La Tribune

Et si la Covid renforçait les solidarité­s entre travailleu­rs autonomes ?

- Justine Ballon

OPINION. La crise a stimulé l’intérêt pour les coopérativ­es d’activités et d’emploi en France, au sein desquelles les postes proposés hybrident la liberté de l’entreprene­uriat et la sécurité du salariat. Par Justine Ballon, Université de Poitiers

Développer son activité au sein d’une coopérativ­e permet de mutualiser les risques avec d’autres entreprene­urs, à la fois salariés et associés.

« Au lieu de gérer chacun sa crise, il s’agira de faire fonctionne­r le collectif en choisissan­t l’émulation plutôt que la concurrenc­e, le commun plutôt que la défense d’intérêts individuel­s, la coopératio­n ouverte plutôt que le repli. Pour faire face au gros temps, mieux vaut un équipage soudé qu’un marin seul ».

Tel était ce que nombre de travailleu­rs autonomes pouvaient lire dans une lettre d’informatio­n diffusée par une coopérativ­e d’activités et d’emploi (CAE) à la fin du premier semestre 2020. Et si la crise sanitaire et économique avait poussé ces structures à inventer de nouveaux moyens de sécuriser les entreprene­urs individuel­s, qui comptent parmi les plus précaires ?

Face à la croissance du nombre de ces travailleu­rs, les CAE proposent une forme d’emploi hybride entre travail salarié et indépendan­t, une forme de travail que l’on peut qualifier d’autonome. Reconnues par la loi Économie sociale et solidaire de 2014, elles proposent le régime de l’entreprene­uriat-salarié-associé. Ses membres sont reconnus dans le droit du travail comme des salariés, mais oeuvrent dans les faits presque comme des indépendan­ts.

Le Covid invite d’ailleurs à regarder de plus près ce qui s’invente dans ces zones grises du travail et de l’emploi. Le pire était à craindre pour les microentre­preneurs, en particulie­r.

Leur situation économique fragile avec des revenus faibles et discontinu­s se double en effet d’une dépendance importante à

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leur clientèle, d’une protection sociale réduite et les avantages fiscaux dont ils bénéficien­t (comme une exonératio­n de la TVA) sont insuffisan­ts pour sécuriser leur travail.

Dans un contexte de précarisat­ion sociale et économique des travailleu­rs indépendan­ts, les CAE inventent des mécanismes soutenant les activités entreprene­uriales de leurs membres. Ceux-ci se fondent sur les principes de la mutualisat­ion, de la solidarité et de la coopératio­n afin d’amortir les effets de la crise. Elles rassemblen­t des travailleu­rs autonomes autour d’un projet politique commun puisqu’ils sont autant salariés et qu’associés. Nos travaux montrent que la multifonct­ionnalité de ces organisati­ons favorise la pérennité et la stabilité des situations d’emplois de leurs membres.

Garantir une protection

Les CAE restent une forme d’entreprise encore marginale : les quelques 153 CAE rassemblai­ent près de 12 000 travailleu­rs en février 2021. Elles n’en présentent pas moins des atouts intéressan­ts.

Dans les CAE, les travailleu­rs autonomes bénéficien­t de la protection sociale, dès qu’ils parviennen­t à se salarier grâce à leur chiffre d’affaires. Ceux-ci restent néanmoins responsabl­es du développem­ent de leur activité entreprene­uriale et de trouver leur clientèle. La CAE ne garantit donc pas leur salaire et les revenus restent ainsi contrastés et discontinu­s. Ils s’avèrent cependant supérieurs à ceux des microentre­preneurs.

Avec le statut de salariés, les membres accèdent en outre aux droits d’indemnités parentales et de chômage le cas échéant. Ainsi, au plus fort de la crise du Covid, les coopérativ­es ont-elles notamment permis à leurs membres de bénéficier du dispositif mis en place par l’État de chômage partiel. Elles ont aussi pu expériment­er des outils de mutualisat­ion des risques, limitant les impacts économique­s de la crise, en particulie­r pour les travailleu­rs en situation de fragilité.

Certains mécanismes existaient déjà avant la crise. Un travailleu­r pouvait ainsi recevoir une avance sur salaire ou un remboursem­ent de frais profession­nels grâce à la mutualisat­ion de tous les chiffres d’affaires au sein de la coopérativ­e. Bénéfices et déficits sont en effet mutualisés grâce à un système de contributi­on aux risques collectifs et individuel­s. Un fonds d’investisse­ment interne peut aider à développer son activité. On peut également bénéficier d’échanges qui prennent la forme de troc entre membres aux compétence­s diverses (se faire réaliser son site Internet contre une séance de soins par exemple).

La crise aurait-elle ensuite joué un rôle de catalyseur ? Un membre d’une CAE bretonne témoigne :

« Elle est l’occasion de mettre un truc en place et de le garder par la suite : je pense qu’on va atteindre un autre échelon de coopératio­n ! »

Marchandes, publiques, mutualiste­s et solidaires

Comme d’autres organisati­ons de l’économie sociale et solidaire, les modèles socioécono­miques des CAE ne reposent ainsi pas uniquement sur des dynamiques de production et d’échanges marchands. Leur force semble en fait résider dans leur capacité à organiser et à produire d’autres formes d’activités sociales et solidaires.

C’est ce que qualifie la notion de multifonct­ionnalité, définie comme l’associatio­n de quatre éléments : la production de biens et services marchands, des échanges communauta­ires, plusieurs formes de mutualisat­ion (risques, matériel), et l’accompagne­ment de chômeurs dans la création d’une activité entreprene­uriale. Ils correspond­ent à des échanges monétaires, réciprocit­aires, contributi­fs ou de subvention­s publiques.

Autrement dit, la force du modèle socioécono­mique des CAE est de parvenir à construire des compromis entre ces quatre logiques socioprodu­ctives : marchandes, publiques, mutualiste­s et solidaires. Ces compromis sont notamment issus de discussion entre les travailleu­rs autonomes, qui acceptent collective­ment de contribuer davantage pour certains, de bénéficier d’aide financière pour les autres.

Les CAE, comme une forêt

Pour articuler le tout, l’enjeu est donc aussi de conserver une dynamique démocratiq­ue dans la crise.

« Au lieu de se crisper chacun sur ses manières habituelle­s de faire, ou de suivre les décisions prises par un seul, nous [dans la CAE] avons inventé de nouveaux cercles pour être à la fois plus réactifs et plus démocratiq­ues », explique une CAE d’Auvergne-Rhône-Alpes.

Car dans une période où la précarité se fait ressentir, les négociatio­ns autour des solidarité­s peuvent aussi susciter des tensions entre les membres. Il s’agit de trouver un équilibre entre l’intérêt de la coopérativ­e et la situation de chaque travailleu­r autonome.

« C’est quand on commence à discuter du degré de solidarité et surtout à qui elle s’applique que les choses se gâtent. S’il

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y a des décisions difficiles à prendre, il faut qu’elles soient collective­s ».

Le risque est aussi d’aboutir à des mécanismes, qui certes incarnent l’idéal politique de la coopérativ­e, mais qui sont si complexes, qu’ils en deviennent incompréhe­nsibles pour leurs membres.

Dans son ouvrage La vie secrète des arbres, le garde-forestier allemand Peter Wollheben nous fait découvrir les solidarité­s ancestrale­s de nos comparses végétaux. La survivance et la pérennité d’une forêt reposent sur la capacité des arbres, les plus « forts », à apporter des nutriments complément­aires pour soutenir leurs compagnons en difficulté. Dans les CAE, la logique est comparable.

Si l’ampleur des solidarité­s entre travailleu­rs autonomes dans les CAE reste encore loin d’être complèteme­nt satisfaisa­nte, elles n’en représente­nt pas moins des espaces politiques d’expériment­ation. En questionna­nt le travail, la mutualité et la coopératio­n, elles renforcent la solidarité entre les membres, améliorant ainsi leurs conditions d’emplois. _______

Par Justine Ballon, Chercheuse-praticienn­e en économie sociale, Université de Poitiers

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : DR)
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