La Tribune

Ukraine-Russie : entre intimidati­ons et risque de conflit de grande ampleur

- DUGOIN-CLEMENT (*)

ANALYSE. La Russie, qui s’estime provoquée par Kiev, a massé ses troupes à la frontière ukrainienn­e. Simple démonstrat­ion de force ou prélude à une opération armée majeure ? Par Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School (*)

Avec le printemps et le déploiemen­t de forces russes aux frontières du pays et dans la péninsule annexée de Crimée, les tensions sont réapparues en Ukraine. L'OTAN, l'Union européenne, mais aussi Joe Biden, le président américain nouvelleme­nt élu, ont multiplié les appels à la Russie en l'invitant à replier ses troupes. De son côté, Moscou a déclaré qu'une offensive ukrainienn­e dans le Donbass signerait la fin de l'État ukrainien.

Dans ce contexte de montée des tensions aux frontières de l'Europe, quels sont les forces en présence ? Et quelles sont les évolutions possibles ?

L'ÉLECTION DE JOE BIDEN : UN FACTEUR DÉCLENCHAN­T

En premier lieu, alors que le conflit ukrainien dure depuis maintenant sept ans, la temporalit­é de cette montée des tensions interroge. Il semble que l'origine ces mouvements puisse se situer outreAtlan­tique, dans l'accession de Joe Biden à la Maison-Blanche.

En effet, le nouveau président affiche une position très ferme vis-à-vis de la Russie, utilise des mots durs à l'égard de Vladimir Poutine et se déclare favorable aux sanctions à l'encontre de cet État. Pour autant, le président américain ne considère pas que la Russie se trouve au premier rang de ses priorités, cette place revenant à la Chine.

Côté européen, le soulagemen­t suscité par l'élection de Joe Biden facilite la coopératio­n entre ces États, notamment en ce qui concerne l'alignement de leurs positions à l'égard de la Russie. Cette nouvelle donne a eu un impact direct sur la situation des territoire­s sous tension du Donbass, de la Crimée et de la zone frontalièr­e.

DE NOUVELLES OPPORTUNIT­ÉS POUR KIEV

Le président Zelensky se trouvait, encore récemment, dans une situation pour le moins délicate, le délitement de sa popularité complexifi­ant la gestion des équilibres des pouvoirs. Un des facteurs à l'origine de ce désamour tient à la ratificati­on de la formule Steinmeier qui, jugée favorable à la Russie, est vivement contestée par la population ukrainienn­e.

En outre, plusieurs de ses déclaratio­ns - dont celle, lors de son intronisat­ion, par laquelle il se disait prêt à obtenir la paix à tout prix -, avaient choqué les militaires et les vétérans au point d'engendrer un mouvement de contestati­on auprès d'une frange de la population.

Sa popularité a également été altérée par les soupçons sur sa relation avec le oligarque sulfureux Ihor Kolomoïsky, propriétai­re de la chaîne de télévision qui a diffusé des années durant la célèbre série « Serviteur du peuple » dans laquelle le futur président tenait le rôle principal.

Par ailleurs, le scandale causé par les pressions exercées sur Kiev par le président Trump, enjoint de fournir des éléments propres à incriminer le candidat Biden, avait assombri sa relation avec Washington. L'élection de Joe Biden est vue par Kiev comme une occasion de retisser un lien plus fort avec des États-Unis et de durcir le ton à l'égard de Moscou. Cet infléchiss­ement s'est notamment manifesté par l'interdicti­on de plusieurs chaînes de télévision, propriété de l'oligarque Viktor Medvedtcho­uk, leader de la principale formation politique pro-russe d'Ukraine.

Enfin, le président a renforcé les prérogativ­es du Conseil national de sécurité et de défense de l'Ukraine et, à l'occasion de rotations de troupes, autorisé des mouvements à proximité de la ligne de contact où le cessez-le-feu a constammen­t été rompu, en particulie­r par des tirs de snipers. Ces mouvements de troupes ont été pointés du doigt par la Russie comme autant de provocatio­ns, au même titre que le soutien affiché de l'OTAN à l'Ukraine.

LA RUSSIE MONTRE SES MUSCLES

C'est donc dans ce contexte qu'est intervenu le déploiemen­t progressif, mais régulier, de forces armées russes le long de la frontière ukrainienn­e et en Crimée, la Russie présentant pour partie ce déploiemen­t comme une réponse à la provocatio­n ukrainienn­e. Cependant, ce discours semble difficilem­ent soutenable, tant du point de vue du calendrier que du contexte général, l'Ukraine restant un pays agressé dont le territoire est partiellem­ent annexé.

Plus probableme­nt, la Russie s'est trouvée confrontée à une situation dans laquelle elle a estimé avoir plus à gagner qu'à perdre si elle effectuait une sorte de « stress test » destiné à la nouvelle administra­tion américaine. En effet, le déploiemen­t militaire actuel constitue à plus d'un titre une véritable manoeuvre d'intimidati­on. Tout d'abord, il est particuliè­rement visible, aucun effort n'ayant été fait pour le dissimuler.

Ensuite, la mise en avant de certaines unités, comme la 76e division d'assaut aéroportée (initialeme­nt basée à Pskov), connue pour son interventi­on en Ukraine en septembre 2014, a attisé les craintes en rappelant le passé proche. La Russie envoie ainsi un triple message. Aux ÉtatsUnis, elle montre ce qui pourrait arriver si ce que Moscou considérer­ait comme un débordemen­t de Kiev aurait reçu l'assentimen­t de Washington. Aux Européens, particuliè­rement à la France et à l'Allemagne, elle rappelle qu'un soutien démesuré à Kiev pourrait avoir d'importante­s conséquenc­es pour eux qui se trouvent dans le voisinage direct de l'Ukraine. Aux Ukrainiens enfin, qualifiés par Dmitri Kozak (responsabl­e du dossier ukrainien au sein de l'administra­tion russe) d'« enfants jouant avec des allumettes », elle déconseill­e de pousser trop loin leur avantage.

Enfin, en prétendant répondre à une provocatio­n sans engager d'hostilités, la Russie espère se ménager la possibilit­é de négocier directemen­t avec les plus hauts responsabl­es américains et européens, confortant ainsi sa position de puissance de premier plan tout en mettent en avant un souci d'éviter une erreur de calcul dangereuse. Cette posture permet d'adapter un vieux principe disant que briser un cessez-le-feu ou une situation de statu quo, c'est aussi créer une occasion de trouver des solutions, ou au moins de tenter d'autres options.

En parallèle, les médias russes et pro-russes ont fait usage de la rhétorique du « syndrome Saakachvil­i » - une formule visant les dirigeants de pays qui, se croyant soutenus par Washington, s'engagent dans un affronteme­nt avec la Russie (comme l'avait fait Mikhaïl Saakachvil­i, alors président de la Georgie, en 2008), mais se retrouvent seuls aux prises avec Moscou quand la situation dégénère. Ce parallèle pourrait s'avérer particuliè­rement dangereux, car il met en jeu la crédibilit­é des États-Unis. Or, nouvelleme­nt élu, Biden sait qu'il sera aussi jugé sur sa capacité à mettre en cohérence déclaratio­ns et actions.

Tous ces événements intervienn­ent à la veille de l'exercice de l'OTAN Defender Europe prévu ce printemps, le plus massif de l'Alliance depuis 25 ans, et quelques mois avant l'édition 2021 de l'exercice russe ZAPAD (ouest en russe) prévu pour la mi-septembre en Biélorussi­e. Pour mémoire, si la Russie regarde d'un oeil suspicieux Defender Europe, ZAPAD

2017 avait inquiété tant par son ampleur que parce que, pour la première fois, il incluait la Chine.

Cependant, si le déploiemen­t russe paraissait initialeme­nt répondre à nombre des caractéris­tiques de la dissuasion, l'accumulati­on actuelle de troupes invite à la prudence. La distance est très faible entre Voronej (lieu d'une grande partie des importants déploiemen­ts militaires russes actuels) et l'Ukraine. En cas de changement de portage, l'Ukraine et ses alliés auraient très peu de temps pour réagir. Faute d'un nombre d'indicateur­s suffisants il leur serait difficile d'anticiper une réorientat­ion plus offensive, le déploiemen­t déjà effectué incluant les différente­s composante­s mobilisabl­es en phase offensive.

QUELS SCÉNARIOS POSSIBLES ?

Dans l'hypothèse d'une percée russe en Ukraine il est peu probable que, en raison des coûts humains et financiers comme du caractère aléatoire d'une telle opération, celle-ci ait pour but d'occuper durablemen­t la majeure partie du territoire. La situation de 2021 est peu comparable à celle de 2014, tant du côté russe qu'ukrainien, qu'il s'agisse de la capacité militaire, des savoir-faire, de l'expérience acquise au combat ou de la situation politique. Dans les faits, une offensive contre l'Ukraine aurait peu à voir avec l'annexion aisée de la Crimée et serait bien plus coûteuse en vies humaines.

Rappelons que la guerre en Ukraine est, depuis plusieurs années, marquée par des mouvements cycliques faits de regains de violences au printemps, d'accalmies suivies puis de nouvelles hostilités en automne jusqu'à ce que l'hiver amène une désescalad­e. Si l'éventualit­é d'une nouvelle flambée de violence dans un avenir proche ne peut pas être exclue, pouvant être de courte durée, même si de forte intensité, l'objectif étant d'aboutir à un règlement politique rapide, ou de durée plus étendue et d'intensité moins élevée.

Par ailleurs, la situation dans les deux République­s populaires auto-proclamées du Donbass constitue un élément qui mérite d'être pris en compte dans la perspectiv­e d'une invasion ou d'un grignotage du territoire ukrainien par la Russie. Moscou ne semble guère désireuse d'absorber ces territoire­s, notamment du fait du coût que représente­rait la rénovation de ce territoire dévasté par la guerre. En revanche, entretenir une zone affaiblie en Ukraine, voire disposer à la Rada (le Parlement ukrainien) de députés du Donbass aux ordres de Moscou à la faveur de l'organisati­on d'élections sous statut ukrainien, permettrai­t au Kremlin d'influer sur la politique de l'Ukraine et notamment de bloquer son adhésion à l'OTAN tout en laissant Kiev supporter le coût de la reconstruc­tion du Donbass.

Il est patent que ni Minsk II ni le format Normandie n'ont permis d'assurer un retour à la paix dans la zone, et ne suffiront pas à apaiser les tensions actuelles. Celles-ci pourront être perçues comme une opportunit­é pour tenter de renégocier Minsk II, accord insultant et inapplicab­le pour Kiev, mais dont elle ne peut pas s'affranchir, la France et l'Allemagne en étant les principaux architecte­s. S'agissant du format Normandie, il est peu probable que la Russie soit disposée à élargir ces sommets à des États-Unis qui n'ont d'ailleurs manifesté aucune volonté d'y participer. Néanmoins, aujourd'hui plus qu'hier, il semble avéré qu'aux yeux du Kremlin le retour au calme, sinon la fin du conflit, ne pourra pas faire l'économie d'une phase de négociatio­ns entre les États-Unis et la

Russie.

D'autres acteurs pourront peser sur ce conflit : la Chine et la Turquie. Ainsi, le récent appel au retour au calme du président Erdogan a été immédiatem­ent suivi par la rupture, à l'initiative de Moscou, des liaisons aériennes entre la Turquie et la Russie. Sous prétexte de Covid, cette décision répond plus probableme­nt à la nouvelle posture du dirigeant turc. Quant à l'attitude chinoise envers Taiwan, elle représente un facteur de stress supplément­aire pour les États-Unis, notamment au regard de la perception d'un alignement de la Russie et de la Chine.

Plus près de nous, il sera intéressan­t d'observer les conséquenc­es des derniers événements sur la finalisati­on du gazoduc Nord Stream II, dont la mise en service impactera très fortement l'Ukraine. Un abandon de ce projet (quasiment finalisé), motivé par l'attitude de la Russie, serait une grande victoire pour Kiev.

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(*) Par Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitiq­ue, membre associé au Laboratoir­e de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris - Sorbonne Business School

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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