La Tribune

Laurent Berger : « S’adapter ou mourir, le syndicalis­me doit choisir »

- Propos recueillis par Denis Lafay @Vabrial

Le secrétaire général de la CFDT ne le nie pas : le syndicalis­me est en danger de mort, pris en tenailles des profondes transforma­tions (télétravai­l, digitalisa­tion, plateformi­sation, externalis­ations, désaffecti­on de la jeunesse) qui fragilisen­t son terreau : les collectifs « physiques

» de travail, là où se tissent les liens humains et sociaux. Un paradoxe, car le syndicalis­me n’a peutêtre jamais été aussi essentiel, afin de riposter à la déshumanis­ation, lente et sournoise, dont ces mutations menacent le travail. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°9 “Travailler, est-ce bien raisonnabl­e?”, actuelleme­nt en kiosque)

Depuis mars 2020 et l’irruption de la pandémie de Covid-19, le travail connaît des mutations importante­s, brutales et inédites. S’en porte-t-il forcément moins bien ?

LAURENT BERGER - Tout dépend des déterminan­ts que nous affectons au travail. Si l’on se réfère aux actes de production, qu’il s’agisse de biens ou de services, les travailleu­rs ont répondu présent. Et cela quelle que soit leur situation, en présentiel ou en télétravai­l - rappelons que 70 % des salariés exercent une activité non éligible à ce dernier. Les entreprise­s n’ont aucune raison de se plaindre de l’implicatio­n et du soin que les salariés ont apportés à tenir leur emploi. En revanche, un autre volet du travail jette l’ombre sur votre question : la manière dont l’exercice du travail a été appréhendé, expériment­é et vécu à l’épreuve de la vie personnell­e. Et dans ce domaine, nous sommes loin de pouvoir en tirer tous les enseigneme­nts.

Laurent Berger : « S’adapter ou mourir, le syndicalis­me doit choisir »

D’abord, il y a le télétravai­l, objet d’immenses paradoxes auxquels la CFDT elle-même est nécessaire­ment confrontée, comme toute entreprise. Des collaborat­eurs ou adhérents y ont goûté avec plaisir, d’autres en sont écoeurés. Tout dépend bien sûr du contexte - logement, distance, situation familiale, etc. Sur les manières de coopérer, l’efficacité des réunions, la dimension affective, la compétence collective, nous n’avons pas fini de mesurer les effets vertueux et ceux délétères. Toutefois, je ne peux m’empêcher de considérer que le sens du travail, par nature lié aux interactio­ns humaines et sociales, pâtit globalemen­t de ce phénomène. Ce qui fait qu’un emploi « humanise » : dialoguer, rencontrer, rire, parfois ferrailler, se constituer des amitiés (et même des amours), bref partager, se délite dans cette digitalisa­tion accélérée du travail. Bien sûr aussi, le télétravai­l met en péril l’étanchéité des temps profession­nel et personnel. Chez beaucoup, ces temps se sont entremêlés, la ligne de frontière est de plus en plus indétectab­le, ouvrant les vannes d’une intensific­ation et d’une pression supplément­aires.

Enfin, que dire de tous ces travailleu­rs auparavant invisibili­sés et dont on a « découvert » l’immense utilité... et l’immense injustice à laquelle le manque de reconnaiss­ance et des rémunérati­ons indigentes les confronten­t ? Travailleu­rs du commerce, de la logistique, de l’agroalimen­taire, du nettoyage, de la sécurité privée, ils sont enfin un peu mieux considérés. Et que dire des profession­nels du soin ? Voilà plus de dix ans qu’à la CFDT nous alertons sur la situation dramatique de l’hôpital, et il a fallu une crise pandémique pour que politiques, médias et opinion publique s’en saisissent !

Le télétravai­l accélère la fragmentat­ion des espaces et des moments « physiques » du travail collectif, il dissémine et isole les salariés, il met au défi les liens humains et sociaux, l’esprit de coopératio­n, le sentiment d’appartenan­ce, l’intelligen­ce partagée, le « management humain » : pour ces raisons, il est un poison pour les organisati­ons syndicales...

Les deux années extrêmemen­t difficiles que nous avons tous passées l’ont été aussi pour les organisati­ons syndicales songez par exemple dans nombre d’entreprise­s que nous n’avions pas accès aux boîtes mail profession­nelles des salariés, ce qui nous aurait permis d’entrer en contact avec eux. Le lien interperso­nnel se tisse dans la confiance, et cette dernière dans l’action collective. Laquelle est contestée dans un contexte de modificati­on durable des organisati­ons du travail où entretenir le lien avec les travailleu­rs sera plus compliqué. Nous ne savons pas si cela traduit un reflux du collectif au bénéfice de la singularit­é de chacun ; or le télétravai­l précise cette dernière selon les conditions dans lesquelles on l’exerce et la manière dont on veut (ou non) l’inscrire dans une perspectiv­e collective. Comment reconstrui­re du collectif en prise avec le télétravai­l : voilà un immense défi pour les entreprise­s, mais aussi pour les organisati­ons syndicales exhortées à se réinventer.

Faut-il craindre que les entreprise­s se saisissent de ce phénomène - spontané ou contraint - d’individual­isation pour externalis­er toujours plus, pour atomiser davantage les collectifs du travail - notamment en se déchargean­t des contrats au profit de l’auto-entreprene­uriat ?

Le risque est à plusieurs niveaux. Faire télétravai­ller à 95 % condamne toute opportunit­é de rencontres « physiques » et d’interactio­n sociale. Et en effet, poussée à son paroxysme, la logique d’autonomisa­tion des fonctions peut amener à externalis­er les postes, et à substituer au salariat le statut d’entreprene­ur individuel. À propos de ce statut qui a connu en 2021 un vif succès, on a tendance à se focaliser sur la face émergée de l’iceberg (indépendan­ce, gestion de son temps et de son lieu de travail, etc.) mais sous la ligne de flottaison les dangers sont nombreux. Être salarié ou prestatair­e ne donne pas accès aux mêmes droits. Et ne confère pas au travail un même « sens ».

Justement, la quête de sens fait résonance avec une lame de fond, que la pandémie a exacerbée : la digitalisa­tion (et, sous-jacentes, la dématérial­isation et la délocalisa­tion) du travail, qui concerne tout particuliè­rement une jeunesse par nature très peu sensible au syndicalis­me. Comment vous adaptez-vous à ce qui ressemble à un péril pour les organisati­ons syndicales ?

Le défi de réhumanise­r les relations doit composer avec cette réalité du digital. Laquelle va bien davantage bouleverse­r le travail que l’emploi. Continuer de créer du lien, continuer de nourrir un sentiment commun d’appartenan­ce à la condition de travailleu­r, continuer de traiter tout ce qui altère l’épanouisse­ment au travail : risques d’aliénation, d’intensific­ation, de précarisat­ion, d’isolement, de statut dégradé, etc. Le défi est de continuer d’avoir un regard sur l’évolution du travail et de faire la démonstrat­ion de notre utilité - notamment en donnant une existence, une reconnaiss­ance à tous ces emplois « invisibles ».

Le syndicalis­me doit choisir : s’adapter ou mourir. Et au profit des droits à construire, il doit solliciter un levier capital : celui de la régulation, axé sur le partage de la valeur et de la gouvernanc­e. Il

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faut absolument rééquilibr­er les pouvoirs dans l’entreprise.

Le salut peut-il venir de l’Europe ? En tant que président de la Confédérat­ion européenne des syndicats (CES), qu’attendez-vous de manière concrète et réaliste de la présidence française de l’Union européenne qui s’étire jusqu’en juin ?

Un salaire minimum dans toute l’Europe n’est plus une utopie. Cette convergenc­e sociale est indispensa­ble. Ce sera compliqué, mais on peut y parvenir. Autres sujets : lutter contre l’inégalité salariale entre les femmes et les hommes, un véritable scandale dont les entreprise­s se rendent coupables en dépit des lois. Accroître la protection et la couverture sociale des travailleu­rs indépendan­ts, très vulnérable­s - une directive sur la présomptio­n de salariat est en projet, qui mettrait fin à l’exploitati­on elle aussi scandaleus­e de l’auto-entreprene­uriat « subi » ; que l’on cesse de nous prendre pour des abrutis en affirmant que l’on est pleinement heureux de traverser Paris sous la pluie et livrer une pizza pour quelques dizaines de centimes ! Enfin, au niveau européen, nous pouvons peser sur le comporteme­nt social et environnem­ental des entreprise­s - en leur sein mais surtout chez leurs sous-traitants hors Europe, dans les pays dépourvus de normes exigeantes. C’est l’objectif du combat que la CES mène en faveur d’une directive sur le devoir de vigilance au niveau européen.

Sur le thème du travail, que restera-t-il du quinquenna­t d’Emmanuel Macron ?

Une approche minimum. La priorité a été donnée à l’emploi (meilleur accès, moins de règles et de contrainte­s) avec un certain succès sur des points en particulie­r comme l’apprentiss­age, et donc le travail a été traité comme un « sous-produit ».

Rien des attributs du travail que nous venons d’évoquer n’a été abordé. Pendant la pandémie, de bonnes mesures en faveur des travailleu­rs et de l’activité ont été mises en oeuvre. Du futur président, j’attends qu’il décrète l’organisati­on de grandes Assises du travail, dédiées à cerner ce qu’est et ce que doit devenir le travail : qu’est-il désormais, à quoi et qui sert-il, comment inoculer du sens, par quels moyens faire lien, comment répartir la valeur, quelles organisati­ons, etc. Une approche globale - sociologiq­ue, philosophi­que, économique, managérial­e, organisati­onnelle - pour positionne­r le travail au coeur de notre épanouisse­ment, et au coeur de la société.

Juste avant d’entrer dans l’usine, de s’attabler à son bureau, d’ouvrir son commerce, ou d’enclencher le moteur de son camion, le travailleu­r ne sort pas son cerveau du crâne pour le laisser à la porte ! Tout travailleu­r peut être contribute­ur de son propre travail, de l’améliorati­on de son travail, d’une meilleure performanc­e au travail, et donc il participe substantie­llement à la réussite économique et sociale de l’entreprise... si on lui en donne la possibilit­é. Cela requiert quelques conditions : être écouté, considéré, respecté, configurer le travail pour qu’il soit source d’émancipati­on et de réalisatio­n de soi, cultiver les opportunit­és de coopératio­n et de partage - à tous points de vue, y compris dans la gouvernanc­e. Il y a une place pour l’humanisme au travail.

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Article issu de T La Revue n°9 “Travailler, est-ce bien raisonnabl­e?” - Actuelleme­nt en kiosque et disponible sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

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(Crédits : Anne Bruel / Infocom CFDT)
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