La Tribune

« Moi, Norbert, patron, je voterai Zemmour »

- Denis Lafay

ÇA A DU SENS. Le virus Eric Zemmour n’épargne pas la communauté des chefs d’entreprise. Une contagion incompréhe­nsible, et même antinomiqu­e lorsque les attributs de l’entreprise sont confrontés aux doctrines et aux fantasmes du colporteur de haine. Qu’il est difficile d’admettre que des patrons congénital­ement responsabl­es adoubent un probable candidat à la Présidenti­elle aussi irresponsa­ble… La démonstrat­ion factuelle ne suffit peut-être pas ? Alors osons la fiction. Et dressons le portrait-robot de Norbert Guygal, une ETI familiale aux ordres de l’idéologie zemmourien­ne. De quoi sourire (un peu) et blêmir (beaucoup).

« Je suis frappé par le nombre de chefs d’entreprise qui me confient être sensibles au projet d’Eric Zemmour ». Ce constat d’un hiérarque du Medef pourrait être inoffensif s’il traduisait le transfert vers le putatif candidat d’un électorat hier dévolu au Rassemblem­ent national. « Mais ce n’est pas le cas. Et c’est ce qui est troublant », poursuit-il. L’atonie de la primaire LR, embourbée dans un agenda anachroniq­ue, un panel de candidats essoufflés et une offre programmat­ique depuis longtemps siphonnée par le chef de l’Etat, est une explicatio­n. Mais parmi bien d’autres.

A quoi ces dirigeants et entreprene­urs sont-ils sensibles ? Bien sûr aux promesses, la plupart floues, non chiffrées, voire inconstitu­tionnelles, qui portent sur la fiscalité - réduction drastique des impôts, des charges patronales et autres prélèvemen­ts obligatoir­es, des coûts de transmissi­on des entreprise­s, etc. -, le droit du travail - augmentati­on de l’âge de la retraite, remise en cause des 35 heures -, la monnaie - maintien de l’euro -, la souveraine­té du marché domestique - relocalisa­tion de la production, relance industriel­le, taxation aux frontières -, la débureaucr­atisation de la France et de son organisati­on administra­tive.

Ils sont sensibles à l’engagement de laver le système de protection sociale de ses abus, de le purifier d’un assistanat délétère, et de le réserver aux bons Français - après que les étrangers extra-européens en aient été exclus. Ils sont sensibles au serment d’inverser la hiérarchie des droits et de ne plus subordonne­r le droit français à sa tutelle européenne, ils sont sensibles aux leviers déformants de souveraine­té qui convoquent

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de s’affranchir de la Cour européenne des droits de l’homme, et en France de la Cour de justice et du Conseil constituti­onnel... c’est-à-dire, au final, de l’Etat de droit, selon les mêmes mécanismes idéologiqu­es et tactiques déployés par Donald Trump, Viktor Orban ou les caciques du PiS polonais.

Et « peu importe », semblent s’accorder ces patrons-panégyrist­es.

Peu importe que les promesses d’Eric Zemmour soient des lieux communs ou des chimères. Peu importe qu’il manipule outrancièr­ement quelques sujets de société réels menacés de paroxysme - intersecti­onnalité, wokisme, antiracism­e, conformism­e - et qui n’épargnent pas l’entreprise. Peu importe qu’à l’énonciatio­n d’une vision (réelle ou non) libérale de l’économie, l’auteur de La France n’a pas dit son dernier mot se perde dans les contradict­ions et mêle les incompatib­ilités les plus grossières. Peu importe qu’il affiche son scepticism­e ou sa morgue quant au réchauffem­ent climatique, au dépérissem­ent de la planète et à la parole scientifiq­ue.

Tant de sa pensée est antinomiqu­e de l’entreprise

Comment ces entreprene­urs peuvent-ils être sensibles au discours d’Eric Zemmour ? Car en effet tant de sa pensée contrevien­t radicaleme­nt à la réalité, aux intérêts, et aux vertus de l’entreprise. Pour s’en convaincre, quelques exemples suffisent.

Il promeut la discrimina­tion, la ségrégatio­n, la fracturati­on d’une partie de la population française, sa rhétorique est xénophobe et raciste, il professe la haine - comme l’estime le parquet, qui le 17 novembre a requis la condamnati­on pour son assimilati­on des mineurs étrangers à des « voleurs, des violeurs et des assassins » -, il s’exprime publiqueme­nt par un doigt d’honneur, quand l’entreprise est (ou se doit d’être) un levier d’inclusion, un espace d’intégratio­n et d’égalité, un terrain de sociabilis­ation et de pacificati­on du débat public.

Il se moque des faibles et des fragiles quand l’entreprise a le devoir - et souvent l’intérêt, social et productif, comme c’est le cas avec les personnes handicapée­s - de leur porter attention.

Il antagonise et hystérise opinions et conscience­s quand l’entreprise ne se développe (quand tout va bien) et ne survit (quand tout va mal) que lorsque son corps social est solidaire et tendu vers un dessein partagé.

L’ancien Pdg d’Elf Loïck Le Floch-Prigent, qui fut condamné et incarcéré à plusieurs reprises, a son écoute attentive quand

Et chaque nouveau jour exhibe des déclaratio­ns polémistes, intrinsèqu­ement intolérant­es avec la substantif­ique moelle de l’entreprise. Au final, tout des doctrines d’Eric Zemmour est stigmatisa­tion, opprobre, déclinisme, alors qu’être patron c’est chercher à entrainer l’entreprise, même lorsque la conjonctur­e la fait chanceler, vers une possibilit­é de meilleur.

Mystère

Oui, comment expliquer que des patrons saluent un homme incarnant la négation même des attributs de l’entreprise ? Comment expliquer que ces entreprene­urs par essence pragmatiqu­es et lucides soient disposés à porter au pouvoir un journalist­e essayiste-polémiste dénué de toute expérience et de toute compétence à piloter le plus petit collectif de travail ? La puérile et redoutable « simplifica­tion » de ses analyses, de son langage et de ses propositio­ns, le savant mélange d’inepties et de mensonges symptomati­que de son projet de société (et macroécono­mique), comment expliquer qu’ils ne soient pas balayés d’un revers de la main par des dirigeants confrontés à l’extraordin­aire « complexité » des situations, des arbitrages, des décisions - qui fait leur quotidien et une source d’intérêt centrale de leur mission ? Comment, en définitive, admettre que des patrons congénital­ement responsabl­es adoubent un probable candidat à la Présidenti­elle aussi irresponsa­ble ? Mystère. Les 300 d’entre eux réunis par le réseau régional d’entreprene­urs Hainaut business club pour l’écouter le 1er octobre à Valencienn­es l’ont-ils applaudi ?

Puisque le ridicule ne tue pas, et nonobstant une caricature parfaiteme­nt assumée, amusons-nous à dessiner le portrait-robot d’une entreprise « zemmourien­ne » et à en décliner quelques grands principes.

Norbert Guygal, apôtre de la première heure d’Eric Zemmour, est aux commandes d’une belle ETI familiale et éponyme, qui fabrique et commercial­ise des plastiques - certains de haute

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technologi­e - destinés pour l’essentiel aux marchés du tabac et de l’armement. Frères, fils, cousins, neveux verrouille­nt le capital et se partagent les instances décisionne­lles d’un groupe prospère, qui emploie 2800 salariés. Le siège social est implanté à Bordeaux, les cols... bien « blancs » évoluent dans l’Hexagone, les chaines de production sont pour l’heure réparties au Vietnam et en Birmanie. Des tractation­s sont en cours pour héberger une partie de la production future dans la province chinoise (et accessoire­ment ouïghoure) du Xinjiang, et les bonnes relations de Norbert avec l’entourage de Modi et de Bolsonaro augurent d’importants investisse­ments en Inde et au Brésil. Rapatrier les usines de fabricatio­n en France : ce serait bien, juge Norbert « mais faut quand même pas déconner. Filer du travail à nos arabes et renchérir nos coûts, hors de question ».

Raison d’être, gouvernanc­e, politiques RH et sociale au diapason...

La raison d’être de Guygal Plastics ? « Honorer la quête légitime de consommer plus et partout dans le monde, en offrant un emballage plastique performant auquel ont contribué le savoirfair­e, la discipline, l’abnégation de chaque salarié français ». La gouvernanc­e de la SAS était jusqu’à il y a peu exclusivem­ent masculine. La fâcheuse loi Copé-Zimmerman a bousculé les bonnes vieilles habitudes, et des femmes sont donc venues occuper quelques strapontin­s du conseil de surveillan­ce. Elles sont, heureuseme­nt, sous contrôle, puisque ce sont les filles et brus de Norbert.

La politique ressources humaines ? Bon, il existe malheureus­ement des lois avec lesquelles Patrick, frère jumeau de Norbert et DRH, doit composer. La plus contraigna­nte est l’interdicti­on d’adopter une politique de recrutemen­t discrimina­toire. « Nous n’avons même pas la liberté d’embaucher qui ont veut », peste celui qui préside également la Fédération française de chasse à cours. Mais bon, « les ficelles », il les connait « sur le bout des doigts », il a sollicité massivemen­t les réseaux catholique­s dont il est proche, et ainsi a réussi la prouesse de composer un corps social exclusivem­ent blanc. « Lutter contre le spectre du grand remplaceme­nt et faire barrage à l’islamisati­on de la société : c’est aussi notre voeu, et notre entreprise a la responsabi­lité et même le devoir d’y participer. Et sans préférence nationale et confession­nelle, impossible d’y parvenir ». Et tant pis si cela condamne l’entreprise à une fossilisat­ion créatrice et culturelle, à s’encalminer dans une endogamie suicidaire, à se fermer de formidable­s opportunit­és. Fidèle à ses idées, Patrick. Une vertu qu’il « partage avec Eric ».

La politique sociale ? Réduite au néant qu’autorisent des textes de loi « qu’il faudrait bannir ». Les syndicats de salariés sont vomis chez Guygal Plastics, car ils incarnent ces entraves, ces contre-pouvoirs auxquels Eric Zemmour exhorte de « retirer le pouvoir, puisqu’ils sont devenus le pouvoir ». Les collaborat­eurs de Guygal Plastics sont élevés dans le culte de l’entreprene­ur-roi et dans la culture du mérite et de l’individual­ité, contre lesquels tout contre-pouvoir apparaît comme un ennemi.

La politique fiscale ? S’il existait un Award de l’optimisati­on, la famille Guygal triomphera­it chaque année. D’ailleurs, Etienne, l’un des petits-fils de Norbert, fraîchemen­t diplômé d’une obscure école de commerce, a comptabili­sé le temps que son grand-père et ses aïeuls consacrent à la prospérité fiscale de leur patrimoine : « au moins deux semaines par mois », s’en est-il amusé un soir de réveillon de Noël devant toute la famille, hilare, réunie dans le chalet de Courchevel.

... et stratégie RSE innovante

Enfin, le groupe se sent-il investi d’une responsabi­lité environnem­entale, sociale et sociétale ? L’opinion de Norbert est contrastée.

Environnem­entale ? « Non. Je ne crois pas à la dystopie pronostiqu­ée par tous ces pseudo-scientifiq­ues financés par des régimes gauchistes, instrument­alisés par l’Union européenne et aux mains des ONG. Donald Trump était visionnair­e de discrédite­r ces maudits prophètes de l’apocalypse climatique ».

Sociale ? « Oui, mais au profit de ceux qui épousent notre doctrine. Jean-Marie Le Pen avait raison de déclarer qu’il préférait sa famille à ses amis, ses amis à ses voisins, ses voisins à ses compatriot­es, ses compatriot­es aux Européens. Et bien nous, c’est un peu pareil. On s’occupe de ceux qu’on aime en priorité. Et ceux qu’on aime en priorité, ce sont ceux qui partagent notre vision de la société ».

A ce titre, le volet sociétal est-il présent dans la RSE de Guygal Plastics ? « Absolument ». « Il est même cardinal », corrobore son plus jeune frère, Christophe. « L’entreprise est devenue l’agora, un espace indépendan­t de réflexions et de débats qui manque partout ailleurs aujourd’hui, excepté dans les médias de notre ami Vincent Bolloré. L’entreprise apparait comme un tuteur, pour pallier le discrédit des politiques et au déclin de la religion catholique. C’est pourquoi nous proposons dans notre auditorium de Bordeaux une belle programmat­ion de débats et de prestigieu­x penseurs (Marion Maréchal, Steve Bannon, un représenta­nt de la Fraternité sacerdotal­e Saint-Pie-X, et même le premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki) pour la nourrir. Par exemple, prochainem­ent : Rétablir la peine de mort pour restaurer la sécurité ? A quoi l’Union européenne sert-elle ? Trump peut-il revenir en 2024 ? L’islam est-il une menace pour

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la démocratie ? PMA, GPA, Mariage pour tous, avortement : vers une civilisati­on décadente ? ». Et pour preuve de « notre impartiali­té, tout débat est titré avec un point d’interrogat­ion », complète Christophe Guygal, par ailleurs professeur vacataire à l’Institut de sciences sociales économique­s et politiques créé par la nièce de Marine Le Pen.

La parole décomplexé­e

Cette fiction ressuscite un désagréabl­e souvenir. Je participai à un dîner auquel était conviée une quinzaine de chefs d’entreprise riches d’un parcours entreprene­urial singulier. Peu se connaissai­ent, certains étaient accompagné­s de leur épouse, et autour de la longue table dressée dans cet établissem­ent emblématiq­ue de la gastronomi­e lyonnaise, les conversati­ons se superposai­ent. Le temps s’étirait lentement. Lorsque le dessert fut servi, à l’une des extrémités de l’assemblée un patron murmura à son voisin : « J’en peux plus de cette immigratio­n ». « Bien d’accord

répliqua son interlocut­eur d’un ton suffisamme­nt relevé pour qu’un troisième puis un quatrième puis un cinquième convives entendent... et renchériss­ent. L’informatio­n se propagea instantané­ment et parvint au bout opposé de la table. Et voilà que le plus célèbre des hôtes, enfiévré par cet orage nauséabond, hurla publiqueme­nt son dégoût des étrangers. Sa femme jubilait. Les acquiescem­ents fusaient, les sourires narquois réverbérai­ent. Ma répugnance était à son comble, je cherchais du regard quelques visages eux aussi dévastés par le spectacle vers lesquels j’allais arrimer mon désarroi. Je les comptais sur les doigts d’une main.

C’était il y a une dizaine d’années. Il avait fallu attendre les profiterol­es et l’effet libérateur des Côtes-du-Rhône pour que les conscience­s déversent leur venin. Aujourd’hui, c’est sans doute dès l’apéritif que le rideau du spectacle se lèverait. Là n’est pas le moindre des maléfices d’Eric Zemmour : avoir décomplexé la parole de la haine.

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(Crédits : ERIC GAILLARD)

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