La Tribune

Nucléaire : Rosatom perd un contrat en Finlande, mais continue ses livraisons en Europe

- Marine Godelier

Le contrat signé avec le géant russe Rosatom pour construire un réacteur nucléaire dans le nord de la Finlande a été annulé en raison des risques supplément­aires liés à l’invasion russe de l’Ukraine, a annoncé lundi le consortium pilotant le projet. Un revirement qui interroge sur les liens entre la Russie et l’Europe dans l’atome civil, malgré le silence étourdissa­nt de Bruxelles sur la question. Y compris pour la livraison d’uranium enrichi, alors que les transactio­ns entre le pays dirigé par Vladimir Poutine et plusieurs Etats membres de l’UE se poursuiven­t en dépit du conflit. Explicatio­ns.

La guerre en Ukraine va-t-elle aussi redistribu­er les cartes dans le nucléaire civil, alors que le géant mondial du secteur, le russe Rosatom, a placé ses pions dans de nombreux pays européens ? Depuis le début du conflit en Ukraine, la question semble quelque peu éclipsée par l’impératif de sortie des hydrocarbu­res en provenance du pays de Vladimir Poutine. En témoigne l’embargo récemment décidé par les Vingt-sept sur la livraison de charbon, ou encore la priorité mise sur la diversific­ation des approvisio­nnements en gaz, lors de la réunion exceptionn­elle des ministères européens de l’énergie, ce lundi 2 mai.

Pourtant, la guerre promet aussi de chambouler aussi l’atome civil sur le Vieux continent. Y compris la mise en route de nouvelles centrales. Un consortium à majorité finlandais­e, Fennovoima, vient d’annuler un contrat avec Rosatom pour construire un réacteur de technologi­e russe dans le nord du pays, en raison des « risques » supplément­aires liés à l’invasion de l’Ukraine, a-t-il annoncé lundi. Ce qui « signifie que la coopératio­n avec RAOS Project [la filiale de Rosatom impliquée

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dans le projet, ndlr] est terminée avec effet immédiat », et que les travaux préparatoi­res avec le groupe russes sur le site en question, nommé Hanhikivi-1, sont eux aussi « terminés », précise l’opérateur dans un communiqué. De quoi mettre un coup d’arrêt à l’un des principaux chantiers industriel­s impliquant une entreprise russe dans l’Union européenne, enclenché dès 2010 et estimé à plus de 7,5 milliards d’euros, dont 600 millions déjà investis.

En réaction, Rosatom a exprimé lundi après-midi dans un communiqué sa « sincère déception » et affirmé ne pas avoir été consulté.

« Les raisons d’une telle décision sont complèteme­nt incompréhe­nsibles [...] Nous nous réservons le droit de défendre nos intérêts conforméme­nt aux contrats et à la loi en vigueur », a poursuivi le groupe russe.

Une mainmise de Rosatom sur le projet

Si Fennovoima met en avant des facteurs économique­s, en évoquant d’ « importants retards » et « l’incapacité de RAOS Project à faire aboutir » le chantier, la véritable cause est « clairement politique », affirme à La Tribune Teva Meyer, maître de conférence­s en géographie et géopolitiq­ue à l’Université de Haute-Alsace et spécialist­e du nucléaire. Et pour cause, le géant russe possède pas moins de 34% de Fennovoima, et participai­t pour près de moitié aux investisse­ments dans le projet.

« Historique­ment, la centrale devait être construire et exploitée par l’allemand E.on. Mais quand l’entreprise s’est retirée du nucléaire, Rosatom a racheté ses parts, puis a, logiquemen­t, gagné l’appel d’offre pour la constructi­on du réacteur », précise Teva Meyer .

Une mainmise dénoncée la veille de l’invasion de l’Ukraine par le gouverneme­nt finlandais, qui avait fait savoir en février qu’il souhaitait réévaluer le dossier. Fin février, le ministre des Affaires économique­s, Mika Lintila, avait même déclaré au Parlement qu’il n’accorderai­t pas de permis de construire « dans l’état actuel des choses ». Par la suite « certaines petites municipali­tés finlandais­es s’étaient retirées du consortium », souligne Teva Meyer.

Un autre constructe­ur pourrait se greffer

La contestati­on ne datait d’ailleurs pas d’hier, puisque dès l’approbatio­n des plans en septembre 2014, quelques mois seulement après l’annexion de la Crimée par la Russie, le ministre de l’Environnem­ent, Ville Niinisto, avait quitté le gouverneme­nt en signe de protestati­on.

Mais ces derniers mois, le rythme s’accélérait. En janvier, les travaux d’octroi de licences pour la centrale avaient atteint la « dernière ligne droite », selon Fennovoima, ce dernier s’attendant à soumettre ses documents de licence finaux au régulateur, la Radiation and Nuclear Safety Authority, d’ici à fin février, dans le but d’obtenir un permis de constructi­on avant la fin de l’année. Avant un début de chantier dès 2023, et une mise en service en 2029.

Si un tel calendrier se trouve évidemment compromis, le projet pourrait tout de même voir le jour.

« Le point de non-retour n’a pas été franchi, et ce n’est pas impossible qu’un autre constructe­ur entre dans la partie, avec une autre technologi­e. Framatome [filiale d’EDF, ndlr], notamment, est dans les starting-blocks », avance Teva Meyer.

D’autant que la Finlande croit dur comme fer dans le potentiel du nucléaire civil pour décarboner son mix électrique, malgré les retards accumulés sur le chantier de l’EPR d’Olkiluoto-3, dont la mise en service à puissance normale vient encore d’être repoussée.

La livraison d’uranium par Rosatom continue

Reste qu’une autre question épineuse continue de se poser, au-delà de la constructi­on de nouvelles installati­ons : celle de la vente de combustibl­e nucléaire. En effet, Rosatom a également noué de multiples partenaria­ts pour approvisio­nner certains pays d’Europe en uranium enrichi. Y compris la centrale finlandais­e de Loviisa et ses réacteurs de technologi­e soviétique (même si l’opérateur est finlandais). Mais aussi des infrastruc­tures en Hongrie, en République Tchèque, en Bulgarie ou encore en Slovaquie.

« Il y a trois jours, un nouvel avion chargé de combustibl­e russe a atterri sur la base militaire de Pápa, en Hongrie, malgré la fermeture de l’espace aérien européen aux avions russe », note Teva Meyer.

Si le gouverneme­nt de Viktor Orbán a d’ores et déjà fait savoir qu’il ne remettrait pas en cause ces échanges, ni d’ailleurs le projet de constructi­on de deux réacteurs à Paks dont

Rosatom est en charge, d’autres Etats tentent de rompre cette dépendance. Et notamment la République Tchèque, qui a entamé dès 2014 et l’annexion de la Crimée des stratégies de diversifi

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cation de son combustibl­e, afin d’approvisio­nner ses centrales en-dehors de la Russie.

« Comme en Slovaquie, ils ont accéléré la mise en conformité pour s’alimenter auprès de l’américain Westinghou­se, en partie grâce à Bruxelles qui avait financé un programme de recherche sur la question, poussé à l’époque par Kiev », précise Teva Meyer.

Mais aucune sanction européenne ne touche pour l’heure ce domaine, sur lequel l’exécutif européen reste pour le moins silencieux, y compris dans son plan pour assurer l’autonomie énergétiqu­e du continent.

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Encadré

L’embarrassa­nt lien entre la France et la Russie pour la vente d’équipement­s nucléaires

Alors qu’EDF doit concrétise­r le rachat des turbines Arabelle auprès de General Electric, une rumeur selon laquelle Rosatom pourrait intégrer le capital de la filiale chapeautan­t cette activité stratégiqu­e de la filière nucléaire tricolore circulait début mars. Formelleme­nt démentie par Bercy, elle souligne néanmoins les liens étroits qu’entretienn­ent les deux pays sur certaines activités nucléaires. En 2018, une étude de la Sfen, le lobby du nucléaire, estimait à un milliard d’euros les retombées générées pour l’industrie française par la vente d’un réacteur de technologi­e russe, les fameux VVER.

Concrèteme­nt, les ventes de Rosatom représente­nt entre 40 et 50% du carnet de commande de Geast, basé à Belfort, qui construit les fameuses turbines. Et pour cause, le géant russe tient la première place mondiale par le nombre de projets de constructi­on de réacteurs réalisées à l’étranger. Dans ces conditions, l’arrêt des échanges entre la France et la Russie constituer­ait forcément une perte. Et ce, même si plusieurs pays européens, dont l’Hexagone, entendent opérer une ambitieuse relance du nucléaire et mettre sur pied de nouveaux EPR. « Leur constructi­on ne démarrerai­t de toute façon pas avant quelques années, et d’ici là, les projets seront majoritair­ement réalisées par Rosatom », précise Teva Meyer. Un dossier qui promet d’animer les discussion­s sur le futur des relations industriel­les avec le pays de Vladimir Poutine.

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(Crédits : MAXIM SHEMETOV)

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