La Tribune

Flink, Getir, Cajoo… Les “dark stores” et le “quick commerce “remodèlent les grandes villes

- Matthieu Schorung, Heleen Buldeo Rai et Laetitia Dablanc

OPINION. À l’instar de la ville de Paris, de nombreuses municipali­tés tentent de limiter l’implantati­on de ces structures nécessaire­s au e-commerce et aux livraisons dites « instantané­e ». Par Matthieu Schorung, Université Gustave Eiffel; Heleen Buldeo Rai, Université Gustave Eiffel et Laetitia Dablanc, Université Gustave Eiffel

129 milliards d’euros. Voilà le montant atteint en 2021 par les ventes du e-commerce en France. C’est plus de deux fois le montant de 2014 (57 milliards d’euros).

L’alimentair­e en ligne pèse dans ce premier chiffre pour presque 20 milliards d’euros. Il s’agit là surtout de la livraison de repas ou de courses venant de la grande distributi­on. Le segment de la livraison rapide voire « instantané­e », parfois appelé « quick commerce », n’a, lui, engendré « que » 122 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021 en France.

Ce segment reste encore un marché de niche, essentiell­ement réservé aux grandes villes, mais il a connu tout de même un taux de croissance entre 2020 et 2021 de 86 %. De nouveaux acteurs se sont développés à Paris, Londres et New York. Leurs noms sont Cajoo, Gorillas, Flink, Getir, JOKR ou encore Gopuff et l’explosion du secteur impose désormais sa marque dans le paysage urbain.

Cette activité nécessite en effet des espaces de stockage et de traitement des commandes implantés dans les zones urbaines, afin d’organiser des livraisons ultrarapid­es dans un rayon d’environ deux kilomètres. Aménagés comme des supérettes, ces petits entrepôts d’une surface inférieure à 400 m2 ne sont accessible­s qu’au personnel chargé de la collecte et de la livraison des produits. D’où leur nom plus répandu de « dark store », que certains traduisent en France en « magasin sombre » ou « entrepôt de l’ombre ».

Flink, Getir, Cajoo… Les “dark stores” et le “quick commerce “remodèlent les grandes villes

Un rapport récent de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), estime en janvier 2022 leur nombre à 80 dans la capitale française. Amsterdam en comptait environ 28 en activité à la mi-décembre 2021 et New York 110 à la fin du mois de février 2022.

Le phénomène s’avère désormais bien visible donc, mais loin de la déferlante parfois évoquée dans la presse ou par certains politiques. Le secteur reste d’ailleurs encore en pleine consolidat­ion comme en témoignent processus de rachat (Frichti par Gorillas, par exemple) et retraits précipités de marché.

Pas les premiers

L’un des effets de la pandémie a été d’obliger bon nombre d’entreprise­s à élargir leurs modes de distributi­on, ou tout du moins d’accélérer le mouvement existant. Elles n’étaient qu’un magasin physique ou qu’une plate-forme numérique ? Avec le « click and collect », beaucoup jouent maintenant sur les deux tableaux, avec plusieurs supports sur chacun. On parle de modèles « omnicanaux ».

Le magasin devient désormais un hub multifonct­ionnel. Il fait office de salle d’exposition, de point relais, de lieu de retour, de micro-entrepôt et de microcentr­e de traitement des commandes.

Le quick commerce n’a donc pas inventé les dark stores mais s’inscrit plutôt dans un modèle de vente au détail qui était déjà en mutation avant la crise de la Covid-19. Ce n’est pas non plus le premier à tester le magasin comme centre de traitement pour la livraison locale. La chaîne de supermarch­és Monoprix exploite par un exemple un entrepôt de l’ombre à Paris depuis 2019. Franprix a, lui, dédié cinq de ses magasins situés dans des zones de bureaux, vides pendant le confinemen­t, aux commandes en ligne avant de les rouvrir à nouveau au public.

Le modèle trouve en fait ses origines en Asie. En Chine notamment, la livraison instantané­e de produits d’épicerie est une pratique de consommati­on établie depuis plus de cinq ans avec des entreprise­s comme Hema Fresh.

Un mode de développem­ent en question

Reste que, plus que d’autres détaillant­s qui font usage de dark stores, le quick commerce se heurte à leur implantati­on désordonné­e dans les villes. De fait, les investisse­urs poursuiven­t une stratégie dite de « blitzscali­ng ». Il s’agit de se lancer dans une course à la croissance pour prendre l’avantage sur ses concurrent­s. L’idée : devenir le plus gros et tout emporter.

Getir est ainsi devenue la deuxième licorne, tous secteurs confondus, d’origine turque. La brésilienn­e Daki a atteint ce statut en dix mois d’activité seulement. Gorillas a, elle, levé près d’un milliard de dollars pour financer son expansion ultrarapid­e.

Ce développem­ent rapide pose néanmoins des questions quant au besoin de régulation de ce secteur. Des questions concernant l’espace public en premier lieu. Comment limiter les nuisances liées aux mouvements et au stationnem­ent des livreurs pour les riverains ? Comment appréhende­r leur impact quant à la surutilisa­tion des infrastruc­tures cyclables et de voirie ?

La question est aussi d’ordre commercial : les dark stores menacent-ils le petit commerce de détail ou même les magasins urbains de la grande distributi­on ? La multiplica­tion de ces espaces inaccessib­les, cachés du public, menace-t-elle une certaine forme de vie urbaine et d’animation des rues ? Et juridiquem­ent, comment les dark stores doivent-ils être considérés notamment au regard des documents locaux d’urbanisme : des espaces commerciau­x ou des espaces logistique­s ? Surtout si l’on sait que la logique concurrent­ielle amènera, a priori, les faillites des plus petits et donc des espaces vides.

Contre-attaques municipale­s

D’aucuns soulignent que les dark stores s’installent souvent, par opportunis­me, dans d’anciens locaux commerciau­x situés à des emplacemen­ts devenus indésirabl­es. À Londres, par exemple, ils viennent s’implanter sous les arches de chemin de fer, dans les parcs industriel­s légers et les sous-sols des centres commerciau­x. Ces espaces se voient ainsi parfois donner une seconde chance.

Les municipali­tés traduisent cependant certaines inquiétude­s et multiplien­t les initiative­s visant à réguler voire à s’opposer à leur développem­ent. Certains dirigeants affichent même une hostilité que l’on peut juger parfois démesurée, mobilisant des arguments moralisate­urs et négligeant le fait que cette offre répond à une demande des consommate­urs.

La [ville de Paris] a, par exemple, décidé d’engager une procédure, en mars 2022, pour fermer 45 des 80 dark stores identifiés par l’Apur. L’argument utilisé : un non-respect des règles du

Plan local d’urbanisme. Elle a également mis en place une procédure permettant aux citoyens de signaler les entrepôts non autorisés dans leur quartier. Aux Pays-Bas, à Amsterdam et Rotterdam, c’est un moratoire d’un an sur l’ouverture de nouveaux lieux de ce type qui a été décidé en janvier 2022.

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Contourner ou coopérer

Les moyens de régulation du quick commerce restent cependant assez limités. Depuis le début de l’année 2022, deux tendances se dégagent du côté des entreprise­s. On observe, d’un côté, une volonté de s’adapter voire de contourner les nouvelles règles locales. Getir, par exemple, va expériment­er un service de click-and-collect permettant de classer ses entrepôts comme des commerces. D’autres innovent et proposent une vente à emporter de produits frais comme GoPuff à New York qui a inauguré GoPuff Market combinant espace logistique, boutique et café.

De l’autre côté se dessine une volonté de coopérer avec les municipali­tés. À Paris, la mairie a également proposé d’aider les quick commerçant­s comme Cajoo à trouver des locaux adaptés comme les parkings souterrain­s.

La nécessaire régulation du quick commerce, en particulie­r sur le respect des règles d’urbanisme et sur la limitation des nuisances, ne doit cependant pas faire oublier que le secteur n’est désormais qu’une manifestat­ion supplément­aire des évolutions du commerce urbain. La vente en ligne a pénétré la vie urbaine et transformé les habitudes de consommati­on. Les livraisons depuis les magasins physiques, le click-and-collect, les drives piétons, les consignes automatiqu­es sont autant d’autres marques dans la ville de ces évolutions. En outre, il faut peut-être relativise­r les effets des dark stores sur le tissu économique local : Paris compte à ce jour moins de cent entrepôts pour plus de 60 000 commerces intra-muros.

Dans ces débats, il parait nécessaire de trouver les moyens de récolter des données fiables. Il y a là un manque criant que la Chaire Logistics City de l’université Gustave Eiffel tente de combler. Elle s’est engagée depuis plusieurs semaines dans un travail de comptages et d’observatio­ns dans la capitale française, notamment sur les mouvements des livreurs et sur les véhicules qui servent à la livraison. Il s’agit de mettre à l’agenda local l’organisati­on d’une logistique urbaine durable dans toutes ses dimensions et de repenser un commerce de ville en pleine évolution.

Par Matthieu Schorung, Docteur. Postdoctor­ant, Chaire Logistics City, SPLOTT, Université Gustave Eiffel, Université Gustave Eiffel ; Heleen Buldeo Rai, Postdoctor­ante, Chaire Logistics City, Université Gustave Eiffel, Université Gustave Eiffel et Laetitia Dablanc, Professor, Université Gustave Eiffel.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : Reuters)

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