La Tribune

Cinq questions sur les crédits carbone, ce mécanisme au coeur de l’accord de la COP26

- Marine Godelier

Décidée en 2015 à Paris mais conditionn­ée à un accord futur, la mise en oeuvre d’un dispositif internatio­nal d’échange d’unités de réduction des émissions de CO2 a finalement été décidé lors de la COP26 de Glasgow. Ces « crédits carbone » devraient permettre aux pays de mutualiser les coûts de décarbonat­ion de l’économie, mais le mécanisme est complexe et comporte de nombreux risques. Explicatio­ns.

Connu sous le nom d’article 6, c’est un chapitre de l’accord de Paris aussi important que complexe sur lequel les Etats se sont enfin accordés lors de la COP26 : celui de la reconnaiss­ance d’un marché internatio­nal des crédits carbone. Après avoir parasité les négociatio­ns lors des cinq précédente­s réunions internatio­nales sur le climat, les signataire­s du pacte de

Glasgow sont finalement parvenus à un compromis sur le sujet.

Et pour cause, il suscite l’intérêt de nombreux pays et entreprise­s : en les incitant à échanger, sous forme d’actifs, les réductions d’émissions de gaz à effet de serre, le mécanisme conduirait à débloquer des financemen­ts internatio­naux pour décarboner l’économie des pays en développem­ent. De quoi permettre d’agir à une échelle globale, en posant les premiers jalons d’un futur prix du carbone généralisé. Mais sa mise en oeuvre ne fait pas l’unanimité : celle-ci fait naître de nombreux risques, notamment de double comptage des émissions effectivem­ent évitées. Et selon Laurence Tubiana, architecte de l’accord de Paris, « le texte adopté [...] n’est pas suffisant pour empêcher les entreprise­s et les États de mauvaise foi de contourner le système ». Explicatio­ns.

Comment fonctionne­nt les crédits carbone ?

Cinq questions sur les crédits carbone, ce mécanisme au coeur de l’accord de la COP26

L’idée est de permettre à un pays ou une entreprise qui ne parvient pas à remplir ses objectifs climatique­s d’acheter les réductions d’émissions de CO2 qu’elle engendre à l’étranger, afin de les intégrer à son propre bilan. Par exemple, en finançant des installati­ons énergétiqu­es, comme des fermes solaires plutôt que des centrales à charbon, l’investisse­ur d’un pays « A » peut obtenir des crédits carbone, qui correspond­ent aux émissions évitées grâce à ce projet dans le pays « B ». Concrèteme­nt, ces actifs échangés sur le marché sont l’équivalent de la pollution générée si ces fermes solaires n’avaient pas vu le jour dans le pays « B », en fonction d’un scénario de référence. A certains, égards, ce schéma ressemble à celui du système Corsia du transport aérien.

Attention cependant : loin de signer l’avènement d’un prix carbone mondial, le mécanisme se distingue de celui du marché carbone européen (ETS), dans lequel la tonne de CO2 a récemment bondi à 70 euros. Alors que ce dernier consiste à échanger des quotas d’émissions, distribués aux industriel­s et encadrés par un plafond, les crédits carbone ne sont pas limités sous un certain seuil. Ces crédits ne représente­nt que 0,5% des émissions mondiales de gaz à effets de serre, lorsque les quotas servent à en compenser un peu plus de 20%.

« Dans le cas des crédits, il n’y a pas d’organisme qui distribue des droits à polluer, mais un marché créé par des pays. Grâce à des projets vertueux pour le climat, ceux-ci émettent des actifs carbone demandés par d’autres acteurs, qui ont besoin de les comptabili­ser », explique Anouk Faure, manager spécialist­e des marchés carbone chez EcoAct.

La valeur monétaire de cette atténuatio­n (le crédit carbone) se calcule bien en fonction des tonnes de CO2 évitées par rapport à la trajectoir­e de base. Mais cette valeur de la tonne n’est pas unifiée, comme pour le marché ETS : « elle dépend du coût du projet, et chaque crédit peut avoir son propre prix selon la rencontre de l’offre et de la demande », précise Anouk Faure. Résultat : « Aujourd’hui, elle peut valoir de 1 à 100 dollars », ajoute Michel Frédeau, responsabl­e des sujets climats et environnem­ent au BCG. Dans ces conditions, l’article 6 doit notamment permettre d’harmoniser les standards, afin de stabiliser les tarifs et d’offrir une sécurité juridique aux acheteurs de crédits carbone.

Pourquoi le sujet est-il si important ?

Sur le papier, ce dispositif d’échange doit débloquer des fonds pour les énergies bas carbone aux Etats qui en manquent, en diminuant le coût de la réduction des émissions pour ceux qui investisse­nt. « Sans cela, certains pays ne pourraient pas financer les installati­ons dont ils ont besoin pour leur transition. Il permet de se partager le fardeau au niveau le plus global possible, pour décarboner à moindres coûts », fait valoir Emilie Alberola, directrice Recherche et Innovation chez EcoAct.

Deux configurat­ions existent : des investisse­urs peuvent intégrer ce marché de manière volontaire, en incorporan­t les actifs achetés dans leur stratégie « net zéro » pour réduire le coût de leur trajectoir­e vers la décarbonat­ion. « Il y a souvent une partie de réduction de l’impact interne à l’entreprise, complétée par de la compensati­on carbone à l’étranger », ajoute Emilie Alberola. Mais ils peuvent aussi le rejoindre pour se mettre en conformité avec la réglementa­tion, comme le secteur aérien qui doit contrebala­ncer une partie de ses émissions via un dispositif appelé « Corsia ». « Les compagnies peuvent obtenir des crédits et les offrir en échange de leur propre décarbonat­ion », explique Rosie Parr, consultant­e au BCG. Et cela peut aussi concerner les Etats :

« Par exemple, l’Inde peut commercial­iser des projets bas carbone. Si la France les achète, elle va pouvoir comptabili­ser ces nouveaux crédits dans sa propre CDN [sa contributi­on déterminée au niveau national, c’est-à-dire son propre plan de réduction des émissions, ndlr] », développe Michel Frédeau.

Résultat : la France aura participé à la décarbonat­ion de l’économie indienne, tout en améliorant sa propre trajectoir­e climatique, et ce, à moindre coût par rapport à un projet développé sur le sol de l’Hexagone.

Quels sont les risques d’un tel marché ?

Sans surprise, le principal écueil réside dans la possibilit­é d’un double comptage des réductions d’émissions. Autrement dit, qu’à la fois la France et l’Inde les comptabili­se, alors qu’elles n’auront eu lieu qu’une fois. « Tant que le droit de propriété du crédit carbone n’est pas clair, et que le pays qui le vend peut ”re-nationalis­er” les crédits d’émissions, cela ne favorisera pas l’investisse­ment et la finance carbone internatio­naux », note Emmanuel Fages, associé chez Roland Berger et expert des sujets climatique­s et environnem­entaux.

Cinq questions sur les crédits carbone, ce mécanisme au coeur de l’accord de la COP26

« A l’origine, l’article 6 a été institué car sous le protocole de Kyoto, seuls les pays développés avaient des objectifs climatique­s. Quand ils achetaient des crédits carbone à des pays de développem­ent pour les atteindre, il n’y avait pas de risque de compter deux fois les émissions évitées. Mais l’accord de Paris et ses presque 200 signataire­s a changé la donne, et c’est en partie pour ça que le mécanisme n’a pas été reconduit », ajoute Anouk Faure.

Le Brésil, grand générateur de crédits carbone, a ainsi bloqué les négociatio­ns lors de la COP25 à Madrid en refusant d’abandonner le double comptage. De nombreuses ONG soulignaie­nt alors qu’il valait mieux n’obtenir aucun accord sur ce sujet plutôt qu’un cadre qui remettrait en cause l’intégrité environnem­entale de l’accord de Paris.

Par ailleurs, se pose la question de l’additionna­lité des projets, c’est-à-dire le fait que le projet en question n’aurait pas eu lieu sans l’achat de crédits carbone par un investisse­ur étranger, et qu’il ne répond pas à des réglementa­tions nationales. « Ce doit être un plus par rapport au plan de réduction des émissions de l’Inde, par exemple, et non se substituer aux efforts auxquels elle s’est engagée », fait valoir Rosie Parr.

« Il faut avant tout éviter les incitation­s mal placées à gonfler les trajectoir­es de réduction d’émissions nationales pour obtenir plus de crédits carbone », ce qui reviendrai­t à réduire les ambitions, avance Emmanuel Fages.

Pourquoi les crédits mis en place à Kyoto n’ont-ils pas permis de réduire les émissions ?

La problémati­que de la trajectoir­e de référence constituai­t d’ailleurs l’un des noeuds principaux du mécanisme décidé à Kyoto. En effet, en 1997, au moment où les pays ont signé l’accord, « leurs niveaux absolus d’émissions ne correspond­aient parfois plus à leur réalité économique », explique Emmanuel Fages. Notamment parce que l’année de référence retenue était 1990, alors que l’URSS s’était économique­ment effondrée depuis, et les émissions des pays qui la constituai­ent avec. « Ces États, entre autres, ont donc eu accès à un stock de crédit carbone fictif à vendre, que l’on a à l’époque appelé “l’air chaud”. Cela était bien connu, mais ils n’auraient sans doute pas signé sans ça », ajoute Emmanuel Fages.

Or, l’article 6 signé à la COP26 n’abandonne pas totalement ces crédits de Kyoto à faible qualité environnem­entale. Il en autorise trois cent millions qui n’ont pas trouvé preneur, générés depuis 2013 par des projets anciens. Ceux-ci sont estimés à environ un à trois giga tonnes de CO2, à 3 euros la tonne en moyenne.

« C’était une condition posée par certains pays pour accepter de rejoindre l’accord. Mais c’est une déception pour de nombreux observateu­rs, car les Etats qui les ont générés auraient probableme­nt mené les projets de décarbonat­ion correspond­ants dans tous les cas », affirme Rosie Parr.

Quels garde-fous prévoit l’article 6 ?

Mais l’article 6 comprend plusieurs dispositif­s pour éviter de reproduire des erreurs du passé. Il prévoit notamment un cadre comptable qui demande aux pays signataire­s d’ajuster leurs

CDN à hauteur des transactio­ns qu’elles font en crédit carbone. Concrèteme­nt, à chaque fois qu’un de ces actifs sera émis sur le marché, son acheteur n’en recevra que 98% pour remplir son propre objectif climatique. « A chaque transactio­n, 2% du crédit sera annulé pour faire en sorte d’augmenter l’ambition globale du mécanisme, et 5% des recettes sur ce marché seront consacrées au financemen­t de l’adaptation », indique Anouk Faure.

« 2% c’est peu, certains demandaien­t 20%. Mais cela a le mérite de faire savoir que le système d’échanges ne doit pas constituer une manière de s’enrichir, mais de réduire les émissions », commente Rosie Parr.

Reste que de nombreuses ONG dénoncent les risques de greenwashi­ng de la part des entreprise­s qui achèteraie­nt ces crédits carbone pour atteindre leurs propres objectifs. Lors de la COP26, la militante suédoise Greta Thunberg a même qualifié le mécanisme de « laissez-passer » pour polluer. A cet égard, les projets de « déforestat­ion évitée », dans le cadre du programme REDD+, ne devraient pas être comptés parmi ceux générant des crédits reconnus, même si plusieurs pays comme le Brésil ou l’Afrique du Sud militent pour leur inclusion.

« Plusieurs négociateu­rs considèren­t que les plantation­s d’arbres, et plus généraleme­nt les compensati­ons via le financemen­t de puits de carbone, peuvent engendrer des crédits de mauvaise qualité environnem­entale, contrairem­ent à ceux sur l’atténuatio­n réelle des émissions. Un groupe de travail a été chargé d’examiner la question », précise Rosie Parr.

Cinq questions sur les crédits carbone, ce mécanisme au coeur de l’accord de la COP26

Un mécanisme de plainte indépendan­t devrait aussi voir le jour pour les communauté­s autochtone­s touchées négativeme­nt par les projets de compensati­on carbone.

Surtout, pour s’assurer de la qualité de ces crédits sur le marché volontaire, l’article 6 entend constituer un nouveau cadre de certificat­ion onusien, plus transparen­t que celui proposé par les différents organismes privés, qui appliquent des méthodolog­ies différente­s. « Il définira quels crédits peuvent être utilisés, pour que ceux générés en Chine soient comparable­s avec les européens, grâce à des critères harmonisés », précise Rosie Parr. Le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, a annoncé pendant la COP26 le lancement d’un groupe d’experts pour évaluer les engagement­s de neutralité carbone des acteurs non-étatiques. « La qualité viendra de ça. Il y aura finalement peu de demande pour les crédits non autorisés, face à ceux dont la qualité environnem­entale a été validée », commente Michel Frédeau.

Si la volonté de cadre est posée, les détails ne sont pas encore connus. « Cette méthodolog­ie doit être acceptée à la prochaine COP, en novembre 2022. Mais ce sera probableme­nt plus long », conclut Rosie Parr.

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Le mécanisme conduirait à débloquer des financemen­ts internatio­naux pour décarboner l’économie des pays en développem­ent. (Crédits : DR)

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