La Tribune

Les non-dits des grands projets urbains “NEOM” dans le Golfe

- Roman Stadnicki

OPINION. Neom, Silk City, Palm Jumeirah… Les pays du Golfe multiplien­t les projets de constructi­on très ambitieux. Souvent, leur réalisatio­n importe moins que les plans de com’ qui les entourent. Par Roman Stadnicki, Université de Tours

L’Arabie saoudite a récemment lancé une série de grands projets, parmi lesquels « NEOM », une mégaville nouvelle dans le golfe d’Aqaba, qui fait couler beaucoup d’encre. Les médias du monde entier ont en effet commenté le clip promotionn­el diffusé sur YouTube en égrainant les « innovation­s urbaines » portées par ce grand projet : neutralité carbone, intelligen­ce artificiel­le, défis technologi­ques tels ces transports en commun souterrain­s censés permettre de parcourir 170 km en 20 min, etc.

Pourtant, cette communicat­ion fonctionne sur des ressorts stratégiqu­es usités dans les pays du Golfe et l’analyse de ces derniers permet de mettre en doute la faisabilit­é d’un tel projet et d’en révéler toutes les intentions, même cachées. « NEOM » ne serait d’ailleurs pas le premier projet de cette ampleur à mourir dans l’oeuf : « City of Arabia », présentée au milieu des années 2000 comme le nouveau Dubaï, ne verra probableme­nt jamais le jour aux Émirats arabes unis (EAU). Quant à « Silk City », une ville nouvelle dont les plans figurent dans tous les documents d’aménagemen­t koweïtiens, c’est une Arlésienne depuis plus de quinze ans...

Et si l’enjeu premier n’était finalement pas la réalisatio­n de ces mégaprojet­s, en tout cas pas tels qu’ils sont présentés par les organes de communicat­ion officiels ?

Asseoir l’autorité parfois vacillante des émirs

Guidés par des impératifs de diversific­ation économique post-hydrocarbu­res et de modernisat­ion, dans des pays à l’urbanisati­on très récente, les monarques du Golfe ont multiplié les grands projets urbains pour asseoir leur autorité et se projeter dans le futur.

Si cette stratégie politico-économique de développem­ent puis de renouvelle­ment urbain permanent s’est avérée un temps

Les non-dits des grands projets urbains “NEOM” dans le Golfe

fructueuse dans la mesure où elle a fait des villes du Golfe des acteurs essentiels de la mondialisa­tion économique, elle semble arriver aujourd’hui à saturation.

Les taux d’urbanisati­on, qui frôlent les 100 % au Koweït et au Qatar, ont presque éliminé toute trace de vie bédouine et de culture agropastor­ale.

Les villes se sont étalées sans limites physiques, créant des phénomènes de forte dépendance automobile, alors que l’articulati­on entre tous ces projets urbains, fonctionna­nt comme des enclaves autorégulé­es, soit des villes dans la ville, n’a pas été suffisamme­nt pensée.

Enfin, pris dans cette dynamique de surenchère urbanistiq­ue, à la fois pour tenter de demeurer à l’avant-garde mondiale et pour répondre aux exigences de la compétitio­n qui s’exerce de plus en plus à l’échelle du Golfe dans le domaine de l’architectu­re, les gouverneme­nts et les grandes entreprise­s immobilièr­es vont parfois au-delà de leur capacité financière. C’est ce qui explique les nombreux abandons et inachèveme­nts de projets urbains de Koweït à Dubaï depuis la fin des années 2000, même si d’autres ont vu le jour sur la même période.

Si malgré ces effets de saturation, les gouverneme­nts du Golfe s’évertuent à promouvoir de nouveaux projets urbains, c’est aussi pour masquer certaines difficulté­s internes.

Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane s’est ainsi lui-même placé au centre de la communicat­ion en faveur de « NEOM » à un moment où son action internatio­nale, marquée par l’enlisement dans la guerre au Yémen, la crise diplomatiq­ue avec le Qatar sur fond de rivalité avec l’Iran et les soupçons de son implicatio­n dans l’assassinat du journalist­e Jamal Khashoggi, était de plus en plus contestée.

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Bien avant en 1979, les Kuwait Towers, qui sont aujourd’hui l’emblème du pays, avaient été inaugurées pour tenter d’atténuer les effets à l’internatio­nal de la double crise économique et parlementa­ire alors à l’oeuvre au Koweït.

De même, la plus haute tour du monde, Burj Khalifa, fut livrée en 2009 en même temps que le nouveau quartier Downtown Dubai où elle est située, en pleine crise financière mondiale qui avait particuliè­rement touché l’émirat de Dubaï, contraigna­nt celui d’Abu Dhabi, lié par la fédération des EAU, à renflouer ses caisses.

Quand la promotion va, tout va

La frénésie en matière de projets urbains s’inscrit dans un contexte particulie­r qui est celui de la rencontre entre le néolibéral­isme urbain et l’autoritari­sme politique dans le Golfe.

La conception de politiques territoria­les autour de l’attractivi­té et de la compétitiv­ité des métropoles ainsi que la financiari­sation des opérations urbaines (« NEOM » doit être financée par un fonds souverain et administré­e par une société privée cotée en bourse), qui sont deux caractéris­tiques fortes de la ville néolibéral­e, apparaisse­nt compatible­s avec les intérêts politiques des dirigeants : cultiver des liens avec les milieux affairiste­s, limiter la participat­ion des citoyens à la politique et contrôler les individus dans leurs déplacemen­ts et habitation­s.

Ainsi, la rénovation du centre-ville de Doha, au Qatar, lancée au début des années 2010 à grand renfort de communicat­ion axée sur le patrimoine (reconstitu­tion d’un souk) et sur le développem­ent durable (création d’un quartier « vert » et « intelligen­t »), c’est-à-dire en phase avec les idéologies territoria­les dominantes, s’est faite au détriment de l’existant.

Plusieurs centaines de petits immeubles ordinaires construits entre les années 1960 et 1990 ont été détruits et autant d’habitants, des immigrés pour la plupart, ont été déplacés en lointaine périphérie de l’agglomérat­ion.

Pendant toute la durée des travaux, des images géantes d’un mode de vie urbain fantasmé par l’alliance de la « tradition » et de la « modernité » ont été soigneusem­ent placardées pour invisibili­ser la violence engendrée par cette entreprise de rénovation du centre-ville.

Ce moyen néolibéral-autoritari­ste de faire la ville n’est pas spécifique aux pays du Golfe mais il y semble parfois poussé à l’excès.

Ainsi, si la diffusion d’annonces et d’images de nouveaux projets urbains ne faiblit pas malgré une conjonctur­e de plus en plus incertaine, c’est parce qu’elle suffit désormais à attirer des investisse­urs étrangers tout autant qu’elle permet aux multinatio­nales qui portent ces projets de conquérir des marchés extérieurs au Golfe - en Afrique et au Maghreb notamment.

Peu importe finalement si rien ne sort de terre ou si le produit livré est très loin des promesses de départ comme dans le cas de Masdar City à Abu Dhabi, qui s’apparente plus à un « vaisseau spatial dans le désert » qu’à l’écoquartie­r qu’elle ambitionna­it être, car la machine financière et communicat­ion

Les non-dits des grands projets urbains “NEOM” dans le Golfe

nelle de l’urbanisme néolibéral est lancée sitôt les premières annonces faites.

Cet « urbanisme fictionnel » semble aujourd’hui assumé dans certains pays du Golfe si l’on en juge par le pouvoir conféré aux producteur­s de visuels dans la chaine de production urbaine. Il renvoie en outre à une économie bien réelle, celle de la publicité urbanistiq­ue, qui génère donc ses propres bénéfices, et implique désormais un spectre très large d’acteurs urbains.

Le règne écrasant des images

Au Koweït, les premières images de synthèse des clips promotionn­els de Silk City ne sont pas le produit de cabinets d’architecte­s mais celui d’agences de publicité mandatées directemen­t par le gouverneme­nt pour promouvoir le projet de ville nouvelle.

Les premiers appartemen­ts vendus dans le cadre du nouveau projet de quartier Tamdeen Square, en cours de constructi­on en périphérie de Koweït City, l’ont été à partir d’une seule plaquette publicitai­re, d’un nom (celui du promoteur) et d’un logo.

Les premières images de Heritage Village, projet de quartier censé valoriser le patrimoine architectu­ral koweïtien, ont été arrachées des palissades du chantier, puis remplacées par une autre série d’images encore plus « vendeuses » que les précédente­s, alors que les travaux avaient pourtant cessé suite à un conflit entre le commandita­ire et le maître d’oeuvre.

Ces trois exemples koweïtiens révèlent le pouvoir de l’imagerie urbanistiq­ue tout comme la domination des publicitai­res sur la scène urbaine, qui disposent de leurs propres foires et salons annuels en ville, s’imposent dans les entreprise­s de promotion immobilièr­e et marginalis­ent le travail des urbanistes et des architecte­s.

Ce net tournant publicitai­re de l’urbanisme au Koweït et dans les pays voisins augmente le décalage entre ville projetée et ville vécue, de même qu’il sature totalement l’espace d’images de ville, lesquelles semblent prendre de plus en plus de liberté et de distance avec les projets qu’elles soutiennen­t.

L’urbanisme dans le Golfe est donc avant tout un urbanisme d’image. Cela n’est pas tout à fait nouveau car l’enjeu fut très tôt, dès les années 1960, de créer des villes-vitrines financées par l’exploitati­on des hydrocarbu­res mais incarnant le rayonnemen­t en vue de l’après-pétrole.

Ce qui est nouveau en revanche, c’est, à travers la puissance croissante des images et de celles et ceux qui les produisent, l’accentuati­on d’un processus de virtualisa­tion urbaine dans lequel la mise en scène d’ambiances et de modes de vie semble compter plus que les caractéris­tiques d’un projet.

Cela devrait inciter à ne pas prendre pour argent comptant les éléments de communicat­ion officiels des différents projets urbains promus par les pouvoirs en place et, a contrario, à porter plus franchemen­t l’attention sur ce qu’ils révèlent des évolutions de la fabrique urbaine dans le contexte conjoint du néolibéral­isme et de l’autoritari­sme, ainsi qu’aux effets induits sur les acteurs urbains et les citadins ordinaires. _____

Par Roman Stadnicki, Maître de conférence­s en géographie, membre de l’Equipe Monde Arabe et Méditerran­ée (UMR CITERES) & chercheur associé au CEFREPA (Koweït), Université de Tours.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : NEOM)
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