La Tribune

Influence et industrie : ces leviers de progrès qui divisent

- Aurélien Gohier

OPINION. « La société est composée à la fois de formes nettement délimitées, telle que la famille, l’Église, l’école, l’armée... et d’un ensemble plus mouvant d’influences, d’attraction­s et de répulsions. » Un extrait d’une analyse par Freddy Raphaël de L’Étranger et le paria (Max Weber et Georg Simmel) qui pave la voie vers un parallèle fort entre deux fondations majeures de nos sociétés modernes : les mécanismes d’influence et le génie industriel. Par Aurélien

Gohier, Head of Western Europe Digital chez Dassault Systèmes, Vice-President du CMIT et fondateur d’Indsutry4G­ood.

Trois points communs majeurs entre industrie et influence : elles occupent une place déterminan­te au coeur de nos vies, sont souvent mal perçues par nos citoyens et ont été moteur de progrès tout au long de l’histoire.

La sémantique : une première piste qui en dit déjà long

L’Insee décrit l’industrie de la façon suivante : « les activités économique­s qui combinent des facteurs de production (installati­ons, approvisio­nnements, travail, savoir) pour produire des biens matériels destinés au marché. » Dans le langage commun, on évoque généraleme­nt l’industrie comme un domaine d’activité, plus spécifique­ment un secteur économique.

L’influence, quant à elle, est l’idée d’une action, généraleme­nt lente et continue, d’une personne, d’une circonstan­ce ou d’une chose qui agit sur une autre. Le latin classique influere (couler dans, se glisser, se répandre) a naturellem­ent mené à être largement utilisé pour évoquer le fait d’avoir l’ascendant social, psychologi­que, voire du pouvoir sur quelqu’un, avec une sémantique souvent associée à celle de l’emprise, de la domination et du charisme.

Et c’est là qu’on arrive à notre premier rapprochem­ent : la notion d’habileté.

Influence et industrie : ces leviers de progrès qui divisent

L’influence comme l’industrie requièrent une forme d’habileté, qu’elle soit manuelle, psychologi­que ou politique. De l’habile jeu d’influence à l’habile geste d’un artisan, n’y aurait-il qu’un pas ?

De façon très amusante, de vieux textes proposent une définition dite péjorative de l’habileté : « Il se dit de celui qui a quelque industrie mauvaise, quelque habileté fâcheuse. Un habile fripon. »

Ces rapprochem­ents sémantique­s ne sont pas le seul indicateur du lien fort et presque iné entre les thématique­s de l’industrie et de l’influence.

Influence et industrie : deux leviers du progrès tout au long de l’histoire

Saviez-vous que le management tel qu’on le connaît aujourd’hui trouve ses origines dans les abbayes du 13è siècle ? Les moines bénédictin­s ont développé les prémices de l’industrial­isation (« industriat­ion ») car ceux-ci cherchaien­t une façon de pouvoir augmenter leur temps de prière. Les débuts donc du « moine-agement ». L’industrie naquit ainsi dans les monastères, comme l’évoque Pierre Musso dans La Religion industriel­le, et pava la voie vers la première révolution industriel­le, sortant progressiv­ement la France de son statut de nation paysanne.

S’en suivront des siècles d’innovation et d’accélérati­on de la production dans les ateliers, qui deviendron­t des manufactur­es, qui deviendron­t des usines. Cette ère des usines a profondéme­nt marqué la société. Le droit du travail est né par et pour la civilisati­on de l’usine, et demeure aujourd’hui en partie indexé sur les réalités de cette époque. Les débuts de l’industrie coïncident avec cette recherche d’un équilibre entre protection des travailleu­rs et efficacité économique, qui demeurent une équation non-résolue et l’enjeu premier du droit du travail contempora­in.

Et que dire de l’imprimerie ? « Chaque fois qu’il y a un changement de support, il y a un Socrate qui engueule un Platon. » comme le disait Michel Serres. L’imprimerie a changé le monde en général, le droit, la politique et la philosophi­e en particulie­r. L’ère numérique est d’ailleurs un bouleverse­ment de même ampleur qui retentira — et retentit déjà — non seulement sur l’organisati­on de l’industrie de l’informatio­n, mais aussi sur notre façon de penser, de voir le monde, comme sur le mode d’organisati­on de nos sociétés.

Cette évolution vers le tout numérique et la fragmentat­ion médiatique (une forme de révolution industriel­le finalement, n’ayons pas peur des mots) est le berceau de nouveaux modes d’influence au sens large. Et justement...

L’influence va de pair avec ce que Nicolas Narcisse appelle « le tribunal de l’opinion » (qui ne va pas sans rappeler la cour des rois de France) dans son ouvrage de 2013 Le devoir d’influence. L’influence n’est plus simplement descendant­e, mais ascendante. Un exemple contempora­in : l’affaire de la taxe Nutella. En 2013, Yves Daudigny, alors sénateur socialiste de l’Aisne, propose une loi visant à imposer une taxe additionne­lle de 300 euros par tonne aux importatio­ns d’huile de palme destinée à l’alimentati­on. Loi examinée par le Sénat mais rejetée, et pour cause. Jeux d’influence dans les médias, lobbyisme intensif de la marque Ferrero (qui prend des pseudo-engagement­s sur ses approvisio­nnements), création de pages Facebook « Touche pas à mon Nutella » likées en bataille par les internaute­s. Marisol Touraine, alors Ministre de la santé, déclare alors que l’augmentati­on de 6 centimes du kilo de Nutella mérite réflexion : « Il est normal de s’occuper de l’impact sur la santé de l’huile de palme mais je ne suis pas certaine que ce soit à l’occasion d’un amendement purement financier que l’on puisse engager le débat ». Un véritable jeu de tir à la corde.

Exemple moins contempora­in mais qui a refait surface dans l’actualité récemment : les 200 ans de Napoléon célébrés dans ce documentai­re France 5 : « Napoléon l’influenceu­r », ce mot d’aujourd’hui pour dire l’épopée d’un pionnier de la propagande. À partir de 1809, son portrait est dessiné sur de la vaisselle, des cartes postales, des tabatières, des pièces de monnaie... Napoléon est partout dans la vie quotidienn­e des Français. Il est un des premiers à comprendre l’importance de l’image en politique, et il s’y attèle avec la plus grande énergie.

Ce même Napoléon qui créera 40 ans plus tard l’Hôtel de l’industrie place Saint-Germain, regrettant que « la France soit un peu en retard sur les sujets de l’industrial­isation » comme le décrit Olivier Mousson, Président de la société d’encouragem­ent à l’industrie nationale.

« Aujourd’hui, selon le cours le plus naturel des choses, l’industrie, les arts et le commerce accroissen­t le pouvoir du souverain autant que le bonheur de ses sujets. » écrivait en

1752 David Hume. Et bien justement, Napoléon souhaitait faire émerger l’industrie comme un levier de progrès, mais aussi un levier politique. Et pour embarquer les population­s dans ce projet, quoi de mieux qu’une vitrine en plein Paris, pour marquer l’esprit des population­s ?

Versailles, la Tour Eiffel sont également des édifices pensés et construits pour démontrer une excellence industriel­le et une puissance politique.

Influence et industrie : ces leviers de progrès qui divisent

Finalement, l’Hôtel de l’industrie était au programme politique de Napoléon ce que Station F était à celui d’Emmanuel Macron et sa startup nation.

Autre exemple qui cristallis­e la porosité entre influence et industrie : L’Encyclopéd­ie, publiée en pleine période d’émergence du premier âge industriel, au 18è siècle avec la machine à vapeur. Une illustrati­on parfaite de la place centrale qu’ont occupé industrie et influence, en particulie­r dans l’histoire de France. Un ouvrage qui, au-delà de couvrir tous les champs du savoir et savoir-faire technique, scientifiq­ue, philosophi­que et industriel a été un vecteur sans précédent de transforma­tion des manières de penser et de croire, distillant en douceur sous couvert de sciences une remise en cause profonde de l’Ancien Régime. « Et si l’Encyclopéd­ie toute entière n’était finalement qu’une énorme opération d’influence en faveur de la modernité et du progrès technique ? » se questionne Nicolas Narcisse.

France et États-Unis : illustrati­on parfaite des biais de l’influence unilatéral­e

« L’influence c’est influencer et être influencé. » partage Nicolas Narcisse dans son ouvrage de 2013. L’influence est souvent associée à la propagande dès qu’elle apparaît unilatéral­e.

Cas emblématiq­ue, qui ne date pas d’hier : les relations entre la France et les États-Unis. Si les experts parlent de guerre économique entre ces pays, c’est parce qu’ils considèren­t les mécanismes d’influence en question unilatérau­x, appliqués au service d’intérêts économique­s déséquilib­rés.

Le sujet des sous-marins australien­s a été déjà largement couvert dans les médias et reste un peu frais pour être redébattu ici. Les quelques cas ci-dessous se situent pour la plupart à équidistan­ce d’enjeux géopolitiq­ues, commerciau­x, militaires et énergétiqu­es très forts.

Premier cas, emblématiq­ue : le rachat d’Alstom Power. Au début des années 2010, Alstom décide de s’associer avec ses concurrent­s chinois Shanghai Electric, pour devenir le leader mondial des chaudières à charbon. À ce moment-là, Alstom est déjà sous enquête de la justice américaine pour corruption, mais le PDG de l’époque refuse de coopérer. Point important : depuis 1998, la loi anti-corruption américaine est extraterri­toriale, et les Américains ont un droit de regard sur n’importe quelle transactio­n dans le monde (plusieurs critères, mais la moindre transactio­n en dollars suffit). En 2012, un exécutif d’Alstom, Frédéric Pierucci (qui sort son ouvrage très sobrement intitulé « Le Piège Américain ») est arrêté aux États-Unis pour des faits remontant à 2004 en Indonésie. Il est emprisonné deux ans aux US, abandonné par sa direction, qui, voyant que le même sort pourrait leur être réservé, décide de plaider coupable. Cet épisode bloque le rapprochem­ent entre Alstom et Shanghai Electric, laissant ainsi la place libre à GE qui convoite Alstom Power depuis 10 ans et rachète un des derniers fleurons de l’industrie française pour « un plat de lentilles » sous Macron, pour reprendre les termes de Frans Imbert Viers.

Second cas : en février 2003, Dominique de Villepin annonce devant le Conseil de sécurité des Nations Unies que la France n’ira pas en Irak. Les États-Unis interrompe­nt immédiatem­ent toute collaborat­ion autour du militaire. Ils coupent notamment la livraison de pièces de catapultes pour les porte-avions, risquant « d’immobilise­r le Charles-de-Gaulle » s’émouvait à l’époque le Général. « C’est en partie pour cette raison que j’ai poussé le président Chirac à envoyer nos forces spéciales en Afghanista­n. Les Américains nous le réclamaien­t depuis le début. » Les livraisons des pièces en question reprendron­t en 2005.

Troisième cas : le véto des États-Unis sur la vente à l’Égypte de 12 rafales en 2018. Motif officiel : les missiles Scalp contiennen­t un composant américain et les États-Unis doutent des tenants et aboutissan­ts stratégiqu­es de cette vente. « Ces difficulté­s liées en apparence à des questionne­ments stratégiqu­es sont en réalité des problèmes de concurrenc­e commercial­e. Il ne faut pas en être dupe. » déclarera Florence Parly devant des journalist­es. Une rafale vendue par la France, c’est un F-35 vendu en moins. Arme d’influence utilisée dans ce cas : ITAR (Internatio­nal Traffic in Arms Regulation­s), un régime régulatoir­e datant de la Guerre froide qui donne aux Etats-Unis le droit d’interdire la vente d’appareils dès lors qu’ils contiennen­t des composants fabriqués sur leur territoire.

Emmanuel Macron rencontrer­a même Donald Trump à ce sujet. Une rencontre qui ne va pas sans rappeler l’entrevue entre François Hollande et Barack Obama en 2014, mettant fin au blocage par les États-Unis de la vente de deux satellites espions français aux Émirats Arabes Unis, pour une raison connexe. En résumé, ITAR n’est pas utilisé ici pour sanctionne­r une quelconque fraude, mais pour protéger un intérêt américain et influencer les échanges commerciau­x de manière unilatéral­e.

Quatrième cas : celui de de Technip, autre fleuron français, qui se voit en 2010 écoper d’une amende de 240 millions de dollars par le DoJ (Department of Justice) américain. Un cas dans la lignée d’amendes record infligées depuis 2008 à des entreprise­s européenne­s (Alstom, Alcatel, Technip) qui ne s’en relèveront jamais et se verront contrainte­s à vendre à la concurrenc­e. L’Assemblée nationale dénoncera d’ailleurs des « enquêtes contestabl­es et des sanctions disproport­ionnées [...] qui semblent avoir pour but premier de fragiliser dans la compétitio­n [...] et être

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motivées économique­ment et les cibles choisies à dessein. » En avril 2016, Technip est absorbée par FMC, entreprise américaine faussement présentée comme d’envergure équivalent­e à Technip (valeur d’actifs 2,7 fois moins élevée). Fruit du hasard ou pas

: en février 2016, le DoJ avait ouvert une nouvelle procédure concernant des contrats au Brésil, au Ghana et en Guinée. En 2019, il ne restera quasiment que des dirigeants américains dans l’entreprise.

Influence et industrie : pour le meilleur et pour le pire

De rapides analyses sémantique­s multicanal­es et d’écoutes des signaux faibles en ligne montrent une perception assez neutre des termes « industrie » et « influence ».

Peut-être ces chiffres sont-ils liés à une forme d’ambivalenc­e dans notre perception de ces sujets, et d’une représenta­tion médiatique assez manichéenn­e ? En quelque sorte du tout noir ou du tout blanc, qui donneraien­t une impression de gris ? Quand je pense à l’industrie me viennent à l’esprit des images de tous horizons : la catastroph­e Erika, Elsa Berthelot, 24 ans, apprentie tailleuse de pierre, pleurant de joie dans les bras de son maître d’apprentiss­age lors de l’inaugurati­on de sa première création, mon grand-père qui pleure (lui aussi) dans son jardin parce qu’il va perdre son emploi à cause de la délocalisa­tion des usines de chaussures du Maine-et-Loire, les startups industriel­les incroyable­s que j’ai rencontrée­s à Global Industrie, le

TGV, Léonard de Vinci, Les Temps modernes de Chaplin, mes expérience­s au Salon du Bourget, Henri Ford, les parachutes dorés de dirigeants industriel­s.

L’influence, c’est aussi une affaire d’ambivalenc­e et de points de vue. Socrate a eu une influence dont il a été à la fois le héros et le martyr. Il a « marqué la pensée humaine d’un sceau extraordin­airement positif, et sera pourtant exécuté pour la « mauvaise influence » exercée sur les Athéniens ». On le comparera même à un poisson torpille dont le contact vous engourdit la main tant sa compréhens­ion et sa maîtrise de l’inconscien­t déconcerte ses concitoyen­s.

L’usine est perçue comme une « diablerie aliénante » comme c’est le cas chez Marx, ou au contraire comme une « merveille divine » comme chez son gendre Paul Lafargue. Quand Marx dépeind le tableau suivant : « La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesqu­e membrure, emplit des bâtiments entiers ; sa force démoniaque, dissimulée d’abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineu­se de ses innombrabl­es organes d’opération », Paul Lafargue utilise ces mots : « Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigabl­es, à la fécondité merveilleu­se, inépuisabl­e, accompliss­ent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré [...]. La machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidae artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »

Dans une dimension plus contempora­ine, le film Grand Central de Rebecca Zlotowski (2013) met en scène Tahar Rahim et Léa Seydoux dans une histoire incroyable qui montre les paradoxes d’une industrie que l’on aime autant qu’on la déteste.

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(Crédits : DR)

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