La Tribune

Contre l’impuissanc­e citoyenne, penser une démocratie de crise

- Sébastien Claeys, Nathanaël Wallenhors­t et Renaud Hétier

ANALYSE. Réflexion autour de notre incapacité collective à organiser des débats autour des grands défis contempora­ins. Sébastien Claeys, Sorbonne Université; Nathanaël Wallenhors­t, Université de Haute-Alsace (UHA) et Renaud Hétier, Université de Haute-Alsace (UHA).

Cette campagne présidenti­elle s’est engagée dans les impasses propres aux démocratie­s contempora­ines face aux crises multiples qui se succèdent : l’impossibil­ité de vrais débats contradict­oires, la promotion de figures d’autorité et la valorisati­on de l’efficacité au détriment de la vitalité démocratiq­ue, à savoir une manière d’habiter, ensemble, le monde.

Le seul échange entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen entre les deux tours n’est que l’arbre qui cache la forêt, et il serait vain de ne critiquer ici que les candidats. Les médias, qui ont choisi avant le premier tour de ne pas faire dialoguer les candidats entre eux, ou même les partis politiques, qui proposent des solutions parfois trop simplistes et, pourtant, peinent à dessiner des options idéologiqu­es claires, sont aussi en cause.

L’abstention massive aux deux tours, la volatilité de l’électorat - susceptibl­e de changer de candidat le jour de l’élection - le sentiment de distance vis-à-vis de la politique ou d’inutilité du vote, doivent être interrogés. Selon les sociologue­s Olivier Galland et Marc Lazar dans leur enquête « Une jeunesse plurielle » auprès des 18-24 ans :

« 64 % des jeunes considèren­t que la société doit être améliorée progressiv­ement par des réformes », mais 64 % montrent aussi « des signes de désaffilia­tion politique (en ne se situant pas sur l’échelle gauche-droite ou en ne se sentant de proximité avec aucun parti) ».

Et ce chiffre, franchemen­t inquiétant : « seulement 51 % des jeunes se sentent très attachés à la démocratie, contre 59 % des parents et 71 % des baby-boomers ».

Même ambiguïté dans les résultats du sondage Harris interactiv­e de décembre 2021 sur le rapport des Français à la démocratie : si 83 % des Français se déclarent attachés au régime démocratiq­ue, 57 % pensent qu’un régime autoritair­e peut être plus efficace qu’une démocratie pour faire face aux crises multiples

Contre l’impuissanc­e citoyenne, penser une démocratie de crise

qui se succèdent. C’est donc la forme démocratiq­ue elle-même qui est ici questionné­e.

L’importance du débat

Alors que ce moment central de la vie politique française condense les nombreux défis auxquels nous avons à faire face - changement climatique, crise sanitaire, guerre en Ukraine, accroissem­ent des inégalités, transition de notre modèle énergétiqu­e... -, elle montre donc aussi notre incapacité collective à organiser des débats autour de ces sujets, pourtant cruciaux pour les cinq prochaines années. Si débattre, sur des sujets aussi complexes revient à s’exposer, on peut comprendre que le jeu politique du moment soit d’éviter habilement les débats et de monologuer à partir de principes explicatif­s simples, sans aucune contradict­ion. Ces moments de crise, qui devraient être des occasions de débats nécessaire­s, de confrontat­ion d’idées et de partages d’expertises, aboutissen­t à une crise du débat démocratiq­ue en lui-même.

Seulement, la méthode de l’évitement du débat aboutit, chez les citoyens, à un sentiment d’incompéten­ce des hommes et des femmes politiques, mais aussi, c’est ce qui est le plus inquiétant, à la mise en évidence d’une forme d’impuissanc­e collective à proposer des solutions et à agir dans ce sens. Une démocratie qui ne débat plus, ou qui débat mal, est une démocratie impuissant­e. Or, toujours d’après l’enquête Harris interactiv­e, ce sont les Français qui se sentent les plus impuissant­s qui, à la fois déplorent de ne pas être en démocratie et ne sont pas attachés au régime démocratiq­ue.

Le paradoxe de l’autorité

Cet apparent paradoxe peut être expliqué par un autre : le paradoxe de l’autorité en temps de crise. Alors que plus de 1186 élus ont été menacés et agressés en 2021, selon le Ministère de l’intérieur, remettant en cause leur autorité et leur légitimité, certains citoyens attendent aussi un « maître », quelqu’un dont le savoir ou le pouvoir seraient providenti­els - un maître qui ne devrait jamais se tromper et dont le savoir devrait être infalsifia­ble. C’est ainsi que face aux hésitation­s du gouverneme­nt durant la crise sanitaire, Didier Raoult s’est imposé, pour certains, comme un « sachant » qui pouvait nous indiquer la voie à suivre, sans même avoir à prouver scientifiq­uement sa démarche.

De tels « maîtres » ne manquent pas de s’imposer ailleurs et certains émergent ici, nous l’avons vu, qui peuvent prétendre à s’affranchir du réel lui-même : la vérité des faits, la science, l’histoire, leurs propres limites. C’est ainsi que l’aspiration démocratiq­ue et la remise en cause des autorités élues peut aboutir en une aspiration autoritair­e. C’est ainsi que, selon Dominique Bourg, les déstabilis­ations liées au changement climatique pourraient aboutir à une forme de climato-fascisme, dont il voit les prémisses dans la guerre en Ukraine. Les idéologies politiques du XXIe siècle pourraient ainsi se reconfigur­er autour de nouveaux récits politiques démocratiq­ues ou autoritair­es.

Le sociologue Ulrich Beck soulignait déjà ce paradoxe d’une impuissanc­e autoritair­e durant la crise économique en 2008 dans Le Monde :

« À lui seul, un gouverneme­nt ne peut combattre ni le terrorisme global, ni le dérèglemen­t climatique, ni parer la menace d’une catastroph­e financière. [...] La globalisat­ion des risques financiers pourrait aussi engendrer des “États faibles” - même dans les pays occidentau­x. La structure étatique qui émergerait de ce contexte aurait pour caractéris­tiques l’impuissanc­e et l’autoritari­sme postdémocr­atique ».

L’impuissanc­e est une fois encore pointée comme la source d’un risque de glissement vers un régime autoritair­e. Autrement dit : impuissanc­e et autoritari­sme sont les deux faces d’une même médaille, l’autoritari­sme véhiculant le fantasme d’une « toute-puissance » retrouvée.

Vers une citoyennet­é-puissance ?

Aussi, il serait contre-productif de s’arc-bouter sur une forme de citoyennet­é qui produit de l’impuissanc­e : une idée de la participat­ion citoyenne reposant uniquement sur l’exercice du « pouvoir » (élire, être élu, et participer aux institutio­ns) et qui exclut toutes les autres actions transforma­trices possibles. Il s’agit, au contraire, de concevoir une forme de puissance citoyenne, une manière de proposer, de développer ses capacités politiques et d’agir qui ne soit pas ignorée par les institutio­ns.

C’est donc une dialectiqu­e subtile qui doit s’engager entre une « citoyennet­é-pouvoir » et une « citoyennet­é-puissance ». La formule alchimique est la suivante : la perpétuati­on de notre régime démocratiq­ue dépend de cette aptitude à transforme­r l’impuissanc­e des citoyens en pouvoir d’action.

Et ce n’est pas une vaine incantatio­n : comme le souligne la sociologue Patricia Loncle, « en dehors des rencontres électorale­s, les jeunes développen­t des formes d’engagement multiples » et font changer les choses, sur le terrain, dans le domaine de l’écologie, du féminisme, ou encore de l’accueil des migrants.

Contre l’impuissanc­e citoyenne, penser une démocratie de crise

C’est depuis ces initiative­s de terrain qu’il sera aussi possible de redéfinir les grandes problémati­ques de notre époque, comme les militants d’Act Up-Paris ont su le faire pour bouger les lignes et aboutir à la loi du 4 mars 2002, fondatrice de la démocratie en santé à la française.

Aussi, il nous faut construire des institutio­ns républicai­nes accueillan­tes de ces initiative­s et actions. Une autre démocratie est possible, qui passe par une responsabi­lisation précoce des individus, qui développe les capacités citoyennes tout au long de la vie, et qui suppose que nous parvenions à vivre en bonne entente. Mais pour cela, il s’agirait de développer et institutio­nnaliser les démarches de débats citoyens dans la conception et la mise en place des politiques publiques, de faire une place privilégié­e à l’expertise des personnes concernées, d’apprendre à orchestrer les controvers­es au coeur des crises, de manière pacifique et en posant les questions de manière argumentée, et intégrer la pratique du débat dans les programmes scolaires. Nous ne dirons jamais assez qu’au-delà de l’efficacité du régime, la démocratie est une fin en soi, un mode de vie partagé, une manière d’habiter le monde.

Par Sébastien Claeys, Professeur associé et responsabl­e du Master Conseil éditorial, responsabl­e de la médiation à l’Espace éthique Île-de-France, Sorbonne Université ; Nathanaël Wallenhors­t, Maître de conférence­s HDR en Sciences de l’éducation, Université Catholique d’Angers, chercheur associé laboratoir­e LISEC, Université de Haute-Alsace (UHA) et Renaud Hétier, Enseignant-chercheur en sciences de l’éducation à l’UCO Angers, chercheur associé au LIRSEC, Université de Haute-Alsace (UHA).

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(Crédits : Reuters)

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