La Tribune

Larry Summers : “Je vous l’avais bien dit”

- Karl Eychenne

CHRONIQUE. Dans une tribune au Washington Post, Larry Summers dénonce les 5 critères que la Fed avait mis en avant pour plaider l’inflation transitoir­e. En passant, il nous rappelle qu’il nous l’avait bien dit. Mais il tombe dans un piège philosophi­que classique : le problème de Gettier... Par Karl Eychenne, stratégist­e et économiste.

Il est vraiment très fort Larry Summers. Déjà l’hiver dernier, il était convaincu que l’inflation allait devenir un sérieux problème. Dès lors, quand la Banque Centrale américaine (Fed) usa de son expression « inflation transitoir­e », Larry tiqua. Pour lui, l’inflation n’allait pas rendre les armes aussi facilement. Il n’était pas le seul à penser cela du reste, puisque dans le même temps Olivier Blanchard autre sommité, nous prévenait des risques ; tout en acceptant un débat constructi­f avec un Paul Krugman qui ne croit plus à l’inflation depuis longtemps. Nous y voilà. L’inflation américaine évolue aujourd’hui à près de 6,2 %, bien au-delà de sa zone de confort située autour de 2 %. Larry Summers nous l’avait bien dit donc, et il nous le rappelle dans cette tribune récente en invalidant les 5 critères que la Fed avait mis en avant en avril dernier, et qui justifiaie­nt alors une certaine forme de passivité du politique face à la flambée des prix.

D’abord, Larry Summers nous explique que l’accélérati­on des prix n’est plus confinée à certains secteurs contrairem­ent à ce que pensait la Fed. Il a raison. Ensuite, il nous explique que la hausse des prix très spécifique mais très importante des voitures neuves et d’occasion n’a pas cessé, contrairem­ent à ce que pensait la Fed. Il a raison. Puis, il nous fait remarquer que les tensions sur les salaires sont manifestes, il a encore raison. Les anticipati­ons d’inflation des agents économique­s ont finalement réagi aux tensions sur les prix, et commencent même à inquiéter les ménages. Il a toujours raison. Enfin, Larry Summers nous fait remarquer que toutes les autres économies développée­s montrent aussi des signes tangibles d’accélérati­on d’inflation, malgré 30 années de désinflati­on tendanciel­le. 5 sur 5, il a tout bon Larry. Aucun risque qu’il ne passe pour une chouette de Minerve, il nous avait bien prévenus.

Sauf que Larry Summers aurait pu aussi nous prévenir qu’il avait anticipé le retour des mesures de restrictio­ns sévères en Asie durant l’été, « confinant » de nouveau l’offre mondiale de biens au

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moment même où la demande déployait de nouveau ses ailes afin de rattraper le temps perdu. Il aurait aussi pu nous prévenir que certains pays producteur­s de certaines matières premières allaient trainer des pieds (Russie pour le gaz, OPEP pour le Brent). Ces deux remarques sont nécessaire­s pour rappeler aux curieux que la ré-accélérati­on récente de l’inflation américaine doit davantage à ces deux facteurs globaux qu’à une flambée des salaires américains. D’ailleurs, il suffit de comparer la progressio­n des prix américains aux prix européens depuis la rentrée : 1,6

%, il ne semble donc pas que l’inflation américaine dénote par rapport à l’inflation européenne sur la période récente. Pour comparaiso­n, les prix américains avaient monté deux fois plus vite que les prix européens de fin décembre 2020 à fin juillet.

Enfin, Larry Summers oublie peut - être de rappeler que son argument principal à l’inflation galopante était la surchauffe économique provoquée par un excès de zèle des autorités gouverneme­ntales et monétaires, et non pas une offre qui peine à retrouver ses niveaux d’avant Covid. En bref, Larry Summers avait peur de la demande exubérante, pas de l’offre hésitante. La demande a-t-elle été exubérante ? Larry et Olivier craignaien­t que les politiques de soutien donnent un coup de pied au derrière tellement fort au PIB qu’il allait se retrouver près de 5 à 10 % au-delà de son niveau raisonnabl­e (potentiel). Non, le PIB va bien mieux mais il n’est pas aussi euphorique, il serait même encore en retard... La surchauffe a bon dos donc. Certes, l’accélérati­on récente de l’inflation américaine est impression­nante, et l’on pourrait se dire que les ménages américains ont enfin puisé dans leur épargne de précaution dopée par les politiques de soutien. Pourtant, les prix américains n’ont pas plus accéléré que les prix de la zone euro depuis la rentrée. Certes, l’inflation américaine est plus élevée que l’inflation euro sur les 12 derniers mois, mais ce n’est pas liée aux évolutions récentes.

Donc, si l’on résume. Larry Summers croyait que l’inflation allait s’envoler, il avait de bonnes raisons de le croire, et il a finalement eu raison de le croire, mais pas pour les raisons qu’il avait invoquées au départ... De la même manière, la Fed avait tort sur l’inflation, mais peut - être pas tout à fait pour de mauvaises raisons. D’ailleurs, c’est exactement ce que la Fed suggère dans ses dernières minutes (à partir de la page 7), qui font le compte rendu des discussion­s ayant eu lieu durant le dernier comité de politique monétaire de début de novembre. Dans ces minutes, elle revient sur l’impact des tensions récentes des prix de l’énergie, et le retour du risque sanitaire en Asie.

Larry Summers est-il tombé dans le piège de Gettier ?

Lorsque que l’on croit quelque chose, que l’on a de bonnes raisons de croire quelque chose, et qu’il s’avère que la chose se réalise, et bien cela ne suffit pas à dire que l’on avait raison... C’est un piège devenu classique de la philosophi­e de la connaissan­ce. En 1963, un certain Edmund Gettier trouva une faille dans la définition de la connaissan­ce trop simpliste de Platon : « une connaissan­ce, c’est une croyance, vraie, et justifiée ». Cette faille, l’auteur l’exposa dans un article devenu culte en 1963 :

« Is Justified True Belief Knowledge ». Dans cet article, l’auteur démontre qu’il existe des croyances, auxquelles on a de bonnes raisons de croire, qui s’avèrent effectivem­ent vraies, mais qui ne sont pas des connaissan­ces...

Un exemple ? Prenons le cas des marchés financiers : une nouvelle terrible vient d’être publiée sur les écrans Bloomberg. L’investisse­ur croit que les marchés d’actions vont s’écrouler, il a de bonnes raisons de le croire car par le passé il en a toujours été ainsi, et il s’avère qu’il raison puisque le marché d’écroule effectivem­ent. Problème, le marché n’a pas baissé pour les raisons invoquées par l’investisse­ur, mais par ce que l’on appelle un

« gros doigt » d’un investisse­ur qui n’est même pas au courant de la terrible nouvelle et qui s’est juste trompé de touche lorsqu’il a passé son ordre. Dans le même genre, nous avons désormais un certain Larry Summers qui croyait que l’inflation allait s’envoler, qui avait de bonnes raisons de le croire, et qui a finalement eu raison de le croire... mais pas (pas tout à fait) pour les raisons qu’il avait invoquées.

Le contingent n’annonce jamais son arrivée à l’avance. Ainsi, l’exubérance récente des prix de l’énergie liées à la nonchalanc­e de certains pays producteur­s, et le retour des mesures restrictiv­es anti-virus en Asie étaient difficilem­ent prévisible­s par les autorités monétaires. Le contingent s’invite quand il veut. La preuve encore aujourd’hui, avec l’arrivée toute fraiche du nouveau variant sud - africain qui pourrait bouleverse­r encore la trajectoir­e des prix pour les mois à venir.

 ?? ?? Larry Summers, Ancien Secrétaire du Trésor des États-Unis (de 1999 à 2001) (Crédits : Reuters)
Larry Summers, Ancien Secrétaire du Trésor des États-Unis (de 1999 à 2001) (Crédits : Reuters)

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