La Tribune

La Transnistr­ie (Moldavie), prochain objectif de la guerre en Ukraine ?

- Florent Parmentier

GEOPOLITIQ­UE. La Transnistr­ie vit en quasi-indépendan­ce de la Moldavie depuis trente ans. Ce territoire jugé « pro-russe » et frontalier de l’Ukraine pourrait être convoité par la Russie dans un proche avenir. Florent Parmentier, Sciences Po.

Les explosions qui ont eu lieu la semaine du 25 avril interrogen­t : faut-il y voir la main de la Russie, désireuse de mobiliser ses troupes locales afin d’ouvrir un nouveau front avec l’Ukraine ? L’Ukraine souhaite-t-elle au contraire attaquer préventive­ment des troupes transnistr­iennes, qui ne bénéficien­t pas aujourd’hui d’une continuité territoria­le avec l’armée russe, tout en rejetant la faute sur Moscou ? Faut-il suivre les autorités moldaves quand elles font l’hypothèse d’une dissension interne entre des groupes pro-russes souhaitant s’engager (liés aux services de sécurité et de renseignem­ent de Russie) et des groupes plus proches des milieux d’affaires souhaitant plutôt la neutralité de l’entité séparatist­e, très liées aux milieux d’affaires ukrainiens et dont le débouché principal est la ville d’Odessa ?

Ces différente­s questions amènent à revenir à la nature même de ce conflit séparatist­e, singulier parmi les conflits post-soviétique­s.

En effet, la guerre en Ukraine ne manque pas d’inquiéter les pays voisins et, en premier lieu, la petite Moldavie (2,6 millions d’habitants), qui joue aujourd’hui un rôle essentiel dans l’accueil des réfugiés de l’Ukraine du Sud.

La situation de cette ancienne république soviétique, indépendan­te depuis 1991 et neutre depuis 1994, coincée entre une Roumanie membre de l’OTAN et une Ukraine en guerre, est d’autant plus précaire qu’elle doit composer quasiment, depuis son indépendan­ce, avec un territoire séparatist­e pro-russe situé dans sa partie orientale, la Transnistr­ie.

La Transnistr­ie (Moldavie), prochain objectif de la guerre en Ukraine ?

Cette dernière entité, où résident quelque 470 000 personnes, accueille environ 1 500 militaires russes, présents dans le cadre d’une mission de maintien de la paix, ainsi que d’importants stocks d’armement hérités de l’URSS.

Si les affronteme­nts entre Transnistr­iens et Moldaves n’ont pas repris depuis juillet 1992, et si les deux parties cohabitent d’une façon relativeme­nt sereine, entretenan­t notamment des échanges commerciau­x assez fournis, la situation en Ukraine, et d’éventuels appétits russes pour la Transnistr­ie pourraient à brève échéance venir fragiliser cet équilibre.

Du conflit de 1992 à aujourd’hui

Sans entrer dans une chronologi­e trop détaillée, rappelons brièvement que, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Bessarabie, dont le territoire correspond peu ou prou à l’actuelle Moldavie (moins la Transnistr­ie), et qui appartenai­t depuis un siècle à l’empire des tsars, est intégrée à la Roumanie. Le territoire de la Transnistr­ie actuelle, lui, demeure alors aux mains de l’URSS. En 1924, celle-ci y instaure une entité administra­tive nommée République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM), qui est incorporée à la République socialiste sovétique d’Ukraine.

En 1940, l’URSS occupe et annexe la Bessarabie, qu’elle s’empresse de fusionner avec la RASSM pour créer une « République socialiste soviétique de Moldavie ».

La RSS de Moldavie subsistera pendant cinquante ans au sein de l’URSS, en tant qu’égale des quatorze autres République­s (Russie, Ukraine, Biélorussi­e, les trois république­s baltes, les trois république­s du Caucase et les cinq république­s d’Asie centrale) et deviendra donc indépendan­te en 1991, quand l’URSS s’effondre.

À ce moment-là, l’union de la Transnistr­ie et de la Bessarabie est déjà fissurée. Depuis quelques années, sentant l’URSS vaciller, la Bessarabie envisage très sérieuseme­nt un rattacheme­nt à la Roumanie. La Transnistr­ie, aux liens étroits avec Moscou, décide de faire sécession dès 1990, mais le centre soviétique rejette cette option. C’est donc ensemble, en tant qu’État de Moldavie, que la Bessarabie et la Transnistr­ie accèdent en 1991 à l’indépendan­ce. La Transnistr­ie proclame aussitôt son indépendan­ce vis-à-vis de la Moldavie, ce qui entraîne un conflit violent peu après. De mars 1992 jusqu’au cessez-le-feu du 21 juillet 1992, la 14e Armée russe, venue soutenir les sépratiste­s transistri­ens, et les forces moldaves se livrent à des affronteme­nts violents, qui font plus de 2 000 morts.

Depuis, le conflit n’a pas connu de nouveaux épisodes et est dit « gelé », expression pouvant d’ailleurs être avantageus­ement remplacée par l’épithète « non-résolu », la Transnistr­ie étant de facto indépendan­te, mais reconnue par aucun État, pas même la Russie, qui la soutient pourtant largement. C’est pour trouver une solution diplomatiq­ue et politique à ce statu quo que la Moldavie a adopté le statut de pays neutre lors de l’adoption de sa Constituti­on en 1994.

Au cours des 28 dernières années, les différente­s tendances politiques du pays qui se sont succédé au pouvoir, qu’elles aient été classées pro-russes (comme Igor Dodon, président de 2016 à 2020) ou pro-européenne­s, comme l’actuelle présidente Maïa Sandu, ont toutes souhaité conserver ce statut. Il implique la non-adhésion de la Moldavie à une alliance militaire comme l’OTAN, mais exige aussi le départ de Transnistr­ie des troupes russes présentes depuis 1992. Ce départ est régulièrem­ent réclamé par les autorités moldaves dans les enceintes internatio­nales. Récemment encore, Maïa Sandu a rappelé cette exigence, recevant une fin de non-recevoir de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova.

Depuis la fin des hostilités en 1992, un format de négociatio­n a pris place, incluant la Russie, l’Ukraine, l’OSCE, ainsi que la Moldavie et la Transnistr­ie, afin de trouver la voie d’un règlement

La Transnistr­ie (Moldavie), prochain objectif de la guerre en Ukraine ?

politique passant par une forme d’autonomie de la Transnistr­ie au sein d’une Moldavie réintégrée.

Hélas, la Russie, si elle n’a jamais reconnu l’indépendan­ce de la Transnistr­ie, n’a pas non plus aidé de manière déterminan­te à régler le conflit. Elle avait proposé en 2003 sa propre solution par le biais du mémorandum Kozak (du nom du négociateu­r russe Dmitri Kozak, né en Ukraine et aujourd’hui chef adjoint de l’administra­tion présidenti­elle russe en charge des relations avec l’Ukraine), mais cette tentative n’a pas été couronnée de succès. Si les discussion­s ont continué depuis lors, il n’y a plus eu de rencontre de haut niveau depuis l’automne 2019.

Il n’en reste pas moins que - en tout cas jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier - ce conflit apparaissa­it probableme­nt comme celui qui avait le plus de chances d’être réglé de tous les conflits gelés post-soviétique­s. Après trois décennies sans affronteme­nt, un modus vivendi s’est dégagé entre les deux parties, les tensions étant limitées et exprimées en termes interperso­nnels, tandis que le pragmatism­e économique poussait à entretenir des relations relativeme­nt étroites. Ainsi, le club de football du Sheriff Tiraspol (Tiraspol est la « capitale » de la Transnistr­ie), qui s’est illustré lors de sa participat­ion cette année à la Ligue des Champions, joue dans le championna­t moldave. Preuve qu’un espace de coexistenc­e entre Moldaves et Transnistr­iens est possible, au moins sur les terrains de sport !

Comment la guerre en Ukraine rebat les cartes

En premier lieu, la Moldavie se rapproche-t-elle d’un conflit ouvert avec la Russie ? Pour l’heure, les autorités de Chisinau sont surtout concentrée­s sur l’accueil des réfugiés ukrainiens et sur la question énergétiqu­e, considéran­t que l’extension de la guerre à leur territoire est peu probable. Plusieurs observateu­rs, comme le Roumain Mircea Geoana, secrétaire général adjoint de l’OTAN, ou l’ambassadeu­r américain en Moldavie, Kent Logsdon, partagent cet avis. Il est vrai que la Moldavie revêt moins d’importance pour Moscou que l’Ukraine.

Sur un plan militaire, l’évolution de la région dépend directemen­t du sort réservé au port d’Odessa, ville du sud de l’Ukraine située à quelque 60 kilomètres seulement de la Moldavie. En effet, si Marioupol permet de boucler la mer d’Azov, le port d’Odessa permet à la Russie de contrôler l’ensemble du littoral ukrainien, coupant le territoire ukrainien d’un accès à la mer. Dans ce cas, on peut estimer que le nombre de réfugiés grandirait encore en Moldavie, alors qu’elle a déjà vu passer 360 000 personnes depuis le début de la guerre.

Cet objectif de contrôle du littoral explique certaineme­nt l’ampleur des attaques contre Mykolaev, ville âprement disputée entre Russes et Ukrainiens. Ce n’est qu’après les éventuelle­s chutes de Mykolaev et d’Odessa que la Russie peut s’offrir un couloir vers la Transnistr­ie ; il n’est pas sûr, parallèlem­ent, que la Transnistr­ie puisse jouer un rôle déterminan­t dans l’offensive russe dans la région, au vu du faible nombre d’hommes disponible.

La guerre en Ukraine a également incité plusieurs pays à s’orienter vers l’Union européenne. Ainsi, comme l’Ukraine avant elle, et en même temps que la Géorgie, la Moldavie a demandé son adhésion à l’Union européenne. Si la « voie accélérée » réclamée par ces trois pays n’existe pas dans les faits, ces demandes ont au moins eu pour mérite d’attirer l’attention des capitales européenne­s sur le sort de ces pays, ainsi que sur leur demande d’adhésion.

Si la Géorgie et la Moldavie ont pris position pour le respect de l’intégrité territoria­le et de la souveraine­té de l’Ukraine, ces deux pays n’ont en revanche pas repris à leur compte la politique de sanctions prises par l’UE. Le ministre moldave des Affaires étrangères, Nicu Popescu, a en effet concédé qu’il serait difficile d’adopter les sanctions sans subir de représaill­es insurmonta­bles. Il faut noter qu’en 2014, la Moldavie ne soutenait pas davantage les sanctions imposées à la Russie après l’annexion de la Crimée.

Tensions encore ravivées par une résolution du Conseil de l’Europe

Enfin, sur le plan diplomatiq­ue, le départ de la Russie du Conseil de l’Europe a eu une incidence directe pour la Moldavie. En effet, l’Assemblée parlementa­ire du Conseil de l’Europe (APCE) a voté une résolution dans laquelle la Transnistr­ie a été qualifiée de zone d’occupation russe.

Cette interpréta­tion a naturellem­ent suscité des contestati­ons à Tiraspol. Les autorités transnistr­iennes ont qualifié le document de « détaché de la réalité » et « extrêmemen­t dangereux », ainsi qu’à Moscou où l’on considère que cette résolution ne tient pas compte des réalités du terrain. Le ministre moldave des Affaires étrangères Nicu Popescu, s’est contenté de rappeler que cette résolution reflétait « l’opinion politique des parlementa­ires des pays membres du Conseil de l’Europe ». Dans le même temps, Popescu a souligné que Chisinau continuera­it à chercher des solutions pour la réintégrat­ion du pays et insisterai­t sur le retrait des troupes russes du territoire de la Moldavie.

La Transnistr­ie (Moldavie), prochain objectif de la guerre en Ukraine ?

En conclusion, si les inquiétude­s sur une reprise du conflit sont au plus haut depuis trois décennies, la Moldavie s’appuie en ce moment sur son statut d’État neutre pour éviter d’être à son tour enrôlée dans la guerre. Mais la prudence des autorités de Chisinau ne pèsera sans doute pas lourd si Vladimir Poutine parvient à s’emparer d’Odessa et de décider que la Transnistr­ie sera la prochaine étape de sa guerre...

Par Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre HEC Paris de Géopolitiq­ue, Sciences Po.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : Alexander Demianchuk)
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