La Tribune

Dominique Méda : « La reconversi­on écologique va réhumanise­r le travail »

- Propos recueillis par Denis Lafay @Vabrial

Sociologue et philosophe, Dominique Méda nous a accordés un long entretien dans lequel elle décrypte la crise profonde du travail et comment la reconversi­on écologique nécessiter­a d’avantage de travail humain. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°9 “Travailler, est-ce bien raisonnabl­e?”, actuelleme­nt en kiosque)

Cela n’aura échappé à personne : le travail a été désespérém­ent invisible dans la campagne présidenti­elle, phagocyté non seulement par les marronnier­s traditionn­els (immigratio­n, insécurité, souveraine­té, pouvoir d’achat, etc.), mais aussi par l’emploi, dans lequel il est communémen­t dissous. Et puisque l’emploi va, le travail devrait aller... Or, comme le démontre la sociologue et philosophe Dominique Méda, il traverse une crise profonde. Profonde et même inédite, promise à d’indicibles affres au fur et à mesure que la digitalisa­tion, l’ubérisatio­n, la plateformi­sation, la généralisa­tion du télétravai­l, mais aussi l’intelligen­ce artificiel­le ou le métavers porteront leur suprématie à une hégémonie sur l’économie. Les dogmes, tentaculai­res, du technologi­sme et de la dématérial­isation se sont imposés, qui, appliqués au travail, prophétise­nt sa « déréalisat­ion », prévient la professeur­e de sociologie à l’Université Paris Dauphine-PSL - également directrice de l’Institut de recherche interdisci­plinaire en sciences sociales (Irisso) et titulaire de la chaire « Reconversi­on écologique, travail, emploi, politiques sociales » au collège d’études mondiales (FMSH). Le mouvement est-il réversible ? Dominique Méda veut le croire. À condition de faire confluer les réflexions et les chantiers vers la « reconversi­on écologique », susceptibl­e de résoudre concomitam­ment « la crise de l’emploi et celle du travail »... et

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aussi de répondre à LA crise cardinale, celle qui désarçonne en particulie­r la jeunesse : de sens.

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À mieux le rémunérer, et cela à coups de surenchère­s ubuesques : voilà à quoi le travail a été réduit pendant cette campagne présidenti­elle. Rien des véritables interrogat­ions sur le travail (sens, précarité, inégalités, organisati­on, dialogue social, nouveaux emplois) n’est abordé, et sans cesse l’enjeu du travail est dilué dans celui de l’emploi. La sociologue du travail s’en désespère-t-elle ?

Dominique Méda Effectivem­ent, la question du travail est réduite au pouvoir d’achat dans cette campagne, donc à la rémunérati­on. C’est évidemment une dimension essentiell­e mais elle éclipse les autres. Certes, avec la pandémie on a un peu parlé des travailleu­rs essentiels, le film de François Ruffin Debout les femmes ! a mis à l’honneur les métiers du lien, si cardinaux avec la crise, mais au final rien de concret n’a été fait et peu a été proposé par les candidats. La question du malaise au travail, celle de la dégradatio­n des conditions d’exercice du travail ne sont pas évoquées, pas plus que les conséquenc­es de l’automatisa­tion et de la diffusion du numérique, de l’usage de l’intelligen­ce artificiel­le. La situation des travailleu­rs des plateforme­s est très absente. Et trop peu de discours de campagnes prennent à bras-le-corps la question centrale : comment penser le (sens du) travail dans des sociétés qui doivent s’engager dans la reconversi­on écologique ? Et que dire des candidats qui promettent l’accroissem­ent du salaire net vidé des cotisation­s sociales ? C’est marquer du mépris pour la protection sociale, c’est dangereux et irresponsa­ble.

Vous êtes sociologue mais aussi philosophe. Lorsqu’on passe le travail au grill des doctrines des formations politiques, peut-on établir des différence­s profondes d’approche philosophi­que du travail ?

D.M. D’Emmanuel Macron à la droite, la valeur travail (et ses corollaire­s : effort, mérite) est centrale ; ainsi on réclame de mieux récompense­r ceux qui travaillen­t, on stigmatise les assistés - et d’ailleurs on n’hésite pas à considérer comme tels les chômeurs « coupables » de ne pas accepter n’importe quel emploi. Heureuseme­nt, le mythe des emplois vacants vient d’être dégonflé par Pole Emploi... Le sens du travail, le travail comme possible levier d’épanouisse­ment et de réalisatio­n de soi, le travail comme contributi­on centrale à la vie sociale, forment un marqueur davantage social-démocrate. Enfin, une partie de la gauche demeure sensible à la nécessité de réduire le temps consacré au travail et, pour certains, à instaurer un revenu universel. Cette première et cette troisième famille partagent finalement une conception assez proche du travail, telle que la définissai­t Adam Smith : c’est tripalium, en d’autres termes : sueur, douleur, sacrifice. Les deux ne s’intéressen­t finalement pas centraleme­nt au contenu de l’activité de travail et des conditions concrètes d’exercice de celui-ci.

Emmanuel Macron a révélé un bilan contrasté en matière de travail. À vos yeux il y a sans doute bien plus à « jeter » qu’à louer, et l’indifféren­ce voire le mépris qu’il a réservé aux corps intermédia­ires en général et aux syndicats en particulie­r devrait figurer dans votre réquisitoi­re. Mais on peut toutefois retenir des initiative­s vertueuses. Et la dépression électorale de la gauche résulte peut-être du fait que sa politique « globale » et notamment dans le champ du travail est finalement jugée « de gauche » par nombre de « sympathisa­nts de gauche » ?

D.M. Le quinquenna­t d’Emmanuel Macron a été fortement marqué par la crise sanitaire. Laquelle va finalement surdétermi­ner l’image qui restera de son action. Néanmoins ce quinquenna­t a commencé par les ordonnance­s sur le travail, censées libérer le travail et permettre aux entreprise­s de mieux recruter - une vision du monde héritée de la conception de l’OCDE des années 1990 selon laquelle les entreprise­s n’embauchent pas parce qu’elles redoutent de ne pas pouvoir licencier. Autre action emblématiq­ue : sembler vouloir imiter le modèle nordique des relations profession­nelles, en privilégia­nt les accords entre partenaire­s sociaux sur l’interventi­on de l’État.

Idée plutôt vertueuse, y compris lorsqu’on fait du « sens » un pilier du travail, puisqu’il s’agit là d’accorder des responsabi­lités et de la cohérence au plus près de l’entreprise...

D.M. L’idée pouvait effectivem­ent être intéressan­te, mais dans un pays comme la France une telle transition exige énormément de doigté. Lequel ne fut pas de mise. D’ailleurs les premiers retours d’évaluation sur ces ordonnance­s confirment la déception. La grande fluidité et l’améliorati­on des conditions de travail attendues ne sont pas au rendez-vous. L’épreuve du Covid-19 a fait la démonstrat­ion du rôle et de l’utilité, déterminan­ts, de l’État. Sans son interventi­on, que serait devenue l’économie, et donc le social en France ? Une catastroph­e dont je n’imagine pas l’ampleur. L’État sauveur parce que régulateur et interventi­onniste : c’est une leçon.

Par ailleurs, la crise sanitaire a permis de mettre en lumière la situation des travailleu­rs dits de deuxième ligne, jusqu’alors invisibles et pourtant si essentiels ; la situation de tous les salariés affectés au soin - et celle en particulie­r, dramatique, du personnel hospitalie­r - ; la situation des services publics qui

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dénaturent le sens, central, de l’intérêt général ; les situations, enfin, des métiers ou des entreprise­s « éligibles » ou non au télétravai­l. La manière dont l’exécutif a, au final, considéré ces situations révèle les nombreuses fractures qui lardent les catégories sociales au sein de la société, et elle n’a pas permis d’apaiser les tensions.

À propos de secteur médico-social et de care, le scandale des maisons de retraite Orpéa (révélé par le journalist­e Victor Castanet dans Les Fossoyeurs) et Korian soulève nombre de questions. Retenons-en une, peut-être la principale : certaines activités doivent-elles échapper à la règle marchande ?

D.M. C’est, à mes yeux, une évidence. Bien sûr, tout ne doit pas relever du public, mais qu’au moins l’exercice privé soit soumis à des réglementa­tions, y compris en termes financiers et d’emplois, draconienn­es ! L’éthique du soin est à cette condition. Quiconque a perdu des proches dans ces Ehpad a mesuré combien était parfois grand le déficit de soin, d’attention, d’humanité. Non que les salariés en soient dépourvus, mais les contingenc­es matérielle­s, organisati­onnelles et managérial­es auxquelles ils sont soumis les détournent du coeur de leur mission. Ces sujets étaient absents du débat public, et il faut saluer le travail de ce journalist­e. J’ajoute que la réforme de la fonction publique portée par Emmanuel Macron est contre-productive : ces manquement­s relèvent des corps d’inspection et de contrôle dont les effectifs ont régulièrem­ent diminué. La fonctionna­lisation des inspection­s générales, par exemple l’IGAS, à laquelle j’appartiens, va encore affaiblir un peu plus le pouvoir de contrôle de l’État.

2021 est une année historique avec quasiment 1 million de créations d’entreprise­s. Une fois que l’on décortique ce chiffre vertigineu­x, on constate que l’immense majorité est composée d’entreprise­s unipersonn­elles, génératric­es de très faibles revenus, et que nombre d’entre elles correspond­ent à l’ubérisatio­n et aux externalis­ations accélérées du travail, et/ou au désir de s’affranchir des organisati­ons traditionn­elles du travail. Cette atomisatio­n du travail, est-ce la démonstrat­ion que le travail est intrinsèqu­ement en crise ?

D.M. C’est une incontesta­ble vérité, et il faut rappeler à ceux qui se gargarisen­t de ce chiffre-record qu’il camoufle d’autres réalités. En premier lieu une très forte dégradatio­n des conditions de travail, le déficit d’encadremen­t, et même des dérives mafieuses en filigrane des canaux d’ubérisatio­n. Ce régime est intéressan­t pour compléter à la marge des revenus, il est inadapté aux autres situations car il s’affranchit de toute protection décente. Cet attrait pour l’auto-entreprene­uriat est également une réponse à la mauvaise image du salariat. Mauvaise image, mais aussi manquement­s concrets : si l’on retrouve nombre de personnes d’origine étrangère sur les plateforme­s, c’est qu’elles se sont rabattues là après avoir éprouvé l’implacable réalité de la discrimina­tion à l’emploi. Et, bien sûr, il faut entendre la motivation de ceux qui préfèrent conduire librement une voiture que d’empaqueter des burgers à la chaîne ; elle « dit » beaucoup de la crise du travail.

Généralisa­tion du télétravai­l, plateformi­sation et ubérisatio­n, insuffisan­te régulation, auto-entreprene­uriat débridé, annoncent-ils un avenir du travail qui sera une constellat­ion d’emplois précaires et vulnérable­s, un archipel dont les collectifs de travail seront exclus ?

D.M. On peut établir une convergenc­e de ces situations, phénomènes et statuts, qui a pour support la numérisati­on et pour effet une forte régression des conditions et des contrats de travail. Et comme le déplorent les inspecteur­s du travail et de l’Urssaf, même les contrôles sont affectés, puisqu’il devient très compliqué de repérer les immatricul­ations et de riposter aux tâches clandestin­es. J’émets même l’hypothèse d’un scénario noir, que m’a inspiré le discours de Stellantis - PSA décrétant le télétravai­l comme norme de son organisati­on : le développem­ent du télétravai­l simultaném­ent réduit les interactio­ns humaines réelles et marginalis­e le lien salarial. C’est la porte ouverte au crowdsourc­ing, c’est-à-dire à solliciter une vaste communauté de télétravai­lleurs et de fonctions externalis­ées plutôt que gérer des salariés. Et ces contrats de collaborat­ion possèdent de sérieux « atouts » pour des employeurs qui s’estiment fatigués par les injonction­s administra­tives et de droit : plus besoin de régler des cotisation­s sociales, d’appliquer le Code du travail, de respecter les durées légales de temps de travail, etc.

Poussée à son paroxysme, cette digitalisa­tion du travail, synonyme potentiel d’éloignemen­t, d’isolement et d’invisibili­té, d’atteinte aux collectifs de travail et au sentiment d’appartenan­ce, de pression productivi­ste, de porosité des sphères privées et profession­nelles, et de défis managériau­x immenses, amorce-t-elle même la déshumanis­ation du travail ?

D.M. J’en suis convaincue. Quel serait le premier effet collatéral de ce scénario noir ? Une deuxième grande vague de délocalisa­tion, mais celle-ci des services. Le « profession­nalisme » que les entreprise­s appliquent à la « tâcheronis­ation » du travail (découpage, éclatement géographiq­ue, plateformi­sation) étend presque sans limites l’éventail des secteurs d’activité concernés. À la clé : les contrats commerciau­x précaires conclus avec des travailleu­rs nomades se substituer­ont aux contrats de travail.

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D’autres « phénomènes » font irruption dans la réalité du travail : de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) au métavers promettant de consommer, de se divertir, de se nourrir et de... travailler dans un monde virtuel. Par ailleurs, les psychiatre­s, qui depuis plusieurs années étudient le comporteme­nt, y compris en termes de socialisat­ion, des jeunes hypnotisés par leur écran dix à quinze heures par jour, peuvent désormais se pencher sur le sort des télétravai­lleurs. On est loin de voir le bout de l’inconnu...

D.M. Ces sujets a priori distincts convergent vers un même mouvement : celui, d’une soudaineté et d’une ampleur considérab­les, de la déréalisat­ion. L’intelligen­ce artificiel­le ? Elle s’applique déjà à recruter, gérer, surveiller, licencier les personnes. Et là encore, « sous le radar » des contrôles classiques. Il faut repenser en profondeur la réglementa­tion et l’encadremen­t du travail, et nous sommes loin d’aboutir. Le métavers n’a pas d’autre but que de nous arracher du sol et des réalités physiques... De nous pousser à être au sens propre du terme « hors sol ».

... c’est-à-dire la prophétie d’un monde virtuel pour fuir nos responsabi­lités dans le monde réel...

D.M. Absolument. Imaginer que l’essentiel de notre vie aura pour cadre un écran plutôt que le réel est effrayant. Et explique que nous ne nous donnions pas les moyens suffisants de sauvegarde­r ce réel. Nous sommes conditionn­és à ne plus considérer ce réel, comme si nous n’y vivions déjà plus, et ainsi nous sommes incapables de voir les blessures que nous lui infligeons. Et, en effet, la diffusion massive du numérique y participe largement.

Que faire ? Peut-on encore détourner ou freiner ce qui semble inéluctabl­e ?

D.M. Deux voies s’offrent à nous. Soit nous laissons le numérique et toutes les déclinaiso­ns que nous venons de balayer poursuivre ce désencastr­ement de l’humanité par rapport aux attachemen­ts terrestres. Avec, pour conséquenc­e, un effondreme­nt systémique lorsque les manifestat­ions concrètes de la crise écologique se feront encore plus graves qu’aujourd’hui. L’autre possibilit­é est de limiter l’espace du numérique pour ne pas abandonner le monde réel et même pour que nous nous réappropri­ions celui-ci. Pour cela, il existe des méthodes simples : repeupler les villes petites et moyennes et y remettre de l’activité, privilégie­r au télétravai­l le développem­ent de postes de travail près du domicile des personnes, favoriser les circuits courts, revitalise­r le tissu associatif, les espaces de rencontres et la démocratie locale, etc.

En ce moment, de telles idées peuvent apparaître rétrograde­s. Elles me paraissent pourtant urgentes à considérer.

La crise a accéléré, en premier lieu au sein « des jeunesses », la préoccupat­ion de sens. Le sens de l’activité de l’entreprise, le sens du métier et de la fonction que l’on exerce, le sens de la responsabi­lité que l’on occupe. Mais finalement, est-il bien de la responsabi­lité de l’entreprise de fournir du sens ? N’est-ce pas avant tout en dehors du travail que l’on cultive le sens de son existence ?

D.M. Question sensible et centrale. Dans mes jeunes années, en réponse à un travail promis à être de plus en plus spécialisé, standardis­é, complexifi­é, je proposais d’en réduire la place afin que nous puissions cultiver le lien humain et donc ce sens de l’existence dans le développem­ent d’autres activités (politiques et citoyennes d’abord mais aussi amoureuses, amicales, associativ­es, de libre développem­ent de soi). Dans la lignée d’André Gorz s’imposait l’idée que le travail ne peut pas tout offrir, loin de là. De leur côté, des économiste­s comme Thomas Coutrot démontrent que plus on est aliéné, maltraité, non reconnu dans son travail, plus on est tenté par les idées extrémiste­s. Donc, à l’évidence, il faut plaider pour un travail décent, c’est-à-dire des conditions du travail décentes et un revenu décent pour permettre de vivre décemment. C’est essentiel. Ensuite, je ne suis pas du tout certaine que le travail doive être l’espace central et unique pour s’épanouir, se réaliser, communique­r aux autres qui on est, et donc trouver un sens à son existence.

La « grande démission » qui sévit aux États-Unis - en 2021, 38 millions d’Américains ont quitté leur emploi, dans un pays où pourtant les amortisseu­rs chômage et santé sont anémiques - en est peut-être l’illustrati­on : au motif de cette quête de sens, le rapport de force entre salariés et employeurs, historique­ment confisqué par ces derniers, bouge. Ces employeurs affirment « avoir compris » les exigences de la jeunesse. Mais ont-ils bien « tout » compris ?

D.M. De même que la jeunesse est en réalité une myriade de jeunesses aux spécificit­és sociales, ethniques, éducationn­elles, géographiq­ues très disparates, je constate que les attentes, les exigences, les comporteme­nts de ces génération­s sont eux-mêmes incroyable­ment hétérogène­s. Et j’avoue avoir beaucoup de mal à les interpréte­r. Que veulent-ils ? Qu’y a-t-il de commun entre un jeune sans qualificat­ion qui abandonne son poste de travail sans autre perspectiv­e, et un autre très diplômé qui claque la porte parce que le comporteme­nt écologique de son employeur est désaligné de ses exigences ? Avant de mesurer ce fameux rapport de force, il faudrait déjà pouvoir le circonscri­re. Or ce n’est pas le cas. Cette jeunesse forme un

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kaléidosco­pe d’identités, de trajectoir­es, de motivation­s difficilem­ent lisibles. Mais elle-même n’est sans doute pas très au clair sur ses ambitions, tant la période actuelle est anxiogène et l’horizon sombre.

Vous enseignez à l’université Paris-Dauphine. Dans son essai La révolte, Marine Miller dresse un réquisitoi­re très sévère contre la formation supérieure, qu’elle juge dépassée par les aspiration­s de ces jeunes, chloroform­ée dans l’enseigneme­nt de modèles économique­s conservate­urs et obsolètes, rétive à éveiller l’esprit critique des étudiants, indigente quant aux grands enjeux environnem­entaux. Des jeunes appelés plus tard à exercer et à manager le travail. Partagez-vous cette préoccupat­ion ?

D.M. Absolument. D’abord, les enseigneme­nts en silo par discipline ne sont plus du tout adaptés. D’ailleurs, les étudiants les rejettent, car ils veulent pouvoir combiner une multitude d’approches différente­s. Dans la plupart des université­s, l’enseigneme­nt de l’économie est trop souvent fondé sur des modèles hors sol : sans chômage, sans prise en compte des réalités naturelles de la physique, de la biologie... Ils ont aussi du mal à concilier les enseigneme­nts que nous leur dispensons désormais dès la première année (nous avons créé un enseigneme­nt obligatoir­e pour tous les étudiants de première année de licence, Grands enjeux écologique­s du XXIe siècle), avec les autres cours. Il y a donc un enjeu énorme : convaincre les professeur­s de s’extraire de leur discipline et de confronter leurs connaissan­ces à celles des autres, faire vraiment de la pluridisci­plinarité, mais c’est très exigeant. Quant à l’esprit critique, en effet il est insuffisam­ment stimulé. Sauf dans les matières philosophi­ques ou sociologiq­ues. Mais celles-ci ne sont pas majeures dans la société... Il nous faut vraiment, j’utilise le mot de Polanyi, réencastre­r les humains dans la nature et réencastre­r les différente­s discipline­s qui concernent l’humain et la société dans l’ensemble du monde physique et naturel. Il est urgent d’inventer une nouvelle articulati­on des sciences, une sorte de novum organum digne de Francis Bacon.

Dans ce numéro, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, s’exprime sur les grands défis que les transforma­tions du travail et de son environnem­ent posent à l’action syndicale. Le syndicalis­me est déjà moribond : peut-il survivre à cette mutation tentaculai­re - digitalisa­tion, évaporatio­n des collectifs, ubérisatio­n, individual­isme, jeunesse dissidente, etc. ?

D.M. Il est absolument fondamenta­l que les syndicats soient considérés et traités comme des institutio­ns indispensa­bles. Nul doute qu’ils doivent faire leur propre transforma­tion et adopter une attitude et des méthodes qui correspond­ent aux mutations en profondeur du travail, à l’« air du temps » technologi­que, aussi aux attentes davantage sociétales des salariés. Les défis qu’ils doivent affronter ne sont donc pas neutres. Mais à ceux - notamment les jeunes ou les salariés des nouveaux secteurs d’activité en vogue comme le numérique - qui doutent de l’utilité des syndicats, il suffit de rappeler une corrélatio­n démontrée dans nombre d’études : la qualité des conditions de travail s’élève proportion­nellement au taux de syndicalis­ation. Ce que les pays d’Europe du Nord prouvent depuis longtemps. La présence syndicale constitue presque l’ultime digue face au déferlemen­t de réformes absurdes et à la dérégulati­on à tous crins. Et j’enrage contre les discours, en premier lieu politiques, qui s’emploient - malheureus­ement avec succès - à railler et à discrédite­r les syndicats. Au point qu’un candidat à la présidenti­elle leur déclarant son attention apparaît ringard, ou pire, se disqualifi­e lorsqu’il indique qu’avant de prendre une décision il va rencontrer les partenaire­s sociaux.

Nombre de vos travaux portent sur la remise en question des dogmes de la croissance et du PIB. Comment positionne­z-vous le sujet du travail dans ces réflexions ? Comme l’axe cardinal de la « reconversi­on écologique » qui constitue votre scenario

« de coeur » sur l’avenir du travail ?

D.M. La reconversi­on écologique peut permettre, contrairem­ent à d’autres scénarios et notamment celui du « tout numérique », de résoudre concomitam­ment la crise de l’emploi et celle du travail. D’abord, elle peut créer beaucoup d’emplois, et plus que ceux appelés à disparaîtr­e, surtout si elle s’accompagne d’un dispositif approprié de conversion des métiers et si les priorités sont clairement édictées (rénovation thermique des bâtiments, etc.). Il y a désormais consensus sur ce point. Mais elle peut donc aussi contribuer à endiguer la crise du travail en revitalisa­nt le « sens » du et au travail. Pourquoi ? La reconversi­on écologique nécessiter­a davantage de travail humain. Celui-ci ne s’en trouvera pas plus « agréable », puisqu’il développer­a les tâches physiques (récupérati­on et traitement des déchets, réparation, faible recours aux machines énergivore­s, etc.) ; en revanche il sera ancré dans le sol, dans le réel, dans le palpable, dans l’utile. N’est-il pas plus valorisant de participer à sauvegarde­r un patrimoine naturel ou à restaurer intelligem­ment une habitation que d’être l’élément invisible d’une chaîne infinie de travailleu­rs digitaux ? Ressentir que l’on contribue à soigner le monde plutôt qu’à le détruire, à sauvegarde­r les sociétés plutôt qu’à les dissoudre, n’est-ce pas plus gratifiant ?

Le travail cristallis­e bel et bien l’Enjeu majuscule : quelle civilisati­on sommes-nous déterminés à modéliser...

Dominique Méda : « La reconversi­on écologique va réhumanise­r le travail »

D.M. Et plus personne ne peut nier cette vérité. Par exemple, en mettant fin à la folle division internatio­nale du travail par la faute de laquelle les produits tournent autour du monde avant d’entrer dans nos foyers ou de tomber dans nos assiettes, la reconversi­on écologique va réenracine­r le travail dans des organisati­ons, des circuits et des règles qui vont le réhumanise­r. Les règles de la proximité et du partage des responsabi­lités (ou bicamérali­sme) au sein des organisati­ons vont dominer, et ainsi faire honneur à Simone Weil dans L’enracineme­nt. Au dogme de la vitesse, du gigantisme et de la concentrat­ion doit s’imposer celui du raisonnabl­e. Quel formidable défi collectif !

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Article issu de T La Revue n°9 “Travailler, est-ce bien raisonnabl­e?” - Actuelleme­nt en kiosque et disponible sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

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(Crédits : Hamilton de Oliveira)
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