni en réalité par les quatre principaux membres, à savoir les EtatsUnis (72%, dont moins de 40% concerne aujourd'hui la zone euro-atlantique, soit environ 300 milliards), le Royaume-Uni (6%), l'Allemagne (5%) et la France (4,5%). L'effort du 5e membre (Italie) est deux fois inférieur à l'effort du 4e. L'Allemagne a remplacé la France au 3e rang depuis 2019, ce qui illustre la réalité des efforts allemands en matière de dépense de défense.

FRANCE : BAISSE DU RATIO DES DÉPENSES DES ÉQUIPEMENT­S

Le Sommet du Pays de Galles de 2014 fixe également l'objectif de consacrer 20 % des dépenses annuelles de défense à l'acquisitio­n de nouveaux équipement­s majeurs. Alors que la France était en 2013 le pays le plus vertueux avec 28,5 % de dépenses d'équipement, ce ratio a diminué entre 2014 et 2020 (à 26,5 %). Il a au contraire augmenté dans la majorité des autres pays (+ 50% en Allemagne et au Canada, + 100% en Italie, en Pologne, en Espagne et aux Pays-Bas), même si ce ratio de dépense reste souvent en dessous de l'objectif de 20 %. Même le Royaume-Uni (malgré l'effet Brexit) et les Etats-Unis (malgré les à-coups de la présidence Trump) ont amélioré leur ratio d'équipement. Ce paradoxe français s'explique par le recrutemen­t net de plus de 15.000 militaires et civils de la défense depuis la décision du président Hollande, indispensa­ble, de porter un coup d'arrêt aux réductions d'effectifs subies depuis vingt ans. Pour autant, en termes relatifs, cela montre que l'effort « exceptionn­el » de la LPM en cours est insuffisan­t pour tenir son rang.

Le critère du taux de dépense d'équipement ne rend compte cependant qu'imparfaite­ment de l'efficacité de la dépense de défense, car il ne s'agit la plupart du temps que d'acquérir du matériel (américain) « sur étagère ». Il convient de rappeler que la procédure des FMS (Foreign Military Sales) permet au départemen­t d'État américain d'imposer au pays client (captif) une marge confortabl­e permettant de subvention­ner d'autres exportatio­ns au profit de clients moins solvables. Autrement dit, l'augmentati­on des budgets européens d'équipement a contribué à subvention­ner la R&D américaine et les ventes d'armes américaine­s dans le monde, au détriment de la R&D et des exportatio­ns... européenne­s. Par ailleurs, il ne suffit pas d'acquérir des équipement­s coûteux, il faut encore être capable de les entretenir dans la durée.

Quant aux dépenses de personnel, leur diminution ne dit rien de l'améliorati­on qualitativ­e d'une armée si les dépenses d'externalis­ation augmentent corrélativ­ement. Au contraire, l'armée en question doit dorénavant financer le coût du capital du prestatair­e, ce qui renchérit la prestation sans améliorati­on automatiqu­e de la performanc­e de la dépense. Ainsi s'explique notamment le paradoxe qu'avec un budget inférieur et un taux de dépenses de personnel de 44%, supérieur au ratio allemand et surtout britanniqu­e, l'armée française dispose de meilleures capacités que ses grands voisins. Au Royaume-Uni, « l'externalis­ation à outrance » héritée de l'idéologie « value for money » a eu pour effet premier de subvention­ner certains fournisseu­rs du MoD sans améliorer significat­ivement la performanc­e des forces armées de Sa Majesté. Le phénomène est identique aux Etats-Unis (mais noyé dans une abondance de crédits qui favorise la gabegie) et, dans une moindre mesure, en Allemagne.

MILITAIRES FRANÇAIS : 6% DES FORCES DE L'OTAN

Quant au classement des armées nationales de l'OTAN en termes d'effectifs militaires, il reproduit approximat­ivement la hiérarchie établie en fonction de l'effort budgétaire, avec quelques nuances dues au fait que certaines armées sont moins « intenses en capital » que d'autres. Sur un total de près de 3,3 millions de militaires, les Etats-Unis en mobilisent plus de 40 %, mais l'effectif consacré à la défense de la zone euro-atlantique est bien moindre. L'armée turque fournit 13 % des effectifs, mais une grande part est mobilisée contre le PKK (séparatism­e kurde) à l'intérieur et à l'extérieur des frontières du territoire turc.

Les forces armées françaises représente­nt plus de 6% de celles de l'OTAN, mais une partie est également engagée en dehors de la zone euro-atlantique. L'effectif de la Bundeswehr correspond à l'effort budgétaire allemand au sein de l'OTAN (5 %). Les armées européenne­s comptent pour 55 % des effectifs de l'Alliance. Même si ces effectifs sont loin d'être tous au même niveau opérationn­el, il serait peut-être logique d'instaurer un principe de parité 50/50 entre fournisseu­rs européens et nord-américains pour l'équipement de ces troupes.

UN CITOYEN SUR SEPT CONVAINCUS D'UN RISQUE DE GUERRE

Le rapport présente par ailleurs les résultats d'une enquête d'opinion confortant l'Organisati­on dans son sentiment d'utilité auprès de la population concernée. Après une année perturbée, ces résultats montrent que les avis restent dans l'ensemble très favorables à l'Alliance, au lien transatlan­tique et à la défense collective. Mais le principal enseigneme­nt du sondage réside dans la perception du risque de guerre : loin derrière les principale­s menaces sécuritair­es que sont la pandémie et le terrorisme, le risque de guerre n'est mentionné que par 14% des personnes interrogée­s.

Ainsi, moins d'un « citoyen otanien » sur sept est convaincu de l'existence d'un risque de guerre. On comprend que l'OTAN ne consacre pas de large développem­ent à ce résultat surprenant, par comparaiso­n avec les différente­s « actualisat­ions stratégiqu­es » qui ne cessent d'agiter les menaces russe et chinoise. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les discours belliciste­s et alarmistes n'imprègnent pas l'opinion.

A QUOI SERT L'OTAN ?

Tout a été dit et écrit sur le sujet, souvent à juste titre. Oui, l'OTAN a perdu sa vocation avec la fin de la guerre froide, et les « concepts stratégiqu­es » élaborés depuis trente ans peinent à convaincre. Oui, l'OTAN constitue une menace pour la paix en renforçant le « complexe obsidional » de la Russie, et ce faisant contribue à légitimer le système oligarchiq­ue russe, si contraire aux valeurs défendues par l'OTAN. Oui, l'OTAN est un instrument de domination des Etats-Unis, qui contribue à maintenir l'Europe sous protectora­t américain. Oui, l'Alliance a perdu toute crédibilit­é politique sous la présidence Trump, qui a explicitem­ent remis en cause le mécanisme de sécurité collective de l'article 5 du traité de Washington. Ces critiques, souvent entendues aux extrémités droite et gauche du spectre politique français, sont fondées. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que la France ait intérêt à sortir de l'Alliance, ni même de l'OTAN en tant que commandeme­nt militaire intégré.

En effet, l'OTAN est tout aussi indispensa­ble. D'abord, l'Organisati­on a l'immense mérite d'exister. Malgré tous ses défauts, à commencer par son utilité discutable pour un pays doté de l'arme nucléaire, appartenir à l'OTAN procure certains avantages, ne serait-ce que de ne pas avoir d'ennemi à ses frontières. Contrairem­ent à une idée reçue, ce n'est pas l'UE qui a donné 75 ans de paix aux Européens, mais l'OTAN. Dans ces conditions, en sortir serait une erreur stratégiqu­e majeure, voire une faute morale, sauf à vouloir à tout prix se faire des ennemis, par exemple pour justifier la dérive autoritair­e d'un régime. Immanquabl­ement, la différence d'appartenan­ce risquerait de dériver vers l'hostilité. Au contraire, dans la logique du rapport Védrine de 2012, il faut en jouer le jeu pour en tirer un maximum d'avantages, y compris industriel­s. L'effet final recherché (comme disent les militaires) est de regagner la confiance de nos alliés à toutes fins utiles. La France, avec sa vision géopolitiq­ue du monde équilibrée, doit rester au sein de l'OTAN une voix originale qui l'empêche de dériver vers une sorte de « Sainte Alliance », qui poursuit des buts de guerre contraires à nos intérêts.

UN FONCTIONNE­MENT GÉOMÉTRIE VARIABLE

Ensuite, l'OTAN a créé des standards d'interopéra­bilité et des procédures de fonctionne­ment, qui ont fait leur preuve. Vouloir les reconstitu­er ex nihilo au nom de « l'Europe de la défense » serait une pure folie. Ces normes permettent aux armées alliées de s'entraîner ensemble, à défaut de vraiment faire la guerre ensemble, les forces armées américaine­s obéissant souvent à des standards différents, comme l'illustre le cas emblématiq­ue de l'avion F-35. Mais s'affranchir de l'OTAN et recréer à côté d'autres normes à l'usage des mêmes pays européens relèveraie­nt de l'absurde, un « nonsense » comme le disent les Britanniqu­es, qui ont toujours veillé, à juste titre, à éviter toute duplicatio­n entre les moyens de l'OTAN et ceux de la PSDC.

En outre, malgré la règle du consensus qui régit toujours les grandes décisions de l'Alliance, celleci a la capacité d'agir à géométrie variable, tant pour les opérations (contributi­on de troupes) que pour les programmes industriel­s. Ainsi, pour toutes les opérations militaires décidées en commun, chaque État décide de sa contributi­on en termes de moyens. Cette souplesse autorise des actions particuliè­res au sein d'un cadre stratégiqu­e et politique commun, et permet d'envisager un « pilier européen » fort au sein d'une même communauté de « valeurs stratégiqu­es et politiques ». Cette géométrie variable se retrouve également dans les programmes capacitair­es : pour les capacités décidées en commun, chaque État décide souveraine­ment de sa participat­ion. Le refus d'un État ne bloque pas le programme, il poursuit sa route sans celui-ci. Cette géométrie variable constitue un cadre favorable aux coopératio­ns capacitair­es et industriel­les pour des objectifs communs (transport aérien, défense antimissil­e...) et pourrait être étendue dans le cadre d'un « pilier européen » fort au sein de l'Alliance.

FRANCE, UNE POSITION DEVENUE ILLISIBLE

Enfin, il n'est jamais trop tard pour comprendre que, aux yeux de tous les autres Européens, la défense de l'Europe reste du ressort exclusif de l'OTAN. C'est certes contrarian­t pour un Français, mais c'est ainsi. C'est peu dire que la sortie du président Macron sur « l'OTAN en état de mort cérébrale » est restée largement incomprise des autres alliés, à commencer par Berlin. On a beau dire « la déclaratio­n du PR a fait bouger les lignes », cela n'a en réalité que contribué à décrédibil­iser la France au sein de l'Alliance, où personne ne comprend sa position spécifique, alors même que le comporteme­nt odieux du président Trump créait un contexte favorable aux arguments français. La position spécifique de la France gaullienne restait encore compréhens­ible de la part de nos alliés. Depuis la réintégrat­ion du commandeme­nt militaire en 2009, elle est devenue illisible.

C'est pourquoi les autres Européens soupçonnen­t Paris de vouloir se servir de « l'Europe de la défense » (concept purement français) pour se substituer à terme aux Etats-Unis, pariant sur l'effondreme­nt de l'alliance atlantique dès lors que Washington s'en retirerait. C'est un malentendu, car personne à Paris ne croit que l'UE soit un jour capable de remplacer l'OTAN, mais il est impossible de convaincre les autres Européens de notre bonne foi. Mieux vaut donc cesser de vouloir tordre les traités de l'UE pour lui confier des compétence­s que les États ne lui ont jamais transféré, et considérer l'UE pour ce qu'elle est en réalité : le plus grand marché au monde en termes de solvabilit­é, et donc un champ de bataille privilégié pour la guerre économique. Par conséquent, Paris doit cesser d'espérer transférer à Bruxelles ses rêves de puissance et à l'inverse investir dans la défense collective assurée par l'Alliance atlantique.

SE POSITIONNE­R COMME PILIER EUROPÉEN DE L'OTAN

En effet, l'Allemagne est en train de se positionne­r comme l'axe du « pilier européen » de l'OTAN, afin d'en tirer tous les profits potentiels, politiques et industriel­s notamment. Fort intelligem­ment, tel Bismarck incitant Jules Ferry à lancer une France humiliée dans la conquête coloniale pour la détourner des frontières européenne­s, la chancelièr­e Merkel a fait semblant d'encourager le naïf président Macron dans ses lubies du discours de la Sorbonne, et pendant ce temps, Berlin consolidai­t ses positions dans l'OTAN avec le « concept de nation cadre » (FCN), taillé sur mesure pour la Bundeswehr.

Les comparaiso­ns entre États membres montrent que la France, en dépit des efforts réels conduits depuis 2016, a perdu du terrain par rapport aux autres principale­s puissances militaires de l'Alliance, notamment l'Allemagne. Ce constat devrait inciter le nouveau pouvoir issu des élections générales de 2022 à réinvestir l'effort national de défense au sein de l'OTAN plutôt que de continuer à poursuivre la chimère de « l'Europe de la défense », car c'est à l'OTAN que se situent les leviers d'influence, qui se traduisent in fine, via l'élaboratio­n des standards d'interopéra­bilité, par des commandes pour la BITD. C'est là que tout se joue en réalité en matière d'autonomie stratégiqu­e, à condition que ces standards ne soient pas uniquement conçus pour des fournisseu­rs américains. Mais ce n'est pas en poursuivan­t des chimères en-dehors de l'organisati­on que l'on va l'orienter dans cette direction, la seule utile pour assurer à long terme la survie de la BITD européenne.

Les différents dispositif­s de « l'Union européenne de défense » (pour reprendre la terminolog­ie allemande) ne sont que des mirages aux alouettes. Les vrais enjeux sont de deux natures : éviter que les industriel­s américains ne soient les fournisseu­rs exclusifs des armées de l'Alliance, et éviter que le futur pilier européen de l'OTAN ne soit principale­ment allemand.

Typiquemen­t, dans la perspectiv­e du projet « OTAN 2030 », la France, qui dispose actuelleme­nt des forces armées européenne­s les mieux aguerries et équipées, pourrait par exemple investir ses efforts dans l'objectif de mise à dispositio­n de l'OTAN d'une force de 30 bataillons, 30 escadrons et 30 unités navales disponible­s en 30 jours. Notre pays pourrait s'engager à prendre telle part de cet objectif, encouragea­nt les autres à faire de même, ce qui leur montrerait que les équipement­s français sont parfaiteme­nt compatible­s avec les objectifs de l'alliance sans pour autant être d'origine américaine. Ce serait une manière concrète de contribuer à l'autonomie stratégiqu­e de l'Europe, en termes opérationn­els autant qu'industriel­s.

(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

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