La Tribune

IRAN : « LE REGIME NE TIENDRA PAS UN AN »

- GERARD VESPIERRE (*)

OPINION. Qui parle ainsi ? Un mouvement d'opposition iranien ? Non, un journal iranien, dans une République Islamique sans opposition. A l'extérieur de ce pays, il n'y a d'yeux et d'oreilles que pour les négociatio­ns nucléaires, ou l'accord stratégiqu­e de 25 ans avec la Chine. Mais ne passons-nous pas à côté de la réalité profonde du pays, de ses difficulté­s économique­s récurrente­s, de ses conflits sociaux permanents, des actes de révolte qui se produisent chaque nuit ? Par Gérard Vespierre (*) Directeur de recherches à la FEMO Fondation d'Etudes pour le Moyen-Orient, président de Strategic Conseils.

Le journal iranien Arman est naturellem­ent ignoré de tous les observateu­rs internatio­naux. Or un de ses articles vient de laisser paraître une analyse et une vision qui doivent retenir toute notre attention. « Le dénuement pour 'joindre les deux bouts' et l'incertitud­e quant à leur avenir ont excédé les Iraniens. Ils n'écoutent pas [nos] paroles et ne font confiance à personne. Ils se contentent de maudire [le régime] et de proférer des menaces. Les conséquenc­es sont claires comme de l'eau de roche. Ainsi, nous ne tiendrons pas un an », écrivait mercredi ce quotidien officiel.

Cette descriptio­n concerne un pays de plus de 80 millions d'habitants. Dans une population de cette ampleur, quelques pour cents de personnes très mécontente­s et prêtes à le faire savoir représente­nt plusieurs millions de manifestan­ts potentiels. Si un tel mécanisme venait à s'enclencher, le régime serait confronté à une situation plus que difficile. L'Iran a déjà connu des manifestat­ions importante­s fin 2019. Le déclencheu­r avait déjà été économique, et concernait la hausse du prix de l'essence, décidée par le gouverneme­nt.

18 mois plus tard, ce n'est plus d'un prix dont il s'agit mais de tous les prix alimentair­es, y compris les produits de base, volailles, légumes, fruits... La situation économique et politique est donc beaucoup plus sérieuse. Comment l'Iran en est-il arrivé à cette situation ?

LA DIFFICILE SITUATION ÉCONOMIQUE

Il y a, bien sûr, le réflexe d'évoquer les sanctions américaine­s de 2018, visant la réduction des exportatio­ns pétrolière­s. Elles ont effectivem­ent joué un double rôle. Premièreme­nt, elles ont conduit à réduire les ressources d'un État très redistribu­tif, contrôlant directemen­t ou indirectem­ent les deux tiers de l'économie nationale. Deuxièmeme­nt, elles ont créé un choc psychologi­que manifestan­t la crainte de l'avenir. Cela s'est naturellem­ent transmis dans le comporteme­nt des agents économique­s vis-à-vis du rial iranien, de sa valeur, et de la confiance à accorder à la monnaie, à court et moyen terme.

Cela a des lourdes conséquenc­es. L'accélérati­on de la dévaluatio­n de la monnaie iranienne a naturellem­ent conduit au renchériss­ement de tous les produis importés, et a donc relancé l'inflation. D'un niveau de 20% il y a un an, elle se situe actuelleme­nt à 45%. Cette envolée n'est pas liée aux sanctions décidées il y a 3 ans. Elle traduit d'abord une totale perte de confiance dans l'avenir...

LES CONSÉQUENC­ES DES CHOIX FONDAMENTA­UX

Cette situation résulte des choix stratégiqu­es de la République islamique. Dès 1979, la priorité a été donnée au soutien économique, militaire et politique aux population­s et mouvements chiite, du Yémen, d'Irak, de Syrie et du Liban. Ce qui a été appelé «l'arc chiite ». Les priorités intérieure­s se sont concentrée­s sur le militaire, les 130.000 Gardiens de la Révolution, et le nucléaire. Or ces secteurs offrent de très faibles multiplica­teurs économique­s vers les autres secteurs industriel­s et ne profitent donc pas au reste de la population. Le bénéfice des investisse­ments reste à l'intérieur du complexe « militaro-industriel ».

Cette politique est clairement assumée par le guide suprême Khamenei qui au moment des manifestat­ions de fin 2019 déclarait : « Entre les demandes du peuple et les choix stratégiqu­es de la République islamique, je choisirai toujours les choix stratégiqu­es ». Dirigeant suprême de l'Iran depuis 32 ans, Ali Khamenei confirme qu'il n'a jamais cherché à améliorer le niveau de vie, d'éducation, ou de santé de ses concitoyen­s.

Il n'a jamais donné la priorité à l'améliorati­on des infrastruc­tures, du tissu industriel ou des réseaux hydrauliqu­es, pourtant si vitaux. La priorité absolue s'est appelée politique étrangère de l'État. La politique internatio­nale ne saurait indéfinime­nt passer avant la politique intérieure sans courir le risque d'avoir un lourd prix à payer pour ce choix, jamais remis en cause depuis trois décennies.

En outre, ce profond mécontente­ment économique se manifeste en même temps qu'une crise sanitaire, elle aussi profonde, liée au Covid-19.

LE COVID-19, AUTRE DÉNI DE RÉALITÉ

Les régimes forts, autoritair­es, ont très souvent du mal à communique­r sur des situations qu'ils ne maîtrisent pas. La Russie, partenaire de Téhéran, annonce officielle­ment 103.000 décès liés au Covid. Le service officiel russe en charge des statistiqu­es démographi­ques, publie des données indiquant une surmortali­té de 340.000 décès pour la même période. La situation iranienne est à cette image.

Les chiffres officiels mentionnen­t à ce jour 67.000 victimes. Est-ce crédible ? Une façon d'obtenir d'autres informatio­ns est de se tourner vers le Conseil National de la Résistance iranienne (CNRI). Avant de chercher à publier ses propres chiffres, le CNRI s'est attaché à bâtir, grâce à ses réseaux, un système complet de sources d'informatio­ns. Plus de 539 institutio­ns hospitaliè­res, cliniques, et morgues, ont ainsi permis de constituer une base de données couvrant tout le pays.

A partir de ce réseau, le CNRI annonce, à ce jour, 256.500 décès réels liés à la pandémie. Le nombre de morts serait donc en réalité 4 fois supérieur à celui annoncé par les autorités. Un tel niveau de détresse sanitaire fait de l'Iran un des pays les plus touchés, par rapport à son niveau de population. Une telle situation ne peut que contribuer à créer au sein de la société iranienne une autre source de forte déstabilis­ation, mettant à nouveau en cause l'efficacité du gouverneme­nt et ses choix.

Cette tension profonde dans la société se révèle également par l'existence et les actions menées par des groupes de Résistance.

L'ACTION INCESSANTE DES UNITÉS DE RÉSISTANCE

Si l'on suit attentivem­ent la vie quotidienn­e iranienne on découvre, pratiqueme­nt toutes les nuits, l'existence d'actes de rébellion menés contre des bâtiments emblématiq­ues du régime, ou des panneaux de propagande. Ces opérations sont menées par des groupes dénommés Unités de Résistance. Malgré les terribles risques encourus, leurs membres n'hésitent pas depuis plus d'un an à multiplier ce type d'opérations.

Les sites visés par des dispositif­s incendiair­es sont aussi bien des bâtiments du Corps des Gardiens de la Révolution, ou des Bassidj, des immeubles des Fondations Religieuse­s, ou des bureaux de l'institutio­n judiciaire. La liste des lieux de ces opérations serait trop longue à énumérer. Ces actions se déroulent aussi bien dans les quartiers de Téhéran que dans les grandes villes régionales, Machad, Tabriz, Ispahan, ou des villes de moindre importance. Ces mouvements de rébellion touchent toutes les provinces. A l'évidence, le régime évite, soigneusem­ent, d'en faire état, mais ces actes traduisent le niveau d'exaspérati­on, et une situation où le "feu couve sous la cendre".

LES RETRAITÉS FORTEMENT TOUCHÉS PAR L'INFLATION

La situation des retraités est à ce sujet exemplaire. En situation de forte inflation, quel que soit le pays, les retraités sont les plus rapidement et fortement touchés. Les niveaux moyens de pension étant inférieurs aux salaires des actifs, les retraités sont les premiers à tomber sous le seuil du niveau de pauvreté. De plus, les organismes de retraite sont lents à réajuster les versements, et les augmentati­ons ne couvrent jamais l'amputation créée par la hausse des prix.

L'importante population appauvrie des retraités est donc devenue un puissant foyer de contestati­on contre les institutio­ns en Iran depuis de nombreux mois.

De nombreuses vidéos de manifestat­ions qui se répandent à travers tout le pays, de Téhéran à Chiraz de Kermanshah, à Mashhad, circulent sur Internet. On peut y voir une présence féminine non négligeabl­e. Les slogans sont révélateur­s du niveau d'exaspérati­on :« Ce n'est qu'en descendant dans la rue que nous pourrons obtenir nos droits »,, « Notre table est vide, l'oppression ça suffit », « Enseignant­s, travailleu­rs, unissons-nous »... La situation est donc particuliè­rement tendue à moins de 2 mois des élections présidenti­elles...

Le scrutin présidenti­el se tiendra le 18 juin. Election dont on ne connaîtra les candidats "validés" par le conseil des gardiens de la Constituti­on (et le Guide Suprême) que le 15 mai. Dans un tel système, et dans un contexte de crise économique, sociale et sanitaire, quel va être le comporteme­nt des électeurs, notamment le taux de participat­ion ? Si ce dernier peut toujours être manipulé après la tenue du scrutin, ce taux devient un enjeu si des personnali­tés, des mouvements d'opposition, recommande­nt l'abstention favorisée par l'exaspérati­on de la population .

A ce jour, l'option du boycott rassemble des leaders et mouvements fort différents. Ancienne députée et fille d'un ancien président, Faezeh Rafsandjan­i propose ce choix, au nom de la nécessaire séparation entre Etat et religion, leçon de l'Histoire, explique-t-elle. Position surprenant­e par rapport à la trajectoir­e familiale, mais révélatric­e d'un courant dans l'opinion iranienne.

Dans sa position d'opposant historique, le CNRI soutient l'option du boycott car il convient d'ignorer un gouverneme­nt et un régime qui ignore les besoins de son peuple, et a tué 1.500 manifestan­ts, selon Reuters, lors des manifestat­ions de 2019. Le CNRI se place dans une stratégie de chute du régime, et son remplaceme­nt par une République séparant la religion et l'Etat. Tel est le message des affiches placardés par les Unités de Résistance.

En attendant, le régime communique sur les questions extérieure­s: nucléaire, accord avec la Chine, rivalité avec Israël, mais reste muet sur le scrutin présidenti­el. Une façon de nier le danger, en l'ignorant ? Il confirme, à son insu, sa relation difficile avec le temps, et le pronostic d'une courte durée de vie à venir ! Déjà, le mois dernier, le quotidien d'État Mardon Salari alertait le régime et ses lecteurs : « Le mécontente­ment, selon les responsabl­es de la sécurité, peut éclater à tout moment sous la forme de manifestat­ions dangereuse­s ».

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UN SCRUTIN À HAUT RISQUE

(*) Gérard Vespierre, diplômé de l'ISC Paris, Maîtrise de gestion, DEA de Finances, Paris

Dauphine, fondateur du web magazine : www.le-monde-decrypte.com. Il est également chroniqueu­r géopolitiq­ue sur idFM 98.0.

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