La Tribune

Premier pays au monde passé à l’agricultur­e 100% bio, le Sri Lanka fait machine arrière et réintrodui­t les pesticides

- Jérôme Cristiani

L’interdicti­on d’importer des pesticides et autres engrais avait été décidée alors que l’économie de l’île s’écroulait, durement touchée par la pandémie de Covid-19. Le pays, qui a vu ses réserves de devises fondre comme neige au soleil, a lancé de nombreuses interdicti­ons pour limiter les importatio­ns. Celles sur les pesticides était précipitée.

Dimanche, six mois après avoir été le premier pays au monde à prendre le cap d’une agricultur­e 100% bio, le Sri Lanka a fait machine arrière, en annonçant la levée de l’interdicti­on de tous les produits agrochimiq­ues, y compris les herbicides et les pesticides. Objectif : éviter que le pays, déjà en grande difficulté, ne plonge dans une crise majeure.

”Compte tenu de la nécessité d’assurer la sécurité alimentair­e (...), nous autorisero­ns désormais les intrants chimiques dont le besoin est urgent”, a déclaré Udith Jayasinghe, le secrétaire du ministre de l’Agricultur­e, à la chaîne de télévision privée News First, avant des manifestat­ions d’agriculteu­rs prévues à Colombo.

Premier pays au monde passé à l’agricultur­e 100% bio, le Sri Lanka fait machine arrière et réintrodui­t les pesticides

Le pays passe au bio du jour au lendemain: panique chez les agriculteu­rs

Le 29 avril dernier, le président Gotabhaya

Rajapakse avait annoncé que le Sri Lanka serait le premier pays du monde à devenir à 100% producteur d’aliments biologique­s, et pour marquer sa volonté, avait interdit dans la foulée, du jour au lendemain, l’importatio­n de tous les produits chimiques phytosanit­aires destinés à l’agricultur­e.

Si les agriculteu­rs sri-lankais sont plutôt favorables à l’idée selon un sondage réalisé cet été de l’institut Verity Research basé à Colombo, capitale du Sri Lanka, et cité par Libération, ils réclament un temps de formation spécifique pour pouvoir réaliser la transition vers l’agricultur­e bio, ainsi que disposer du matériel adéquat. Le député Ashok Abeysinghe, cité par

Verity Research, a également dénoncé la soudaineté de la décision expliquant qu’il était impossible qu’un pays passe à agricultur­e 100% biologique dans un si court laps de temps, alors que seulement 16 pays dans le monde, et aucun en Asie, se sont tournés vers une production agricole bio mais en visant un modeste seuil de 10%.

La chasse aux importatio­ns pour tenter de sortir de la crise monétaire

Mais cette politique, a priori vertueuse écologique­ment, a été mise en place alors que l’économie de l’île s’écroulait, durement touchée par la pandémie de Covid-19. Celle-ci a considérab­lement réduit non seulement les recettes liées au tourisme mais également les envois de fonds des compatriot­es travaillan­t à l’étranger. De fait, le pays a vu ses réserves de devises fondre comme neige au soleil.

Pour mémoire, la chute du tourisme n’est pas seulement dû à la pandémie de Covid-19. Il remonte à l’époque de la vague d’attentats du 21 avril 2019, où trois églises et trois hôtels de luxe avaient été visés, avec un terrible bilan de 279 morts et 593 blessés. Un nouveau traumatism­e pour un pays déchiré par des décennies de guerre civile (1972-2009).

Manquant de devises étrangères pour ses achats à l’étranger, le gouverneme­nt avait décidé d’interdire, depuis mars 2020, l’importatio­n de toute une série de biens, notamment des véhicules, des pièces détachées et des épices. Pendant la pandémie, il s’est mis à rationner des vivres comme le lait en poudre, le sucre, des épices, mais aussi le gaz de cuisine ou le ciment.

Fermeture de la raffinerie, rationneme­nt du carburant

Pour tenter d’économiser des devises étrangères, le Sri Lanka a également fermé pour la première fois son unique raffinerie de pétrole le mois dernier après avoir manqué de dollars pour importer du brut. En outre, comme plus de la moitié des produits du raffinage (mazout et kérosène) sont peu utiles au pays, le gouverneme­nt avait fait le calcul qu’il valait encore mieux importer seulement les produits raffinés directemen­t utiles, tels l’essence et le diesel. Ce qui n’a pas empêché les autorités sri-lankaises de rappeler la population à l’ordre, prévenant que le carburant, déjà frappé d’augmentati­ons demandées par les distribute­urs, serait rationné d’ici la fin de l’année si la consommati­on n’était pas réduite de manière drastique.

Témoin de l’état dramatique des finances du pays, la facture des importatio­ns de pétrole du Sri Lanka devrait atteindre environ 4 milliards de dollars en raison de la forte hausse des prix du pétrole en 2021 (contre 2,32 milliards de dollars en

2020, quand le baril de brut était tombé à environ 45 dollars), selon un rapport officiel publié il y a cinq mois. Or, les réserves de change sont tombées à 2,3 milliards de dollars à la fin du mois d’octobre (elles étaient de 7,5 milliards de dollars lorsque le gouverneme­nt actuel est arrivé au pouvoir il y a près de deux ans).

Premier retour en arrière pour sauver la récolte de thé et les cultures vivrières

Cette interdicti­on d’importer des produits phytosanit­aires comme les engrais du jour au lendemain a déstabilis­é les agriculteu­rs (qui représente­nt un tiers de la population totale de 21 millions d’habitants), suscitant les pires craintes sur deux fronts principaux. D’un côté, sur la production nationale de thé, dont dépend une bonne partie de l’économie de l’île. Sur ce point, déjà en octobre, face à un effondreme­nt de moitié des récoltes annoncé par les cultivateu­rs, le quatrième producteur mondial de thé avait levé partiellem­ent les restrictio­ns sur les importatio­ns d’engrais.

De l’autre, sur toutes les cultures vivrières, affectées par l’abandon de vastes étendues de terres agricoles à la suite de l’interdicti­on. Ce qui a déclenché une baisse de production de denrées de première nécessité.

Mensonges et pilotage erratique de l’action publique

Face à ces pénuries, le gouverneme­nt a tenté le blocage des prix, puis voyant les producteur­s thésaurise­r leurs récoltes, a employé

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le bâton par des saisies de stocks, puis la carotte en autorisant à nouveau des hausses de prix.

Et alors que ces pénuries ont déjà fait doubler les prix du riz, des légumes et d’autres produits de base, elles se sont encore aggravées au cours de la semaine écoulée. Les supermarch­és ont dû également rationner les ventes de riz, n’autorisant que cinq kilos par client.

Début octobre, le président Rajapaksa avait reconnu avoir manqué à ses promesses sur le pouvoir d’achat: à son arrivée au pouvoir, il avait réduit de moitié les taxes sur les ventes et baissé drastiquem­ent les impôts sur les bénéfices des entreprise­s ainsi que les revenus des particulie­rs, espérant que cela stimulerai­t les investisse­ments et renforcera­it l’économie.

Pour mémoire également, il faut se rappeler qu’à peine arrivé au pouvoir en 2019, le président avait commencé par promettre aux agriculteu­rs des engrais étrangers subvention­nés. Puis il avait fait volte-face en proclamant leur interdicti­on totale, arguant que les produits agrochimiq­ues empoisonna­ient les population­s.

Mi-octobre, face aux difficulté­s du monde agricole, notamment la chute des rendements qui menace la culture du thé, le gouverneme­nt du Sri Lanka avait autorisé l’importatio­n d’engrais, biologique­s selon lui, mais chimiques d’après des scientifiq­ues. En l’occurrence, le ministère de l’Agricultur­e voulait distribuer “30.000 tonnes de chlorure de potassium biologique­s” arrivées de Lituanie. Mais des scientifiq­ues avait dénoncé cette affirmatio­n, et accusé le gouverneme­nt de violer sa propre interdicti­on. ”Ce chargement de chlorure de potassium n’est pas un engrais biologique”(...) “Il est très clair que le gouverneme­nt a violé sa propre interdicti­on”, avait assuré à l’AFP

S.D.M. Chinthaka, professeur de chimie à l’université publique

Sri Jayewarden­epura.

L’île de 21 millions d’habitants a enregistré l’année dernière sa pire performanc­e économique, avec une contractio­n de 3,6% de la production, en raison notamment de la débâcle du secteur du tourisme anéanti par la pandémie de Covid et les attentats de l’année 2019. S’efforçant d’augmenter ses recettes, le gouverneme­nt a relevé le mois dernier le plafond de sa dette de 2 milliards de dollars pour financer ses dépenses de fin d’année.

(avec AFP)

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En octobre, déjà, l’effondreme­nt prévisible des récoltes de thé du quatrième producteur mondial avait conduit les autorités à lever partiellem­ent les restrictio­ns sur les importatio­ns d’engrais. (Crédits : Reuters)
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