La Tribune

Les expérience­s du travail influencen­t-elles les choix de vote ?

- Tristan Haute

SPECIAL 1er MAI. Comment les conditions de travail et les catégories socio-profession­nelles jouent-elles sur le vote ? Analyse à partir du scrutin de 2017. Par Tristan Haute, Université de Lille

La question de l’influence éventuelle de l’activité et des expérience­s profession­nelles sur les comporteme­nts de vote n’est pas nouvelle en analyses électorale­s. Cependant, le « vote de classes », mis en évidence au cours des années 1970 pour la France se serait érodé.

Peut-on pour autant conclure à la disparitio­n de relations entre conditions de travail et d’emploi et pratiques électorale­s ? Rien n’est moins sûr.

Ainsi, la participat­ion électorale serait encore en partie dépendante des caractéris­tiques socioprofe­ssionnelle­s des électeurs (catégorie socioprofe­ssionnelle, secteur d’activité d’appartenan­ce, type de contrat de travail, autonomie dans le travail...). Ce constat est particuliè­rement vrai si ces caractéris­tiques sont saisies finement, en ne se limitant pas à des nomenclatu­res dichotomiq­ues (ouvriers/employés, outsiders/ insiders...) et en tenant compte à la fois de la profession, du statut d’emploi, de l’insécurité éventuelle de l’emploi, du niveau de rémunérati­on, du niveau de satisfacti­on au travail, du niveau d’éducation, du caractère plus ou moins routinier ou autonome du travail ou encore de la syndicalis­ation.

Qu’en est-il aujourd’hui en ce qui concerne l’orientatio­n du vote ? Faute de données encore robustes s’agissant du scrutin présidenti­el de 2022, nous présentero­ns quelques résultats obtenus lors du précédent scrutin de 2017.

Les expérience­s du travail influencen­t-elles les choix de vote ?

Un choix de vote qui varie selon la catégorie socioprofe­ssionnelle, le secteur d’activité et la taille de l’entreprise

Loin de la disparitio­n totale de tout « vote de classe », on observe encore des différence­s importante­s en matière d’orientatio­n de vote selon le groupe socioprofe­ssionnel auquel appartienn­ent les électeurs. Ainsi, en 2017, selon la French Election Study,

27,8 % des cadres ont voté Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidenti­elle contre respective­ment 12,6 % et 12,3 % des employés et des ouvriers (voir tableau 1). De même, seuls

6,5 % des cadres ont voté pour Marine Le Pen contre 24,6 % des employés et 25 % des ouvriers. Ces différence­s ne sont toutefois pas toujours significat­ives, notamment si on tient compte du sexe, de l’âge, du niveau de diplôme et des autres caractéris­tiques socioprofe­ssionnelle­s des répondants.

D’autres clivages apparaisse­nt particuliè­rement pertinents, par exemple en fonction du secteur d’activité (par exemple entre les salariés du bâtiment et du commerce). Néanmoins, les enquêtes post-électorale­s étant réalisées auprès d’échantillo­ns de petite taille (rarement supérieurs à 3 000 personnes), elles ne permettent pas d’analyser finement les différence­s entre secteurs d’activité. Elles permettent toutefois d’observer des divergence­s entre salariés du secteur public et du secteur privé. En effet, comme l’ont observé Daniel Boy et Nonna Mayer dès le milieu des années 1990, les salariés du public orientent davantage leur vote en faveur de la gauche que les salariés du privé. Ils votent aussi moins que les salariés du privé pour l’extrême droite.

Ainsi, en 2017, 22 % des salariés du public ont voté Jean-Luc Mélenchon contre 18,7 % de ceux du privé. À l’inverse, seuls

16,9 % des salariés du public ont voté pour Marine Le Pen contre 20,4 % de ceux du privé (voir tableau 2). Cela peut s’expliquer par leurs identités profession­nelles spécifique­s ou encore par la présence syndicale plus importante dans le secteur public.

Les écarts relativeme­nt réduits tendraient toutefois plutôt à accréditer la thèse d’un brouillage du clivage entre salariés du privé et du public, du fait notamment de la diversific­ation des statuts dans le secteur public, de l’affaibliss­ement des identités profession­nelles ou encore de la moindre conflictua­lité sociale.

Une autre relation a été plus récemment documentée, notamment à l’échelle européenne par Christoph Arndt et Line Rennwald, entre la taille des établissem­ents de travail et l’orientatio­n du vote. Les salariés des petits établissem­ents voteraient davantage que le reste des salariés pour la droite et l’extrême droite. On retrouve ce résultat en France : en 2017, 24,3 % des salariés d’établissem­ents de 10 salariés ou moins et 23,8 % des salariés des établissem­ents de 11 à 24 salariés ont ainsi voté pour Marine Le Pen contre 19,3 % de l’ensemble des salariés (voir tableau 3). Selon ces auteurs, cette relation s’exppiquera­it par la plus faible syndicalis­ation dans les petits établissem­ents, par une satisfacti­on au travail plus importante, par un climat social moins tendu et par des relations entre employeurs et employés basées sur la proximité et l’informalit­é.

Précarité de l’emploi et vote à l’extrême droite : une relation à géométrie variable

Une importante littératur­e au niveau internatio­nal, mobilisant la distinctio­n sur le marché du travail entre les « insiders », bénéfician­t d’un emploi stable et contractue­llement protégés, et les « outsiders », assignés aux contrats courts et à l’insécurité de l’emploi, conclut que ces derniers orienterai­ent davantage leur vote à l’extrême droite.

D’autres travaux, comme ceux de Paul Max, font néanmoins plutôt état d’une préférence partisane des salariés précaires

Les expérience­s du travail influencen­t-elles les choix de vote ?

davantage orientée vers la gauche radicale, voire écologiste. Dans le cas français, il y a, en 2017, un survote des salariés précaires en faveur de l’extrême droite (+5,7 points par rapport aux salariés stables), mais aussi un léger survote en faveur de Jean-Luc Mélenchon (+2 points), même si là encore les écarts restent peu significat­ifs (voir tableau 4).

La divergence apparente des travaux scientifiq­ues relatifs aux effets électoraux de la précarité de l’emploi semble s’expliquer par la nécessité d’articuler cette précarité de l’emploi avec d’autres variables.

Nonna Mayer a ainsi montré que, en 2012, le vote FN est plus présent parmi les ouvriers précaires que parmi les ouvriers non précaires, mais aussi plus présent parmi les employés non précaires que parmi les employés précaires : l’influence de la précarité sur l’orientatio­n du vote varierait donc selon le groupe socioprofe­ssionnel d’appartenan­ce. De la même manière, les chercheurs du Collectif Focale, qui ont réalisé une enquête par questionna­ire à la sortie des urnes dans deux villes populaires, observent deux relations entre vote et précarité de l’emploi très différente­s dans ces deux villes.

À Méricourt, commune du bassin minier, le fait d’être en contrat stable va de pair avec un vote plus affirmé en faveur de Jean-Luc Mélenchon alors que le fait d’être en contrat précaire va de pair avec un vote plus affirmé pour Marine Le Pen. À l’inverse, à Villeneuve-Saint-Georges, le vote pour le FN est plutôt le fait de « petits stables » alors que les salariés précaires se tournent massivemen­t vers Jean-Luc Mélenchon.

Pour comprendre ces filières de vote différente­s, les auteurs proposent ainsi de saisir l’impact de la précarité en tenant compte de la féminisati­on des emplois, des trajectoir­es migratoire­s mais aussi des trajectoir­es résidentie­lles. Ils montrent ainsi que la précarité de l’emploi, articulée à un moindre niveau de diplôme et à une plus grande exposition à la concurrenc­e internatio­nale, favorise, parmi les immigrés d’Afrique du Nord, un vote pour Jean-Luc Mélenchon alors que, parmi les personnes non racisées, elle favorise le vote FN.

Déclin de l’autonomie au travail et progressio­n de l’extrême droite... et de la gauche radicale

Pour terminer, de récents travaux se sont attachés à dépasser la seule prise en compte du type de contrat de travail en s’intéressan­t aux conditions objectives et subjective­s de travail et notamment à l’autonomie dont disposent les salariés dans leur travail. Cette autonomie est mesurée par l’économiste Thomas Coutrot en observant le caractère répétitif ou non du travail ainsi que la possibilit­é ou non de déroger à un respect strict des consignes, de faire varier les délais, d’interrompr­e son travail quand on le souhaite ou encore d’apprendre des choses nouvelles. Or, cette « autonomie » tendrait à décliner depuis plusieurs décennies.

Si plusieurs travaux convergent autour du constat d’un lien entre autonomie au travail et participat­ion électorale, les salariés les moins autonomes dans leur travail ayant tendance à davantage s’abstenir que le reste des salariés, Thomas Coutrot suggère également, à partir de données agrégées, qu’une faible autonomie irait de pair, y compris à catégorie socioprofe­ssionnelle égale, avec un vote davantage en faveur de l’extrême droite et de la gauche radicale et avec un moindre vote pour le centre, la droite et la gauche sociale-démocrate et écologiste.

Un sentiment de résignatio­n, d’humiliatio­n ou d’injustice favorise les votes radicaux

S’il est difficile de reproduire cette analyse à partir d’enquêtes post-électorale­s, les conditions de travail des répondants n’étant pas toujours finement documentée­s, on peut toutefois observer que, en 2017, les salariés considéran­t comme très probable que leur travail puisse un jour être assuré par des robots ou des machines (positions 9 ou 10 sur une échelle de 0 à 10, soit 7,7 % des répondants salariés) sont bien plus nombreux que l’ensemble des salariés à avoir voté pour Marine Le Pen (31,9 % contre 19,3 %) ou même pour Jean-Luc Mélenchon (25,6 % contre 19,7 %) (voir tableau 5).

Dans le cas du vote FN, cette différence apparaît significat­ive y compris lorsqu’on tient compte des caractéris­tiques sociales et des autres caractéris­tiques profession­nelles des répondants. Selon Thomas Coutrot, la négation du pouvoir d’agir dans le travail créerait un sentiment de résignatio­n, d’humiliatio­n ou d’injustice, vecteur soit d’abstention, soit d’un vote en faveur de l’extrême droite ou de la gauche radicale. Cela ne signifie pas pour autant que les salariés votant pour Jean-Luc Mélenchon et pour Marine Le Pen se ressemblen­t : s’ils sont plus nombreux à vivre une condition commune de déni de pouvoir d’agir au travail, ils ont toujours des profils sociaux très différents.

Les expérience­s du travail influencen­t-elles les choix de vote ?

En France comme dans d’autres pays, il existe encore des relations fortes entre les caractéris­tiques profession­nelles des salariés (catégorie socioprofe­ssionnelle, secteur d’activité, taille des établissem­ents, conditions de travail et d’emploi) et l’orientatio­n de leurs votes aux scrutins politiques.

Dès lors, les mutations du travail et de l’emploi, qu’il s’agisse de la précarisat­ion de l’emploi, de l’atomisatio­n des collectifs de travail, de l’individual­isation du rapport salarial ou encore de l’affaibliss­ement de la capacité de négociatio­n des salariés, produisent des filières de vote. Toutefois, le caractère encore parcellair­e et parfois contradict­oire des résultats présentés ici pour décrire ces filières de vote ne peut qu’inviter à la prudence et à explorer plus finement ces relations à partir de nouvelles données. Alors que la question du pouvoir d’achat et de manière corollaire celle de la rémunérati­on du travail ont occupé une place centrale dans la campagne présidenti­elle de 2022 et alors que le paysage électoral s’est structuré, lors du premier tour, autour de 3 principaux candidats, il serait particuliè­rement intéressan­t de comprendre en quoi les expérience­s du travail peuvent expliquer ces segmentati­ons électorale­s.

Par Tristan Haute, Maître de conférence­s, Université de Lille

Cet article a été co-publié dans le cadre du partenaria­t avec Poliverse qui propose des éclairages sur le fonctionne­ment et le déroulemen­t de la présidenti­elle.

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(Crédits : STAFF)
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