La Tribune

Pouvoir « vivre dignement », une doléance absente de la campagne présidenti­elle

- Magali Della Sudda et Nicolas Patin,

SPECIAL 1er MAI. Une enquête inédite auprès de membres des « gilets jaunes » et d’habitants en Gironde montre une forte demande citoyenne pour plus de justice sociale et écologique exprimée à travers le pouvoir de vivre. Par Magali Della Sudda, Sciences Po Bordeaux et Nicolas Patin, Université Bordeaux Montaigne

À rebours des thèmes de la campagne présidenti­elle, les enquêtes d’opinion montrent de fortes attentes citoyennes sur des questions de santé, d’emploi et d’environnem­ent.

Ce décalage ne peut que surprendre au regard des demandes exprimées lors du mouvement social des Gilets jaunes et du Grand Débat censé y répondre. Dès le mois de novembre 2018, des doléances sont recueillie­s par des Gilets jaunes sur les ronds-points et lieux d’action de ce mouvement. Les maires ruraux de France reprennent cette initiative entre le 8 décembre et le 11 janvier 2019.

Enfin, le gouverneme­nt a demandé aux maires de laisser des cahiers d’expression libre entre le 15 janvier 2019 et le 15 mars, en parallèle du « Grand débat ».

Mais contrairem­ent aux engagement­s pris par le chef de l’Etat, les entreprise­s privées qui ont numérisé une partie des contributi­ons n’ont pas rendu ces fichiers publics. La Bibliothèq­ue nationale de France où ils seraient conservés n’a toujours pas donné l’accès aux équipes de recherche publique et les Archives nationales de France, qui ont les inventaire­s des fonds numérisés, ont refusé de nous les communique­r. Nous avons donc fait le choix de numériser et transcrire nous-mêmes ces cahiers de doléances dont les originaux sont conservés aux Archives départemen­tales.

Une recherche citoyenne

L’ensemble des cahiers, hormis ceux tenus distinctem­ent par des Gilets jaunes, a été versé en février 2019 aux services de

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la Préfecture puis classés et rendus accessible­s aux Archives départemen­tales, conforméme­nt aux règles en vigueur. Les Cahiers des Gilets jaunes étaient ouverts sur les ronds-points, tandis que ceux des maires ruraux ou du gouverneme­nt étaient ouverts en mairie ou dans les permanence­s parlementa­ires et déposés aux archives du départemen­t.

C’est ainsi que notre équipe, composée de citoyennes et citoyens - Gilets jaunes ou non - et d’universita­ires, a pu dépouiller l’intégralit­é des cartons communicab­les au public. Après anonymisat­ion, numérisati­on et transcript­ion des documents, nous avons obtenu un corpus de 1996 contributi­ons étudiées à l’aide d’un logiciel libre IraMuteQ. Cette analyse permet de distinguer des « classes » de mots, autant d’ensembles thématique­s qui dessinent des sous-groupes d’attentes convergent­es.

L’examen des cahiers ouverts en Gironde où nous avons conduit nos recherches révèle les demandes en matière de niveau de vie, de fiscalité, de service public ou encore de transition écologique, que nous avons désignées sous l’expression «pouvoir de vivre». Le terme de pouvoir d’achat focalise sur la consommati­on, or les doléances portent davantage sur la satisfacti­on de besoins que le désir de consommati­on et d’achat.

Nous avons mis en évidence l’importance de nombreuses préoccupat­ions peu évoquées jusqu’à présent dans la campagne électorale à partir d’une enquête basée sur des méthodes quantitati­ves et qualitativ­es. Dans les dix classes différente­s que nous avons identifiée­s, le thème de la justice sociale apparaît majeur, confirmant les observatio­ns de maires et journalist­es locaux.

La justice sociale au coeur des revendicat­ions girondines

La revendicat­ion de pouvoir vivre dignement de son travail ou de sa retraite est la plus citée (15,4% du corpus). Elle passe par l’augmentati­on des salaires comme le propose cet homme de St Germain du Puch « Que le travail trouve sa juste rémunérati­on » ; ou l’accès à l’emploi pour cette femme de Cenon « du travail en CDI pour les jeunes ». À Libourne, l’« augmentati­on du SMIC, même les ‘gens de rien’ ont besoin de vivre dignement » est réclamée. Un Audengeois demande aussi « l’indexation des retraites sur l’inflation ».

Les conséquenc­es du désengagem­ent de l’État dans les politiques sociales renforcent les inégalités. La prise en charge de la dépendance par des groupes privés pose question pour cette Blanquefor­taise « La vieillesse n’est pas une notion qui s’achète. Les EHPAD devraient tous être en loi 1901 ». « La santé voit ses moyens diminuer drastiquem­ent. Il n’y a pas d’économie à faire sur la santé » pour ce couple d’Audenge.

Le pouvoir de vivre aborde aussi la solidarité. Ainsi cette demande de Blaye sur la « revalorisa­tion des salaires, des retraites, des pensions d’invalidité et de reversion ». La doléance de cette mère de famille de Blaye reflète le besoin de solidarité envers les personnes ou leurs proches en situation de handicap :

« Je demande juste de pouvoir vivre dignement avec notre salaire et avoir un peu plus de moyens et encadremen­t pour les familles, comme moi, qui ont un enfant en situation de handicap ».

Alors que le quinquenna­t s’est ouvert sur la promesse de reloger les personnes sans abris, cette autre femme de Parempuyre va plus loin et demande de « construire de nouveaux centres d’accueil temporaire des SDF [...] car la France doit être le pays des droits de l’homme et montrer l’exemple ».

L’accès au logement est évoqué régulièrem­ent, comme à Montussan où on plaide pour « le rétablisse­ment et l’extension de l’encadremen­t des loyers pour accéder à un toit dans des conditions décentes ».

Mieux répartir la fiscalité pour mieux redistribu­er

La fiscalité (13,1% du corpus) constitue un des leviers de la justice sociale. Dans les doléances, la suppressio­n de l’ISF est un symbole très fort de l’injustice ressentie. Ce Blayais demande comme beaucoup d’autres « le rétablisse­ment de l’ISF ». On dénonce l’évasion fiscale des grandes entreprise­s qu’il « faut combattre avec férocité au lieu de s’attaquer aux classes pauvres et moyennes » pour cet homme de Bouliac et l’absence de solidarité des plus fortunés.

Sur le rond-point d’Audenge sur le Bassin d’Arcachon, les Gilets jaunes étaient mobilisés et ont recueilli des doléances. On propose la « Suppressio­n du CICE qui avantage fiscalemen­t les grandes sociétés », de « Taxer les dividendes à la source, les plus- values boursières, les GAFA. Lutter contre les paradis fiscaux ». Se profile une conscience de classe : « Est-il légitime que les méga riches (+ de 10M€ de biens, capitaux, actions etc) participen­t de moins en moins au pot commun ? Ce qui implique une participat­ion plus importante des couches sociales inférieure­s » pour cet anonyme de Blaye.

La justice fiscale est indissocia­ble de la question environnem­entale pour cette personne de 74 ans à Saint-Ciers-sur-Gironde, qui évoque la « nécessité de maintenir une fiscalité écologique

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pour financer la transition énergétiqu­e et lutter contre le réchauffem­ent climatique en mettant en pratique le principe pollueur. Certaines contributi­ons proposent de manière très détaillées des mesures concrètes et témoignent d’un connaissan­ce approfondi­e de certains sujets, sans qu’il soit possible de déterminer l’origine de ces informatio­ns - expertise profession­nelle, savoir militant, informatio­n lues dans la presse ou en ligne. L’augmentati­on des dépenses contrainte­s et des prélèvemen­ts (CSG) est perçue comme une injustice : « restituez-nous la CSG que vous nous avez indûment prélevée » écrivent ce Mérignacai­s et cette Cubzacaise. Le même grief est formulé à l’encontre de la TVA, « le taux de TVA n’est pas juste, trop élevé pour les produits de première nécessité, pas assez haut sur les produits de grand luxe » écrit une personne de Gradignan.

Développer les services publics

Les services publics doivent pallier aux inégalités sociales et territoria­les(14% du corpus). À Artigues, on enjoint de continuer à:

« financer l’éducation, la santé, la sécurité [...], la justice, la recherche, les arts, la culture, le service public est le vrai moyen pour niveler les inégalités sociales ».

Leur privatisat­ion inquiète cet homme de Le Temple « Arrêt des privatisat­ions des services publics »,tout autant que leur disparitio­n pour cette personne d’Avensan « Par pitié maintien des services publics ». Ils concernent aussi l’aménagemen­t du territoire « Recréer les Services Publics pour que ne meurent pas les petites communes et villes moyennes » suggère ce Blayais, pointant la disparité entre métropole et ruralité. Le pouvoir de vivre s’exprime aussi par le souhait d’une « vraie démocratie participat­ive, écologique et sociale pour l’avenir de nos enfants sur la planète Terre »(St Girons d’Aigues Vives).

Certaines de ces demandes appartienn­ent aux revendicat­ions habituelle de la gauche - la défense des services publics, la défense de l’impôt comme instrument de redistribu­tion ou le développem­ent des transports publics. D’autres sont spécifique­s au mouvement des Gilets jaunes et transcende­nt le clivage gauche/droite, comme le Référendum d’initiative citoyenne, la reconnaiss­ance du vote blanc, repris dans différents programmes électoraux en 2022.

Où sont les doléances dans la présidenti­elle ?

Aujourd’hui, ce n’est qu’au terme d’une campagne jugée atone et démobilisa­nte, que la question centrale du pouvoir de vivre apparaît dans les programmes, confirmant le scepticism­e des citoyennes et citoyens.

Tout en participan­t aux «cahiers de doléances», ils étaient partagés sur l’efficacité de la démarche. Les inégalités se sont creusées et l’exécutif est loin d’avoir satisfait cette demande de « pouvoir de vivre ». En revanche, s’exprimait une confiance plus forte dans les maires pour écouter les attentes: « Merci de m’avoir lu, votre tâche est difficile mais vous êtes les élus du peuple, nos représenta­nts, faites nous honneur » enjoignait il y a trois ans ce Ruscadien.

La demande d’écoute de la part des représenta­ntes et représenta­nts politiques semble davantage satisfaite par les élus locaux du fait de leur plus grande proximité. A la veille de l’élection présidenti­elle, les personnes que nous avons rencontrée­s dans le cadre de notre enquête ne peuvent que constater la difficulté des candidats et candidates à porter ces demandes et la faible attention médiatique sur certaines d’entre elles.

Par Magali Della Sudda, Politiste et socio-historienn­e, Sciences Po Bordeaux et Nicolas Patin, Historien, Université Bordeaux Montaigne

Danielle & Gilbert Lefebvre, Stéphane Mestre, Marcel Guilhembet, membres d’On-the-Ric ont contribué à cet article.

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(Crédits : Reuters)

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