La Tribune

Avec la mondialisa­tion, les sanctions économique­s sont devenues plus courantes que les interventi­ons militaires

- Rodolphe Desbordes et Frédéric Munier

ANALYSE. La logique suivie par les Occidentau­x face au conflit russo-ukrainien ne garantit cependant pas tout : dans l’histoire, seul un tiers des sanctions décidées ont connu un succès total. Décryptage. Par Rodolphe Desbordes, SKEMA Business School et Frédéric Munier, SKEMA Business School.

Au moins 1 275 sanctions nouvelles, avec en particulie­r l’exclusion de la Russie du système financier internatio­nal. Telle est la riposte de nombre de pays du globe à la reconnaiss­ance par Vladimir Poutine des république­s séparatist­es ukrainienn­es, puis à l’invasion armée.

La crise actuelle s’avère un exemple frappant d’usage de ce que l’on appelle la « géoéconomi­e ». Elle peut être définie, dans le cadre de la politique étrangère, comme l’utilisatio­n d’instrument­s économique­s pour influencer les objectifs politiques d’un autre pays.

Déjà en 1989, dans un article prophétiqu­e, le spécialist­e de la stratégie militaire américaine Edward Luttwak prophétisa­it sa généralisa­tion. Selon lui, dans le double contexte de mondialisa­tion et de fin de la guerre froide, les rapports de force allaient davantage reposer sur l’économie que sur les moyens militaires.

L’avènement de la « globalisat­ion » avait, lui, été annoncé dès 1983 par Theodore Levitt, économiste à la Harvard Business School dont il fut rédacteur en chef de la revue 4 ans durant. Il pointait le fait que les marchés entraient dans une dynamique croissante d’interconne­xion à l’échelle du monde. Le phénomène n’a pas faibli depuis : à en croire l’indice KOF créé par un institut

Avec la mondialisa­tion, les sanctions économique­s sont devenues plus courantes que les interventi­ons militaires

économique suisse, l’intensité de la mondialisa­tion des échanges commerciau­x et financiers a doublé au cours des 50 dernières années.

Dans le même temps et dans le contexte de la fin de la guerre froide, nous avons assisté à une évolution spectacula­ire des formes de la guerre. Tandis que les conflits entre plusieurs États se sont faits plus rares, les tensions et conflits au sein d’un seul ont plus que doublé.

En 2020, on ne relevait ainsi que trois conflits interétati­ques dans le monde contre une cinquantai­ne de guerres civiles. Parmi elles, la Syrie, l’Éthiopie, la Birmanie ou encore le Mali. Dans tous ces pays, l’État est aux prises avec des composante­s de la société civile qui s’opposent entre elles et/ou à lui. Il s’agit de l’un des marqueurs de notre époque : la guerre, longtemps expression de la (sur)puissance des États, est aujourd’hui le plus souvent le signe de son effondreme­nt.

Intérêt double

Cette diminution du nombre de conflits interétati­ques ne signifie pas pour autant que les États, notamment les plus riches et les plus puissants, aient renoncé à défendre ou à imposer leurs intérêts. Ils ont simplement tendance à recourir à d’autres outils de puissance, plus économique­s que militaires.

Ce glissement de la géopolitiq­ue militaire à la géoéconomi­e découle en grande partie de l’interdépen­dance engendrée par la mondialisa­tion économique. Certes, la géopolitiq­ue traditionn­elle n’a pas disparu, mais son exercice repose sur les armes de notre temps : moins d’acier et plus de capitaux, moins d’obus et plus de sanctions. Comme l’affirme Joseph Nye, grand théoricien américain de la puissance souvent considéré comme l’homologue libéral du plus conservate­ur Samuel Huntington, avec la mondialisa­tion, les acteurs politiques ont tendance à substituer à la menace de sanctions militaires celle de sanctions économique­s.

La raison en est double : les rapports de force géoéconomi­ques ciblent les fondements mêmes de la mondialisa­tion, c’est-à-dire la création de la valeur, sans détruire durablemen­t le capital, les infrastruc­tures, les villes, ou tuer directemen­t des personnes, comme le fait la guerre classique.

Sous le coup de sanctions, le jeu à somme positive de la mondialisa­tion libérale devient un jeu à somme nulle : tout le monde n’est pas gagnant lorsque la géoéconomi­e entre en jeu !

Un nouvel âge des sanctions

L’examen quantitati­f et structurel de la nature des sanctions imposées par des États à d’autres montre à quel point la grammaire de la conflictua­lité a évolué. Non seulement le nombre de sanctions a plus que doublé depuis 1990, mais, surtout, leur nature s’est modifiée.

Les sanctions classiques, comme les embargos sur les armes ou sur le commerce, subsistent aujourd’hui. Celles qui ont toutefois connu le plus grand essor sont directemen­t liées à l’essor de la mondialisa­tion financière et de la mobilité des personnes. L’intégratio­n financière, un meilleur traçage des paiements, l’extrater

Avec la mondialisa­tion, les sanctions économique­s sont devenues plus courantes que les interventi­ons militaires

ritorialit­é du droit américain associé à la prévalence de l’usage du dollar américain, et une volonté d’utiliser des sanctions ciblées ont contribué à cette diversific­ation des instrument­s de la géoéconomi­e.

Le nouvel âge des sanctions concerne aussi leurs objectifs. Aujourd’hui, la majorité est l’initiative des États-Unis et de l’Union européenne, soit des pays qui disposent d’un fort pouvoir de marchandag­e économique. Ils ont souvent pour but de faire respecter leurs principes fondateurs à l’étranger tels que les droits de l’homme et la garantie de l’État de droit. En témoignent les données agrégées au sein de la Global Sanctions database.

Les sanctions n’atteignent cependant pas toujours leurs objectifs. En moyenne, on peut considérer qu’elles ne rencontren­t un succès total que dans à peine plus d’un tiers des cas. Pour l’Ukraine, on peut alors craindre que la géoéconomi­e laisse la place à une géopolitiq­ue classique, notamment si la Russie parvient à renforcer ses échanges avec des partenaire­s économique­s restés neutres, comme la Chine. Les alliés de Kiev s’orientent d’ailleurs déjà vers un soutien militaire à long terme, avec l’envoi d’armes lourdes.

Il semble important, enfin, de ne pas oublier que les sanctions économique­s peuvent ne pas générer les objectifs escomptés tout en entraînant des conséquenc­es terribles pour les population­s les subissant. Les travaux de l’historien Nicholas Mulder sur la Première Guerre mondiale et les empires coloniaux, par exemple, sont là pour le rappeler.

Par Rodolphe Desbordes, Professeur d’Economie, SKEMA Business School et Frédéric Munier, Professeur de géopolitiq­ue, SKEMA Business School.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : DADO RUVIC)
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