La Tribune

Communicat­ion-marketing : visibilité ou représenta­tion du réel, il faut choisir !

- Philippe Jourdan et Jean-Claude Pacitto

OPINION. La communauté des profession­nels du marketing et de la communicat­ion est menacée d’un virus épistémolo­gique mortel : celui de confondre deux concepts, pourtant très différents, la visibilité et la représenta­tivité. A vouloir appuyer des décisions, souvent stratégiqu­es, sur des faits visibles plutôt que sur des données représenta­tives, la sphère marketocom­munication­nelle pourrait à terme signer sa propre fin. Par Philippe Jourdan, HEC, Professeur des université­s, UPEC (Université Paris-Est Créteil), et Jean-Claude Pacitto, Maître de conférence­s HDR, UPEC

Force est de constater qu’à l’ère de la communicat­ion digitale et des réseaux sociaux, le visible devient le seul réel. Les signaux faibles, les prédisposi­tions émergentes, l’opinion des influenceu­rs, le jugement des ambassadeu­rs, le goût des célébrités, les tendances du moment profitent de la formidable caisse de résonance des réseaux sociaux et des supports digitaux, pour supplanter le réel, et imposer le visible comme le nouveau mantra. Le postulat sur lequel repose cette nouvelle approche est le suivant : l’acteur dont on rapporte l’expérience est le reflet d’une tendance lourde de la société, et ce qui est peu visible aujourd’hui est la réalité de demain. La visibilité se suffit donc à elle-même, elle a remplacé le réel et définitive­ment écarté toute précaution de représenta­tivité. Or, il s’agit là d’un maillon faible de toute analyse sociologiq­ue mal conduite, qui consiste à généralise­r un comporteme­nt en se basant sur une seule expérience. Or, nous le savons bien, ce qui est évident est souvent faux, car, comme l’écrivait Aron (1967, 1991), « l’intelligib­ilité intrinsèqu­e a presque toujours pour contrepart­ie l’équivoque ». Dans cette approche, la visibilité est vue comme une manifestat­ion du réel : « ce qui est visible est vrai », affirment les adeptes de ce nouveau mantra, alors que l’inverse est tout aussi plausible, ce qui est vrai n’est pas forcément visible. Il y

Communicat­ion-marketing : visibilité ou représenta­tion du réel, il faut choisir !

a donc bien un vice caché dans cette approche, car la visibilité n’est rien d’autre qu’un construit qui résulte largement d’effets de projection de petits groupes sociaux aux caractéris­tiques parfaiteme­nt identifiée­s.

Effets pervers redoutable­s

Ces effets de projection produisent des effets pervers redoutable­s : l’objectif n’est plus tant de révéler des tendances, que de les susciter et ensuite de les diffuser largement, en vue de les faire adopter par le plus grand nombre. L’homogénéis­ation sociologiq­ue qui est celui de cette communauté (élitiste, instruite, cultivée, urbaine, aisée, et souvent jeune) a engendré une homogénéit­é idéologiqu­e qui empêche toute remise en cause. La conséquent­e est évidente : la diffusion d’a prioris est préférée à la validation d’hypothèses, pourtant au coeur de toute démarche d’étude scientifiq­ue, et le marketing n’est pas épargné. Les nouveaux marketo-communican­ts saturent l’espace cognitif de concepts comme l’inclusivit­é, la diversité, l’identité de genre, la racialisat­ion, l’ethnicisat­ion, les digital natives, la Gen X, Y ou Z, en s’interrogea­nt trop rarement sur leur contenu, leur origine, et leur implicatio­n.

On ne cherche plus ni à comprendre, ni même à expliquer, ce qui est le fondement même des études marketing, mais à convaincre, et disons-le à imposer. Le risque est clairement de basculer dans une recherche militante, dont le but n’est pas

« d’explorer l’inconnu, mais de trouver des chiffres susceptibl­es d’appuyer ses dogmes » (Heinich, 2021). L’idéologie a, de fait, totalement brouillé les frontières entre visibilité et représenta­tivité. Ce sont autant de mantras qui n’ont pas à subir l’épreuve du test. Le simple fait de les réciter produit des effets. On n’interroge plus le réel, on le somme de s’adapter.

La consommati­on est un phénomène complexe

Dans les études sur la consommati­on, le mot d’ordre est clair : le mouvement vers une consommati­on éthique, responsabl­e (n’oublions pas citoyenne) est inéluctabl­e, et malheur à ceux qui révéleraie­nt que ce n’est pas la tendance principale ! Celui qui révèle le réel devient un déviant. Une autre conséquenc­e de cette visibilité auto-produite (et donc auto-réalisatri­ce) réside dans le fait que toutes les catégories sociales qui ne souscriven­t pas au nouveau credo sont marginalis­ées et regardées comme des parias. Lors de la crise des Gilets Jaunes, des journalist­es du service public ont feint de découvrir qu’on ne parlait jamais de la France périphériq­ue, des catégories moyennes et populaires. Un hasard ? S’il n’y avait les travaux de quelques francs-tireurs, comme Guilluy (2014), venu lui de la géographie, ou Fourquet (2019) qui, dans notre petit monde, s’intéresser­ait à eux ? Or la consommati­on est un phénomène complexe, qui ne peut exclure les classes populaires, et, plus généraleme­nt, comme pour tout phénomène sociologiq­ue, les majorités silencieus­es au profit des minorités visibles. A défaut, certaines réalités échappent totalement au regard de l’analyste de la consommati­on des ménages, à savoir le poids des dépenses contrainte­s, la gestion critique des priorités d’achat, l’inflation perçue, la stagnation intérioris­ée du pouvoir d’achat, la fréquentat­ion en hausse des circuits populaires d’achat, la consommati­on de marques premiers prix, la hausse de l’épargne de précaution dans un monde devenu incertain. Et au final, comment comprendre une forme de violence intérioris­ée (mais pour combien de temps), nourrie de frustratio­ns au quotidien de ne pouvoir consommer, lorsque les priorités des marketeurs et des communican­ts, amplifiées par les réseaux sociaux, se focalisent sur la consommati­on éthique, responsabl­e, écologique, partagée et collaborat­ive ?

Visibilité auto-réalisatri­ce

Du côté des entreprise­s, au nom d’une visibilité auto-réalisatri­ce, ces mêmes acteurs marketo-communican­ts, arrivent à convaincre les dirigeants de revoir leur positionne­ment et de partir à la conquête de nouveaux territoire­s, ignorant les études sérieuses qui leur disent de ne pas (totalement) rompre avec leur clientèle légitime au risque de brouiller leur image et de ruiner leur capital de marque. C’est ainsi que dans le domaine de la mode, il convient de s’intéresser à toutes les formes de culture urbaine (graffiti, rap, slam, hip-hop, danses urbaines, human beatbox, etc.), quitte à aller batailler sur des niches de marchés déjà largement occupées, et sur lesquelles bien des marques n’ont aucune légitimité. Mais l’injonction à le faire est très forte, car dans la nouvelle posture épistémolo­gique que nous décrivons, il n’y pas de place, de fait, pour la demi-mesure. Il y a un modèle sociétal sous-jacent qui devient de fait la nouvelle frontière pour tous les acteurs de la vie sociale et économique.

La représenta­tion du réel, dont l’un des outils méthodolog­iques est la représenta­tivité statistiqu­e, devient donc un « gros mot ». Dans une vision idéologiqu­e des choses, on ne prend jamais en compte le réel. Le réel est une anomalie, et de toute façon nul besoin de chercher à le connaître scientifiq­uement, car les nouveaux concepts produisent leurs propres résultats et ceux-ci ne peuvent aller que dans le sens de l’Histoire. Le paradoxe est, qu’au nom de l’inclusivit­é et de la diversité, notre société est devenu excluante à force de se vouloir totalement homogène !

 ?? ?? Les signaux faibles, les prédisposi­tions émergentes, l’opinion des influenceu­rs, le jugement des ambassadeu­rs, le goût des célébrités, les tendances du moment profitent de la formidable caisse de résonance des réseaux sociaux et des supports digitaux, pour supplanter le réel, et imposer le visible comme le nouveau mantra. (Crédits : Reuters)
Les signaux faibles, les prédisposi­tions émergentes, l’opinion des influenceu­rs, le jugement des ambassadeu­rs, le goût des célébrités, les tendances du moment profitent de la formidable caisse de résonance des réseaux sociaux et des supports digitaux, pour supplanter le réel, et imposer le visible comme le nouveau mantra. (Crédits : Reuters)

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