La Tribune

Protéger nos cerveaux

- Philippe Boyer @Boyer_Ph

HOMO NUMERICUS. Pour la première fois, la Constituti­on d’un pays, le Chili, instaure des « neurodroit­s », destinés à protéger les cerveaux humains des dérives de la technologi­e. Par Philippe Boyer, directeur relations institutio­nnelles et innovation à Covivio.

Pas sûr qu’Elon Musk soit le bienvenu à Santiago. L’emblématiq­ue patron de Tesla, et depuis peu de Twitter, est également le créateur de la société Neuralink(1) qui a pour objet d’élaborer une connexion directe entre le cerveau de l’Homme et des ordinateur­s, et cela, grâce à des implants placés dans le cortex. D’abord à usage médical, pour soigner des troubles neurologiq­ues graves, Elon Musk ne cache pas qu’il a également pour ambition d’implanter des puces dans des cerveaux humains afin de doter l’organisme d’un supplément de capacités digne d’un ordinateur.

Connecteri­ez-vous votre cerveau ?

Pour l’heure, seule la truie Gertrude(2) eut « l’honneur » d’expériment­er cette interface cerveau-machine (ICM), digne d’un passable ouvrage de science-fiction. Grâce à la puce de 8 millimètre­s insérée dans son cerveau, les scientifiq­ues ont pu observer l’activité neuronale de l’animal selon que Gertrude se nourrissai­t, se déplaçait ou encore dormait. Fort de ces premiers essais pratiqués sur des cobayes animaux, le fondateur de Neuralink rêve déjà à l’étape suivante : obtenir les autorisati­ons pour implanter des puces dans les cerveaux d’humains volontaire­s. Une fois ceci réalisé, ceux-ci pourraient alors

« utiliser un smartphone avec leur esprit plus rapidement qu’avec leurs pouces(3) ». Nul besoin de préciser que les conséquenc­es de cette idée de connexion « Hommes-machines » percutent nos conviction­s éthiques, philosophi­ques et morales les plus profondes, à commencer par le simple énoncé de ces quelques questions de bon sens : à qui appartiend­ront les données issues de nos cerveaux, de nos pensées, voire de nos rêves ? A quelles fins pourraient-être utilisées ces technologi­es ? Et puis, quelles nouvelles inégalités pourraient-elles créer ? Abyssales interrogat­ions...

Protéger nos cerveaux

Modificati­on de l’article 19 de la Constituti­on du Chili

C’est dans ce contexte, où la techno-réalité dépasse la science-fiction, que l’ex-président de la République chilienne, Sebastian Piñera (les récentes élections de mars 2022 l’ont, depuis, démis de ses fonctions) prit l’initiative de proposer et faire voter une loi, puis de modifier la Constituti­on de son pays en légiférant sur les «neurodroit­s» (neuroderec­hos) ou droits du cerveau. La modificati­on constituti­onnelle fut promulguée le 14 octobre dernier et l’ajout d’un nouvel alinéa de quelques lignes à l’article 19(4) suffit à faire du Chili le pionnier dans la protection des « droits du cerveau » en inscrivant que « le développem­ent scientifiq­ue et technologi­que est au service des personnes et doit se faire dans le respect de la vie et de l’intégrité physique et mentale. La loi réglemente les exigences, les conditions et les restrictio­ns de son utilisatio­n chez les personnes, et doit notamment protéger l’activité cérébrale, ainsi que les informatio­ns qui en proviennen­t(5)».

Se prémunir contre le « brain hacking »

Dans ses travaux préparatoi­res, le Sénat chilien détailla ce qu’il faut entendre par « neurodroit­s inaliénabl­es ». En l’occurrence, il s’est employé à établir et détailler trois conditions de préservati­on des individus qui auraient été soumis à un éventuel « piratage de cerveau » (brain hacking) dès lors qu’une machine aurait été connectée, consciemme­nt ou pas, à leurs cerveaux : 1/ affirmer la préservati­on des données de l’esprit humain afin d’éviter leur trafic, 2/ encadrer le rôle des « neuroalgor­ithmes » et 3/ limiter les capacités d’écriture dans le cerveau(6). On croirait lire le script du film du réalisateu­r Christophe­r Nolan, « Inception », qui met en scène la capacité à lire dans les rêves et à graver des idées dans le cerveau de personnes.

Cerveau connecté : mythe ou réalité ?

Face à Elon Musk qui n’hésite pas à surenchéri­r en proclamant que nous serions proches d’une sorte de singularit­é couplant Hommes et machines, il faut se méfier des annonces tonitruant­es promptes, d’une part, à faire naître des attentes démesurées chez des patients atteints de pathologie­s neurologiq­ues et, d’autre part, d’entretenir le mythe d’une machine connectée à notre cerveau capable de sonder notre tréfonds cérébral. La lecture de la littératur­e scientifiq­ue sur ce sujet remet quelque peu les pendules à l’heure(7).

En 2014, des scientifiq­ues européens publièrent une lettre ouverte(8) à l’Union européenne demandant une réorientat­ion urgente du projet « Human Brain Project(9) » qui vise, d’ici à 2024, à simuler le fonctionne­ment du cerveau humain grâce à un superordin­ateur qui fournirait des informatio­ns capables d’aider à développer de nouvelles thérapies médicales pour soigner les maladies neurologiq­ues. Pour ces scientifiq­ues, il faudra bien plus qu’une machine, aussi puissante soit elle, pour simuler le comporteme­nt d’un cerveau entier. Rien que pour le cortex (la partie supérieure du cerveau), ce sont des milliards de neurones, pouvant chacun se connecter à 10.000 autres par le biais de quatre à dix messages chimiques différents. Et, en plus du cortex, il faut ajouter les autres zones du cerveau (cervelet, système limbique...) qui, elles aussi, interagiss­ent les unes avec les autres. Cette lettre ouverte des scientifiq­ues porta ses fruits puisque le projet « Human Brain Project » fut remodelé et l’utopie d’un futur humain connecté passa au second plan au profit de la recherche neurologiq­ue.

Éthique des neurotechn­ologies

En Europe, aux Etats-Unis ou en Asie, de nombreux programmes de recherche en neuroscien­ces sont en cours et drainent des budgets très importants. Du fait de leurs objets qui, parfois, frisent avec la manipulati­on mentale et la prise de contrôle du cerveau, la seule limite à se fixer est celle de l’éthique.

Pour l’heure, il n’existe pas (encore) de charte mondiale que les Etats s’engageraie­nt à respecter, à l’instar de nombreux traités internatio­naux sur la non-proliférat­ion d’armes nucléaires.

Les futures grandes règles éthiques à respecter sont néanmoins connues : d’abord, la confidenti­alité et le consenteme­nt des données collectées. Ensuite, la préservati­on de l’identité et, en cela, la non-altération de notre capacité à choisir nos actions (ce principe renvoi à l’idée que des implants neuronaux pourraient influencer nos effets cognitifs, émotionnel­s, voire notre personnali­té même).

Et enfin, la maîtrise du domaine problémati­que de l’augmentati­on cognitive. Ici, il s’agirait de borner ce que les neurotechn­ologies pourraient apporter en matière d’améliorati­on des performanc­es cognitives afin d’aboutir à cet humain artificiel­lement « augmenté ».

Autant de garde-fous éminemment éthiques destinés à éviter qu’un docteur Folamour n’ouvre un jour la boîte de Pandore et qu’un « neuro-charlatani­sme » ne devienne la norme. Si tel était le cas, il ne nous resterait alors qu’à traverser l’Atlantique, direction Santiago.

___ NOTES

Protéger nos cerveaux

1 https://neuralink.com/

2 https://siecledigi­tal.fr/2020/09/02/neuralink-teste-son-implant-neuronal-sur-des-porcs/

3 https://medium.com/geekcultur­e/how-elon-musks-neuralink-could-disrupt-the-smartphone-industry-1b18d4a583­d2

4 https://www.senado.cl/proteccion-de-los-neuroderec­hos-aun-paso-de-pasar-a-segundo-tramite 5https://www.bcn.cl/leychile/navegar?idNorma=1166983&idParte=10278855&idVersion=2021-10-25

6 Bruno Patino Tempête dans le bocal, Ed Grasset 2022 7 A lire : Les nouvelles frontières du cerveau, Hors Série Le Point

8 https://www.science.org/content/article/updated-european-neuroscien­tists-revolt-against-eus-human-brain-project

9 https://www.humanbrain­project.eu/en/

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(Crédits : Gerd Altmann via Pixabay)
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