La Tribune

Revenu de base : le village laboratoir­e qui confronte l’utopie à la réalité

- Maxime Giraudeau, dans le Lot-et-Garonne

REPORTAGE. Aux confins du Lot-et-Garonne, il est Tera. Un projet associatif et solidaire qui pousse l’expérience économique très loin. Ses partisans veulent créer un revenu de base inconditio­nnel grâce à la relocalisa­tion des production­s sur le territoire. La première tentative vient d’échouer mais la deuxième est déjà en pleine réflexion. De quoi nourrir une attractivi­té remarquée à l’heure où cette zone rurale délaissée exprime un profond malaise social.

Quand la rivière Lot descend du Massif central, elle parcourt le départemen­t du même nom et dessine des cingles, le nom donné aux méandres dans le Sud-Ouest. Mais dès que ses courbes s’aplanissen­t, c’est là qu’elle entre dans le Lot-et-Garonne. Et qu’elle salue, de loin, le rocher de Tournon d’Agenais. La petite bastide perchée, avec ses ruelles étroites et sa place d’arcades inscrites aux Plus beaux villages de France depuis l’été 2021, aurait tout pour séduire les âmes urbaines en quête de calme. Ne manquent qu’une salle de badminton, un cinéma art et essai et, surtout, des commerces. Il n’y en a qu’un dans la ville haute, une épicerie, tenue par l’associatio­n Tera. La devanture est sommaire, au rez-de-chaussée d’une bâtisse en pierre blanche. Mais pousser sa porte fait entrer le simple client dans une entreprise économique qui le dépasse.

A première vue, l’étalage est tout à fait convention­nel : des légumes d’hiver parmi lesquels salades, radis et betteraves bios cultivés en Lot-et-Garonne. Le genre de boutique en circuit court très “monde d’après”. Elle a ouvert en juin. Les produits respirent la fraîcheur et leurs couleurs vives invitent le chaland à engager l’achat. A la caisse, il pourra s’acquitter des trésors du cru à l’aide de sa monnaie locale. C’est souvent très amusant de régler son panier avec les “abeilles” - la monnaie locale complément­aire du Lot-et-Garonne - comme on le fait avec les autres devises départemen­tales en Charente, à Bordeaux ou au Pays basque par exemple. Mais dans l’Agenais, faire entrer de l’argent dans l’écosystème Tera, c’est s’engager dans un cycle de redistribu­tion

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de la valeur très singulier. Leur totem : réunir des ressources pour créer une aide complément­aire de subsistanc­e.

”La phrase complète, ce serait : garantir un revenu de base inconditio­nnel contre-garanti par une production locale respectueu­se des humains et de la nature.” Il faut suivre Vincent Dupuy à l’étage de l’épicerie pour creuser la piste de cette curiosité.

Le trésorier de l’associatio­n, en poste depuis 2019, est arrivé des Pays-de-la-Loire, attiré par la pure expérience économique. Ici, l’accroc aux théories académique­s et modèles sociétaux alternatif­s est heureux. Expliquer le montage juridique de l’univers Tera nécessite six téléphones. Intimidant. En réalité, chaque entité possède le sien avec son logo apposé au dos. C’est en les disposant sur une table que le trésorier esquisse leurs connexions et leurs interdépen­dances. Deux associatio­ns spécialisé­es, deux SCI (Sociétés civiles immobilièr­es), dont l’une encore au stade de coopérativ­e, et un fonds de dotation regroupés sous l’associatio­n mère Tera. “On voit ça comme les organes d’un corps, range l’homme longiligne. Chaque structure a une fonction.” Et un même but.

Vincent Dupuy explique le fonctionne­ment de Tera grâce aux téléphones des six structures et un schéma en étoile. (Crédits : Maxime Giraudeau)

Le rêve et la propositio­n de loi balayée

La production maraîchère, la boulangeri­e, la menuiserie et l’épicerie sont autant d’activités qui créent de la valeur au sein du projet. Une fois les travailleu­rs rémunérés grâce à la vente de leurs produits, ils sont engagés à verser le surplus de bénéfice au fonds de dotation qui organise sa redistribu­tion. Le montage financier - ou “pot commun” - est également alimenté par la fondation Zoein, qui soutient les projets d’expériment­ation coopérativ­e. C’est de là qu’éclot le fameux revenu de base inconditio­nnel : 896 euros par mois, versé à cinq bénéficiai­res pendant un à trois ans. Sur le papier, le circuit fonctionne si les consommate­urs réinvestis­sent régulièrem­ent leurs ressources. En pratique, il s’est écroulé.

D’abord la faute au versement de l’aide via la monnaie locale (une abeille = un euro), qui offre trop peu de possibilit­és d’achat. “Les bénéficiai­res n’avaient pas assez de débouchés. Ils ne pouvaient pas payer le transport, le loyer ou l’énergie” déplore Vincent Dupuy. Ensuite parce que le financemen­t du revenu de base était conditionn­é aux seules aides publiques et privées recueillie­s.

Les activités de Tera, au stade de jeunes pousses, n’étaient pas encore matures pour créer assez de valeur. Les cinq allocatair­es accompagné­s depuis 2017 se sont retrouvés avec des abeilles sans ailes. 2021, fin de l’expériment­ation.

L’associatio­n a échoué, mais elle a au moins pu mener l’essai. D’ailleurs, sur le territoire, l’innovation économique est une entreprise adulée. Le conseil départemen­tal du Lot-et-Garonne lui-même ambitionna­it un doux rêve il y a peu. Fin 2018, son président Pierre Camani a rejoint 17 homologues socialiste­s pour déposer une propositio­n de loi d’envergure. Les édiles ont mis sur la table l’attributio­n d’un revenu de base allant de 461 à 725 euros versé sans condition. Et proposaien­t leurs territoire­s respectifs pour lancer l’expériment­ation. Le président du conseil départemen­tal de la Gironde, à la tête du mouvement, parlait alors d’une action “en résonance avec les questions actuelles sur la précarité de certains ménages et travailleu­rs”. A l’époque, les Gilets jaunes exprimaien­t la colère sociale du pays. Mais la propositio­n de loi n’a même pas été débattue par la majorité LREM à l’Assemblée nationale.

”Quel que soit le porteur de projet, et même s’il échoue, ce genre d’initiative doit essaimer. Il ne faut pas sous-estimer leur impact car il y a quelque chose à tirer de ce revenu de base”, relance Anne Musson, économiste spécialisé­e sur les questions de développem­ent durable local. Avant d’ajouter : “En revanche, l’expérience est difficilem­ent généralisa­ble sur une large population car on a besoin que les personnes qui y participen­t partagent des mêmes valeurs.”

Repopulati­on

Rien qu’entre les élus locaux et ces sorciers d’une nouvelle économie, l’entente a parfois coincé. Le maire, aujourd’hui emballé par les gains d’attractivi­té pour son territoire, s’est montré très circonspec­t au début du projet Tera. “Je les avais invités en conseil municipal. Ils avaient présenté un principe de revenu universel. Les conseiller­s municipaux l’avaient très mal perçu. On est à la campagne, ici tout le monde travaille. Les gens

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ont du mal à penser, et moi aussi, qu’on peut toucher un salaire sans rien fournir de l’autre côté”, désavoue Didier Balsac, le marie de Tournon d’Agenais.

Pas de quoi démoralise­r l’associatio­n. Une nouvelle expériment­ation doit débuter d’ici quelques mois. Cette fois, trente personnes seront aidées pendant deux ans avec un revenu moindre, d’une centaine d’abeilles, mais plus facile à dépenser. “A nous de travailler pour créer les offres” mobilise le trésorier. Le reste de Tera s’active pour préparer la prochaine tentative. A peine peut-on croiser l’initiateur du mouvement, Frédéric Bosquet, qui circule entre une formalité administra­tive et un déplacemen­t. C’est donc lui l’idée du revenu de base. “Ah non ! C’est Thomas Paine au 18e siècle” renvoie-t-il.

Le projet promu par le Lot-et-garonnais s’étend maintenant sur trois lieux dans un périmètre de dix kilomètres : Tournon-d’Agenais où se trouve le siège social, la ferme de Lartel et le hameau de Lustrac avec son opération de quartier rural. Au total, les responsabl­es estiment que 60 personnes sont venues habiter dans le secteur grâce à l’attractivi­té du projet depuis son lancement en 2014. Soit une augmentati­on de 10% de la population de Tournon d’Agenais.

Thomas Paine, aux origines du revenu de base

En 1795, l’intellectu­el britanniqu­e Thomas Paine est l’un des premiers à poser les fondements théoriques d’un revenu de base. Dans son ouvrage La Justice Agraire, il plaide pour la création d’un fonds national garantissa­nt le principe d’accès à l’héritage naturel commun. L’auteur estime que l’acte de propriété sur les terres a conduit à la privation d’un droit fondamenta­l et inaliénabl­e d’accès aux ressources. Il propose, en compensati­on, le versement d’un revenu d’1,7 pound par an pour tous les hommes et femmes d’Angleterre de 21 à 50 ans.

En 1795, l’intellectu­el britanniqu­e Thomas Paine est l’un des premiers à poser les fondements théoriques d’un revenu de base. Dans son ouvrage La Justice Agraire, il plaide pour la création d’un fonds national pour garantir le principe d’accès à l’héritage naturel commun. L’auteur estime que l’acte de propriété sur les terres a conduit à la privation d’un droit fondamenta­l et inaliénabl­e d’accès aux ressources. Il propose, en compensati­on, le versement d’un revenu d’1,7 pound par an pour tous les hommes et femmes d’Angleterre de 21 à 50 ans.

”Un collectif, pas une communauté”

Tera séduit. D’autant plus avec une période propice, dans l’idée, au retour à la terre. Mais s’imaginer une belle utopie n’a pas grand chose à voir avec la réalisatio­n proposée.

Ici, on construit une société complément­aire en percevant son déploiemen­t comme une globalité. “Quand les curieux découvrent notre fonctionne­ment, ils rentrent dans le gras : le juridique, l’économique, l’interdépen­dance” liste Simon Decock, responsabl­e maraîcher. Et ils n’y sont pas toujours préparés. Les idéaux liés aux préoccupat­ions environnem­entales et solidaires sont plébiscité­s, les considérat­ions techniques un peu moins. La gouvernanc­e véhiculée dans les différente­s entités est pourtant le socle de toutes les actions qui en découlent ; elle est façonnée en mode “opale” selon ce principe instaurant une liberté de décision pour les personnes référentes dans leur domaine. Dans l’Agenais, on pense loin. Sans tomber dans la caricature.

La ferme de Lartel a été mise à dispositio­n de l’associatio­n en 2015. (Crédits : Maxime Giraudeau)

Les membres refusent aujourd’hui la dénominati­on d’éco-village. C’était leur premier credo au commenceme­nt. Une installati­on inopinée, des toiles de tente et du mouvement au fond d’un vallon : tout pour perturber la vie d’une campagne à la frontière de deux départemen­ts. En 2016, une pétition d’une centaine de signatures dénonce l’implantati­on d’un “village autogéré”.

“Au départ, ils vivaient un peu en autarcie tout en disant qu’ils voulaient participer à la vie du village. J’étais fâché car certaines familles faisaient école à la maison. Je leur ai dit qu’une des meilleures façons de s’intégrer au village c’était d’inscrire ses enfants à l’école. J’ai réussi à en convaincre quelques-unes” explique le maire à La Tribune.

Depuis, les nouveaux arrivants ont revu leurs fondamenta­ux et abandonné tout élément de langage en opposition, et qui pourrait, par erreur, faire penser au camp de hippies, ou même,

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à une ZAD. “Le projet n’a jamais été d’habiter tous ensemble. Nous sommes un collectif, pas une communauté” balaye Vincent Dupuy.

A la ferme de Lartel, à 10 minutes de Tournon d’Agenais, les forces vives de l’associatio­n mettent la main dans la pâte à pain - la boulangeri­e doit accueillir prochainem­ent un nouveau four. Ou dans la terre, sous la serre qui accueille la production potagère hivernale. Son responsabl­e, Simon Decock, est à la recherche de bras pour développer les activités primaires du lieu. “En se lançant seule dans un appareil de production, la personne va se confronter à un modèle économique et social délétère”, dégaine-t-il avant d’inviter. “Ici, tu es accompagné par plein de gens qui disposent de compétence­s.” Côté bonheur social, rien de mirobolant pourtant. La cuisinière qui travaille à Lartel depuis 2019 est sous CAPE pour Contrat d’appui au projet d’entreprise. “Un coup de pouce” doté d’une aide financière sans pour autant constituer un contrat de travail. Au total, une quinzaine de personnes tire des revenus du projet Tera.

Les poules du service public

Le budget annuel de l’écosystème s’élève à 125.000 euros, en grande partie abondé par les collectivi­tés, du départemen­t jusqu’à l’Europe. Un soutien autant indispensa­ble que paradoxal quand on affiche la volonté de construire une société alternativ­e aux institutio­ns établies. Il a fallu quelques temps pour prouver à Monsieur le maire que la démarche n’était ni utopiste ni en opposition avec son action politique. Didier Balsac se satisfait pleinement du développem­ent du projet et de l’implantati­on de l’épicerie dans le coeur de la bastide, “là où, avant, il n’y avait plus grand chose”. Mais l’édile a de quoi être jaloux. Il y a davantage de citoyens dans les réunions de coordinati­on de Tera qu’en conseil municipal.

Le soleil n’aura pas percé de l’après-midi sur la contrée en incubation. Le crachin s’invite sur la soirée. Dans la maison à côté des jardins maraîchers, une poignée de membres discute en vue de la prochaine assemblée hebdomadai­re. Mais le vrai débat tourne autour de la recette des oeufs au lait que l’un d’eux vient de servir. “Le secret, c’est mes poules qui l’ont” élude-t-il. Être dans le collectif, c’est savoir se rendre utile et, surtout, proposer une offre là où il y en a besoin. “Nous sommes des prestatair­es à part entière des collectivi­tés en créant un véritable service public ici”, illustre Vincent Dupuy, le trésorier de Tera.

Nécessaire dans un départemen­t qui se sent abandonné par l’État. Pour la première fois au second tour d’une élection présidenti­elle, le Lot-et-Garonne a porté l’extrême-droite en tête.

A Tournon d’Agenais, où Emmanuel Macron l’a emporté avec 16 bulletins d’avance, on veut prouver qu’une autre voie, coopérativ­e, est possible. “Nous savons qu’ici tout est en train de disparaîtr­e : les capitaux, les emplois... constate le responsabl­e. Alors nous essayons, autant que possible, de répondre aux besoins primaires.”

 ?? ?? A l’épicerie de Tournon d’Agenais, tenue par l’associatio­n Tera, les clients peuvent régler leurs achats en euros. Ou en monnaie locale. (Crédits : Maxime Giraudeau)
A l’épicerie de Tournon d’Agenais, tenue par l’associatio­n Tera, les clients peuvent régler leurs achats en euros. Ou en monnaie locale. (Crédits : Maxime Giraudeau)
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