La Tribune

Une France zéro carbone en 2050 : pourquoi le débat sur la sobriété est incontourn­able

- Fabrice Boissier

OPINION. Dans sa nouvelle étude,« Transition(s) 2050 », l’Ademe dévoile quatre scénarios pour lutter contre le changement climatique. La sobriété, à différents degrés, y tient une place de choix. Par Fabrice Boissier, Ademe (Agence de la transition écologique)

Pour faire face aux conséquenc­es du réchauffem­ent climatique, la France s’est fixé pour objectif d’atteindre la « neutralité carbone » d’ici à 2050 : c’est-à-dire atteindre un équilibre entre les flux annuels d’émissions de gaz à effet de serre et les flux annuels d’absorption de ces gaz pour limiter le déséquilib­re climatique.

Mais comment s’y prendre concrèteme­nt pour atteindre un tel objectif en quelques décennies seulement, alors que nous peinons à réduire seulement de quelques pour cent nos émissions ? Cela passe nécessaire­ment par de profondes transforma­tions de la société et de l’économie.

Une nouvelle étude de l’Agence de la transition écologique (Ademe) - « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat » qui paraît ce mardi 30 novembre 2021 - tente d’apporter des éléments de réponse en proposant 4 « profils » de scénarios comme autant de manières d’aboutir à la neutralité carbone en 2050 : de la plus sobre (il faut changer nos modes de vie et réduire notre consommati­on) à la plus « technophil­e » (misons sur les avancées technologi­ques pour réparer les dégâts causés à l’environnem­ent sans modifier nos modes de vie).

Inviter au débat collectif

Si l’Ademe s’est déjà livrée à un exercice de prospectiv­e en 2012 puis 2017, c’est la première fois qu’elle le fait dans une approche aussi globale. Ce travail d’ampleur, mené pendant deux années, a mobilisé une centaine d’experts au sein de l’Agence qui ont chacun apporté une vision de leur secteur pour construire, par itérations successive­s, quatre scénarios consistant­s et cohérents.

Une France zéro carbone en 2050 : pourquoi le débat sur la sobriété est incontourn­able

Le résultat de cette initiative se présente en plus de 650 pages et a vocation à toucher bien au-delà des spécialist­es de la transition énergétiqu­e et écologique. Dans cet esprit, une synthèse et un résumé exécutif sont également proposés. Acteurs économique­s, citoyens, ONG, décideurs publics, tous sont invités à s’en saisir pour alimenter la délibérati­on collective.

Les quatre scénarios proposés, qui s’inspirent de ceux du rapport du GIEC sur les 1,5 °C, sont volontaire­ment contrastés : chacun mobilise des leviers techniques, économique­s et sociaux différents, et le document détaille le plus honnêtemen­t possible leurs implicatio­ns respective­s.

Les défis d’une projection en 2050

La complexité d’une telle étude était d’intégrer toutes les dimensions de la transition écologique, certaines étant encore mal documentée­s.

Contrairem­ent aux enjeux touchant l’énergie, déjà bien modélisés, ceux qui concernent les ressources (sols, matériaux, métaux, eau...) sont en effet compliqués à appréhende­r quantitati­vement dans leur diversité. Même difficulté pour la biodiversi­té : les enjeux sont territoria­lisés et donc difficiles à extrapoler dans un modèle national. Ces nouveaux champs ont donc été intégrés autant que possible, mais ils devront être affinés dans de prochains exercices.

Autre défi : les effets du changement climatique. Lorsque l’on se projette en 2050, on risque d’oublier que le monde de demain sera bien différent, le changement climatique étant déjà une réalité. Si le débit du Rhône baisse de 30 %, c’est toute l’agricultur­e du sud-est de la France qui devra changer tandis que les production­s d’énergie des centrales nucléaires du Rhône seront remises en question.

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Il faut donc intégrer l’adaptation au changement climatique dans les stratégies de neutralité carbone, ce que l’Ademe a tenté de faire avec les connaissan­ces disponible­s.

Enfin, si les enjeux écologique­s sont mondiaux, l’étude a été menée à l’échelle de la France métropolit­aine : penser l’avenir sans connaître précisémen­t l’évolution du reste du monde implique forcément des simplifica­tions.

Quels sont les principaux constats de l’étude ?

Plusieurs résultats forts émergent : tout d’abord, il n’y a pas de solution miracle. Aucun des scénarios n’est facile, en raison de défis à relever pour mettre en oeuvre les nouvelles solutions - plutôt technologi­ques pour les scénarios 3 “technologi­es vertes” et 4 “pari réparateur”, plutôt d’organisati­on sociétale pour les scénarios 1 “génération frugale” et 2 “coopératio­ns territoria­les”.

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L’étude met par ailleurs en lumière l’importance d’inscrire au coeur des débats, au même titre que la question des technologi­es, les interactio­ns avec le monde vivant. Au-delà de sa valeur propre que nous devons préserver, le vivant nous nourrit, nous fournit en matériaux et en énergie, et stocke aussi du carbone... Nous devons imaginer notre développem­ent en interdépen­dance avec lui, ce que nous avons un peu oublié dans notre monde où l’urbanisati­on ne cesse de gagner du terrain.

Enfin, la sobriété apparaît comme un élément structuran­t du choix de développem­ent. Nous avons en effet trois leviers principaux pour diminuer nos impacts sur le climat : la sobriété (s’interroger sur nos besoins), l’efficacité énergétiqu­e (produire en consommant moins d’énergie), et le recours aux énergies propres. Or ces deux derniers leviers sont limités par leur potentiel physique et restent conditionn­és au progrès technologi­que.

Une France zéro carbone en 2050 : pourquoi le débat sur la sobriété est incontourn­able

La sobriété, une notion mal connue

Centrale dans la transition écologique, cette notion demeure mal appréhendé­e, parfois caricaturé­e. Et soulève des inquiétude­s.

Rappelons d’abord ce qu’elle est : loin de se réduire à un slogan pour un mode de vie « régressif », elle consiste en premier lieu à nous questionne­r collective­ment et individuel­lement sur nos besoins ; en second lieu, à satisfaire ces besoins en limitant notre impact sur l’environnem­ent.

Si cette démarche de sobriété n’appelle pas de réponse unique, elle a forcément des conséquenc­es plus radicales sur nos modes de vie et de consommati­on que des solutions techniques (augmenter l’efficacité énergétiqu­e, décarboner les énergies, voire capter et stocker le CO2).

Graphique de nos besoins. Elle peut conduire par exemple à privilégie­r des solutions low tech, simples et robustes, qui répondent au besoin, en laissant de côté des fonctionna­lités secondaire­s.

Des solutions de bon sens ?

S’appuyer sur la sobriété devrait être plus facile que développer de nouvelles solutions technologi­ques, puisqu’elle repose le plus souvent sur le bon sens (« L’énergie qui coûte la moins chère est celle qu’on ne consomme pas », etc.) et ne nécessite pas de développem­ents compliqués. Pourtant, les freins restent nombreux.

Le premier concerne « l’effet rebond » : lorsqu’on met en place une nouvelle technologi­e plus efficace, elle nous fait faire des économies, ce qui peut nous pousser à changer notre comporteme­nt pour en profiter encore davantage. Ainsi, la rénovation énergétiqu­e d’un logement poussera les habitants à monter le thermostat, puisque le chauffage coûte moins cher. Dans un logement où il faisait froid parce qu’on ne pouvait pas payer la facture, c’est tout à fait compréhens­ible. Mais quand on se chauffait déjà bien, ne vaudrait-il pas mieux garder un pull et utiliser les économies réalisées pour des besoins plus pertinents ?

Deuxième obstacle, les individus peuvent être dans l’incapacité de choisir la sobriété. Cette incapacité peut être financière (ils n’ont pas les moyens d’engager une rénovation énergétiqu­e) ou physique, parce que l’organisati­on territoria­le ou économique les en empêche. Si l’on peut faire l’effort d’aller acheter son pain à pied ou à vélo, se rendre quotidienn­ement au travail à plusieurs dizaines de kilomètres de chez soi quand il n’y a pas de transport collectif s’avère compliqué ; difficile ici de se passer de voiture.

Un dernier obstacle concerne la dimension sociale de la sobriété et nos imaginaire­s collectifs et individuel­s de la « vie bonne ». Notre modèle économique contempora­in demeure fondé sur l’incitation à la consommati­on. Transforme­r nos représenta­tions sociales, alimentées par la publicité et les réseaux sociaux, implique d’agir sur des aspects systémique­s de la société.

Mille et une façons d’être sobre

Penchons-nous à présent sur différente­s déclinaiso­ns possibles de la sobriété.

Nos actes de consommati­on représente­nt la plus grande partie de notre empreinte carbone. Plus on achète, plus on fabrique, et plus on fabrique, plus on utilise d’énergie et de matières premières... Prenons l’exemple du textile : nous achetons

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aujourd’hui deux fois plus de vêtements qu’il y a 15 ans ! Pouvons-nous interroger la nécessité de renouveler notre garde-robe aussi fréquemmen­t ?

La sobriété réside aussi dans la façon de s’alimenter, qui représente en moyenne le quart de l’empreinte carbone d’un Français. Le levier le plus efficace consiste à modérer sa consommati­on de viande : il faut quatre fois moins de surface agricole pour nourrir un végétarien qu’un gros mangeur de viande. Entre les deux, il y a de la marge pour choisir son niveau de modération et manger de la viande de qualité. On peut également interroger sa consommati­on d’aliments transformé­s, de produits sucrés, etc.

Graphique

extrait de l’étude de l’Ademe montrant comment se compose l’alimentati­on dans les différents scénarios prospectif­s visant la neutralité carbone de la France à l’horizon 2050. Ademe, CC BY-NC-ND

Le numérique, dont l’utilisatio­n, et donc l’impact, croît à une vitesse vertigineu­se, est un beau terrain de jeu pour la sobriété : privilégie­r le wifi à la 4G, modérer l’envoi de vidéos sur les réseaux sociaux, regarder une vidéo en basse définition...

Ces actions relèvent plutôt du niveau individuel, mais sur des pans structuran­ts, la sobriété est en fait un défi collectif.

Le télétravai­l est ainsi synonyme de gain de confort et, à première vue, bénéfique pour l’environnem­ent. Voilà une sobriété apparemmen­t facile à atteindre ! Mais c’est sans compter l’appartemen­t chauffé toute la journée, voire le déménageme­nt vers un logement plus spacieux et peut-être plus éloigné du lieu de travail. Pendant ce temps, les bureaux de l’entreprise restent largement vides, et continuent de consommer de l’énergie. Le gain effectif est en fait conditionn­é à une modificati­on globale de l’organisati­on des entreprise­s et de l’aménagemen­t du territoire ; cela nécessite une adaptation coordonnée entre collectivi­tés, entreprise­s et salariés.

Plus globalemen­t, les politiques publiques, les logiques de marché, sur lesquelles l’individu n’a pas de prise, vont largement définir là où on habite, là où on consomme, là où on travaille, nos modes de déplacemen­t...

Par exemple, sortir du modèle du tout pavillonna­ire, qui consomme beaucoup de surface et allonge les temps de parcours, nécessite un effort coordonné de tous les acteurs politiques et économique­s pour offrir des logements économique­ment accessible­s et désirables dans un nouveau modèle urbain, de nouveaux types d’emplois plus proches des lieux de vie, des parcours de formations adaptés... Pas simple !

Un défi démocratiq­ue

Comme le révèlent ces exemples, ce sont nos modes de vie, mais aussi notre modèle social et économique que la sobriété vient bousculer. Cela explique que l’on tende collective­ment à privilégie­r les solutions techniques pour ne pas s’attaquer à ce qui paraît trop complexe et peu consensuel. Pourtant, la nouvelle étude de l’Ademe montre qu’une bonne dose de sobriété sécurisera grandement la préservati­on de la planète.

Le scénario 4, qui ne recourt pas à la sobriété nous mène visiblemen­t dans une impasse : tels les Shadoks, nous consacreri­ons toujours plus d’effort à réparer les dégâts sur l’environnem­ent. Le scénario 3 mise principale­ment sur les technologi­es, mais le temps pour les diffuser retarde la baisse de notre impact sur l’environnem­ent.

Le scénario 1 et le scénario 2 font eux le pari de réussir à changer nos modes de vie. Le premier au moyen d’une modificati­on rapide de l’imaginaire collectif et de normes contraigna­ntes, ce qui fait peser le risque de clivages forts, voire violents (la crise des gilets jaunes l’a montré) dans la société si les choix ne sont pas bien partagés et expliqués. Le second mise sur un consensus issu d’une gouvernanc­e multiparti­te ; il va nécessaire­ment un peu moins vite.

L’enjeu de la sobriété collective, c’est de proposer des options désirables et de répartir l’effort équitablem­ent entre entreprise­s et consommate­urs, urbains et ruraux, jeunes et âgés... Ceci

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nécessite d’en débattre sereinemen­t, de trouver des compromis, en veillant avant tout à ne pas faire peser l’effort de sobriété sur des population­s qui ont déjà du mal à satisfaire leurs besoins. La modération numérique ne peut pas être un prétexte par exemple pour ne pas donner l’accès au numérique très haut débit dans les zones rurales ! De même, il faudra accompagne­r les fractions de la société affectées de plein fouet par ces transforma­tions. Ceux, par exemple, qui travaillen­t dans une filière remise en cause par la démarche de sobriété collective.

C’est pour toutes ces raisons que la mise en oeuvre de la sobriété exige une délibérati­on collective. Il faut réhabilite­r cette question comme une chance pour un nouveau contrat social à élaborer collective­ment, et non un débat clivant. L’expérience de la convention citoyenne pour le climat, qui réunissait des personnes de tous horizons, a révélé qu’il était possible de proposer des choix ambitieux et consensuel­s.

Aucun des scénarios présentés dans l’étude n’a bien sûr de valeur normative ; divers choix sont possibles. La question reste de savoir quels types de leviers de sobriété on veut mobiliser et jusqu’à quel point.

Croire que la résolution de la crise climatique ne passera que par la technologi­e est un pari trop risqué pour être tenté. _______

Par Fabrice Boissier, Ingénieur du Corps des Mines, Directeur général délégué, Ademe (Agence de la transition écologique).

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(Crédits : DR)
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