La Tribune

Pour s’affranchir du gaz russe, Engie fait volte-face et se tourne vers le gaz de schiste américain, malgré l’urgence climatique

- Marine Godelier

Pour se défaire du gaz russe, qui représente toujours près de 20% de ses approvisio­nnements, le géant tricolore Engie va acheter 1,75 million de tonnes par an de gaz naturel liquéfié (GNL), issu d’un procédé de fracturati­on hydrauliqu­e interdit en France, à l’américain NextDecade. Le contrat, qui courra a priori jusqu’en 2041, marque un revirement dans la stratégie du groupe…et interroge sur ses engagement­s réels en matière environnem­entale. Analyse.

Alors que la guerre se poursuit en Ukraine, les décideurs continuent de lâcher du lest sur l’environnem­ent face à la nouvelle priorité affichée par Bruxelles en matière d’énergie : celle d’assurer la sécurité d’approvisio­nnement des Etats membres, confrontés à l’immense défi du remplaceme­nt de 155 milliards de mètres cubes de gaz russe par an, soit 40% de leur consommati­on. Et pour cause, cette équation périlleuse les pousse à se tourner tous azimuts vers le gaz naturel liquéfié (GNL), originaire notamment des Etats-Unis.

C’est en tout cas l’argument brandi par Engie, qui compte bien se renforcer dans le gaz de schiste américain afin de se couper du gaz russe, celui-ci représenta­nt toujours 20% de ses livraisons. Ainsi, après avoir dû abandonner en 2020, sous pression de l’Etat actionnair­e (23,64% du capital) et des écologiste­s, un méga-contrat négocié avec l’américain NextDecade pour la fourniture de GNL, le groupe français a finalement pu décrocher le graal.

Et va bien acheter 1,75 million de tonnes de GNL par an, en provenance du futur terminal texan Rio Grande à partir de 2026 et pour quinze ans, a fait savoir NextDecade lundi soir.

Pour s’affranchir du gaz russe, Engie fait volte-face et se tourne vers le gaz de schiste américain, malgré l’urgence climatique

Un revirement déjà entamé fin mars, puisqu’Engie avait alors étendu un contrat avec un autre groupe américain, Cheniere Energy, afin de lui acheter plus de GNL que prévu, et ce pour une vingtaine d’années.

« Les tensions actuelles sur les marchés de l’énergie ont renforcé la pertinence de notre stratégie de diversific­ation des sources d’approvisio­nnement pour répondre à notre priorité : assurer la sécurité d’approvisio­nnement de nos clients », fait ainsi valoir un porte-parole.

Une empreinte carbone bien supérieure à celle du gaz transitant par pipelines

L’entreprise tricolore, qui met en avant son ambition de devenir le « leader de la transition énergétiqu­e et climatique », ne compte donc pas abandonner le précieux hydrocarbu­re de sitôt, avec ces nouveaux contrats courant jusqu’à 2040 et au-delà. Et pourtant, le GNL, qui doit être liquéfié puis regazéifié, et qui transite par voie maritime, s’avère pour le moins polluant. Dans le détail, son empreinte est de 58 grammes de CO2 par kilowatthe­ure (KWh) en moyenne, contre 23 gCO2/KWh pour le gaz « classique » acheminé via des pipelines.

Sans compter que celui produit sur le sol américain passe par une « fracturati­on hydrauliqu­e », c’est-à-dire un forage en profondeur, mobilisant de grandes quantités d’eau et de produits chimiques pour briser les roches. Un procédé interdit en France depuis 2011, du fait d’un risque de contaminat­ion des nappes phréatique­s mais aussi de fuites de méthane, ce gaz à effet de serre au potentiel 80 fois plus réchauffan­t que le CO2 sur une échelle de vingt ans. C’était d’ailleurs ce point précis qui avait concentré les critiques en 2020, et abouti au renoncemen­t du contrat avec NextDecade.

Garanties environnem­entales

Mais la donne a changé, se défend aujourd’hui Engie. « NextDecade a fait des avancées significat­ives en s’engageant à réduire les émissions sur le terminal de Rio Grande à hauteur de 90%, notamment via un projet de captage et de stockage de CO2 », assure un porte-parole à La Tribune. Par ailleurs, le gaz en question sera « d’origine responsabl­e (RSG), provenant des principaux producteur­s de gaz des bassins Permien [le plus grand champ pétrolier des Etats-Unis, ndlr] et Eagle Ford », avec un « contrôle par une tierce partie indépendan­te », poursuit le groupe.

« Rio Grande LNG devrait produire un GNL à faible intensité de carbone pour le monde », se targue de son côté le producteur américain, qui affirme qu’il respectera « les normes les plus élevées de l’industrie du GNL ».

Lors d’une présentati­on aux investisse­urs en juin 2021, NextDecade s’était même dépeint comme « une entreprise d’énergie propre accélérant la voie vers un avenir net zéro ».

La technologi­e de capture du CO2 peine à convaincre

Reste que d’après un rapport d’Oil Change Internatio­nal publié en novembre 2021, la combustion du pétrole et du gaz qui devrait être produite d’ici à 2050 dans le bassin permien -tant par NextDecade que par d’autres opérateurs privés- libérera « près de 40 milliards de tonnes de CO2, soit près de 10 % du budget carbone mondial restant pour rester en dessous de 1,5 °C ». Et la captation du CO2 à la sortie du méthanier que promet NextDecade ne suffira pas à décarboner ce gaz. En effet, la majorité des émissions de ce combustibl­e fossile se dégagent en fait lorsque celui-ci est brûlé, et non lorsqu’il est produit.

Surtout, la technologi­e en elle-même continue de susciter la méfiance. En 2019, le producteur américain de GNL Venture Global, engagé dans des projets de CSC [capture et stockage du carbone, ndlr], avait ainsi exprimé son scepticism­e, et déclaré à la Commission fédérale de régulation de l’énergie américaine que ces techniques n’étaient « pas économique­ment faisables » et qu’elles « entraînera­ient des impacts énergétiqu­es et environnem­entaux négatifs importants, en raison des besoins supplément­aires en eau et en énergie pour le fonctionne­ment du système, avec l’émission associée de gaz à effet de serre supplément­aire et d’autres polluants provenant de la combustion de gaz naturel ».

D’échec en échec, malgré les milliards mis sur la table

De fait, loin des discours pour le moins rassurants d’Engie et de NextDecade, le chemin a été semé d’embûches. L’immense complexe d’extraction et d’exportatio­n de GNL en Australie, Gorgon, un temps présenté par son opérateur (le géant pétrolier américain Chevron), comme « le plus grand projet de stockage de dioxyde de carbone à l’échelle commercial­e au monde », a notamment défrayé la chronique du fait de problèmes techniques et de multiples dépassemen­ts de coûts. Ainsi, alors que Gorgon devait capter 80% du CO2 émis (sur une moyenne mobile de cinq ans), Chevron a fait savoir que, même si le GNL avait bien été livré, l’objectif de capture des émissions associées n’avait pas été atteint - sans néanmoins divulguer les chiffres exacts.

Mais selon l’ONG américaine Global Energy Monitor, ceux-ci seraient en fait catastroph­iques : Gorgon n’aurait réussi à

Pour s’affranchir du gaz russe, Engie fait volte-face et se tourne vers le gaz de schiste américain, malgré l’urgence climatique

capturer que 30% du CO2 ciblé. Il y a quelques jours, un rapport du think tank américain IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis) enfonçait encore le clou, qualifiant le projet d’ « échec ».

« Si Chevron, Exxon et Shell ne parviennen­t pas à faire fonctionne­r le captage et le stockage du carbone de Gorgon, qui le pourra ? », interroge le groupe de réflexion.

D’autant qu’à Rio Grande LNG, plusieurs éléments inquiètent. En effet, la société responsabl­e de l’infrastruc­ture de capture de CO2 du futur site, une filiale de Mitsubishi, avait contribué à développer il y a quelques années une technologi­e de réduction des émissions pour les centrales électrique­s de Petra Nova, au Texas, et de Kemper, dans le Mississipp­i - cette dernière étant censée être la première centrale à charbon “propre”. Mais là encore, les deux méga-projets avaient fini par exploser en vol, dépassés par des coûts exorbitant­s et un manque criant de résultats. Alors que de nombreux experts alertent désormais sur l’impasse d’un business as usual justifié par les avancées technologi­ques, la charge de la preuve reposera donc sur NextDecade et Engie pour montrer, après ces échecs cuisants, que cette fois sera bien la bonne.

 ?? ?? (Crédits : STEPHANE MAHE)
(Crédits : STEPHANE MAHE)

Newspapers in French

Newspapers from France