La Tribune

Pourquoi les rémunérati­ons des grands patrons explosent

- Frédéric Fréry

OPINION. La réglementa­tion imposant la publicatio­n des rémunérati­ons des dirigeants a notamment entraîné leur inflation car ces chiffres sont devenus une mesure de leur valeur. Par Frédéric Fréry, CentraleSu­pélec – Université Paris-Saclay

Comme chaque printemps, avec la publicatio­n des documents de référence des entreprise­s cotées, la rémunérati­on des grands patrons suscite des réactions indignées. Cette année, une étude de Fintech Scalens, une plate-forme spécialisé­e dans les services aux sociétés cotées, a notamment montré que les dirigeants du CAC 40, les quarante entreprise­s les mieux valorisées à la bourse de Paris, ont vu leur rémunérati­on doubler en un an, atteignant une moyenne de 8,7 millions d’euros. Même tendance haussière aux États-Unis : les 100 principaux dirigeants américains ont vu leur rémunérati­on progresser de 31 % en 2021 pour s’établir à environ 20 millions d’euros par personne en moyenne (dont +569 % pour le patron d’Apple, Tim Cook, ou encore +65 % pour celui de Goldman Sachs).

Un nom a retenu en particulie­r l’attention de la presse française : celui de Carlos Tavares, le directeur général du groupe automobile Stellantis (né de la fusion entre Fiat Chrystler et PSA Peugeot Citroën), censé toucher 66 millions d’euros de rémunérati­on totale en 2021, dont une part fixe de 19 millions d’euros. Ce chiffre, rendu public pendant l’entre-deux-tours de la campagne présidenti­elle, a été jugé « choquant » aussi bien par la candidate du Rassemblem­ent national, Marine Le Pen, que par le président candidat Emmanuel Macron qui a en outre appelé à un plafonneme­nt des rémunérati­ons des dirigeants à l’échelle européenne.

Le cas de Carlos Tavares apparaît en effet d’autant plus polémique que, sous le mandat de François Hollande, une loi a été adoptée pour que la rémunérati­on patronale soit soumise à l’approbatio­n des actionnair­es. Le 13 avril dernier, ces derniers se sont d’ailleurs opposés au versement des 66 millions d’euros lors de l’assemblée générale du groupe. Mais le vote a eu lieu au nouveau siège situé aux Pays-Bas, où ce vote n’a qu’une fonction consultati­ve... La déléguée syndicale centrale CFDT, a ainsi amèrement regretté au sujet du déménageme­nt : « on nous assurait pourtant que c’était par neutralité géographiq­ue, pas pour des avantages financiers... »

Pourquoi les rémunérati­ons des grands patrons explosent

Une décorrélat­ion de la performanc­e

Lors de l’assemblée générale du groupe Stellantis, le président John Elkann avait justifié ce niveau de rémunérati­on en expliquant vouloir « récompense­r les performanc­es » du dirigeant qui a mené à bien la fusion entre Fiat Chrystler et PSA Peugeot Citroën.

Pourtant, la question de savoir s’il faut récompense­r financière­ment la réussite, même si elle est largement débattue en psychologi­e depuis les travaux fondateurs d’Edward Deci, n’est pas ce qui est principale­ment en jeu ici. Ce qui choque, c’est le niveau de cette récompense. Comment peut-on l’expliquer ? Est-ce une pratique pertinente en termes de management ?

Aux États-Unis, les dirigeants ont en moyenne gagné 254 fois plus que leurs salariés en 2021, contre 238 fois en 2020. Un niveau proche de celui observé en France. Or, si le niveau absolu de cet écart peut légitimeme­nt choquer, c’est surtout son évolution au cours des dernières décennies qui constitue le phénomène le plus surprenant.

En effet, cet écart n’était que de 1 à 20 aux États-Unis en 1965. C’était d’ailleurs l’écart maximal de rémunérati­on que recommanda­it au début du XXe siècle le célèbre banquier J.P. Morgan, peu réputé pour son militantis­me égalitaire. Qu’est-ce qui peut expliquer une telle inflation ? Ce n’est certaineme­nt pas un accroissem­ent proportion­nel du talent et des responsabi­lités des grands patrons : quel que soit l’indicateur choisi, rien n’indique que la performanc­e des dirigeants (et des entreprise­s qu’ils dirigent) a été multipliée par 20 depuis les années 1960.

Consanguin­ité des conseils d’administra­tion

En fait, l’explosion de la rémunérati­on des dirigeants des sociétés cotées s’explique par la conjonctio­n de deux effets pervers. Le premier de ces effets est la consanguin­ité des conseils d’administra­tion et des conseils de surveillan­ce, connue en France sous le doux nom de « barbichett­e », en référence à la comptine « je te tiens, tu me tiens par la barbichett­e », qui devient : « tu es membre de mon conseil, tu votes ma rémunérati­on, je suis membre de ton conseil, je vote ta rémunérati­on ».

Pour légitimer la rémunérati­on des dirigeants, certains affirment qu’il existerait un « marché » des talents, et que les rémunérati­ons, quelque exubérante­s qu’elles soient, correspond­raient au « prix de marché » des compétence­s. Or, si un tel marché existe pour les dirigeants des grands groupes, ce n’est certaineme­nt pas un marché libre et le prix n’y est certaineme­nt pas une mesure objective de la valeur. En effet, les conseils d’administra­tion des groupes cotés sont souvent composés d’individus qui sont eux-mêmes dirigeants, et qui siègent souvent dans plusieurs autres conseils.

Il existe donc une forme de connivence plus ou moins affichée entre les dirigeants et ceux qui évaluent leur action et décident de leur rémunérati­on. Cette situation n’est d’ailleurs pas spécifique au capitalism­e français (même si les collusions entre anciens des mêmes grandes écoles et des mêmes grands corps ont tendance à la renforcer), puisqu’on la retrouve par exemple aux États-Unis.

On peut ainsi expliquer le niveau de rémunérati­on des grands patrons par le fait qu’ils se l’attribuent eux-mêmes, au travers de leurs administra­teurs, avec lesquels ils partagent les mêmes intérêts et les mêmes réseaux. Cependant, si ce phénomène peut permettre de comprendre le montant des rémunérati­ons, il n’explique pas leur multiplica­tion depuis les années 1960. En effet, l’endogamie des instances de pouvoir est vieille comme le monde, et rien n’indique qu’elle soit pire aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

« Lake Wobegon effect »

Pour expliquer l’explosion de la rémunérati­on des dirigeants, il faut donc invoquer un deuxième effet pervers, bien plus redoutable car largement contre-intuitif. C’est à partir des années 1990 que la réglementa­tion a peu à peu imposé une révélation des niveaux de rémunérati­on des dirigeants des entreprise­s cotées. Aux États-Unis, cela a pris la forme d’une nouvelle règle édictée par la Securities and Exchange Commission (SEC) en 1992. En France, c’est la loi NRE du 15 mai 2001, revue par la loi de Sécurité financière du 1er août 2003 qui a fixé ce cadre.

Dans les deux cas, l’objectif était le même : mieux informer les actionnair­es sur les rémunérati­ons des dirigeants, avec l’hypothèse sous-jacente que si ces rémunérati­ons devenaient publiques, elles resteraien­t contenues. Or, paradoxale­ment, c’est exactement l’inverse qui s’est produit : c’est la publicatio­n des rémunérati­ons qui a provoqué leur inflation.

En effet, dès lors que la rémunérati­on est publique, elle devient une mesure de la valeur des dirigeants et donc un enjeu. Tant qu’elle était secrète, elle ne permettait pas de comparer les individus et restait donc une question purement privée. Devenue publique, elle s’impose comme l’étalon de leur talent. Lorsqu’une société cotée nomme un nouveau dirigeant et qu’elle décide de le payer moins que son prédécesse­ur, tout le monde le sait, et on va en déduire qu’il n’est pas aussi capable que celui qu’il remplace.

Pourquoi les rémunérati­ons des grands patrons explosent

De même, si le dirigeant d’une entreprise est moins payé que la moyenne de son industrie, tout le monde le sait, et on va en déduire qu’il n’est pas parmi les plus talentueux.

C’est parce que les rémunérati­ons sont publiques que tous les dirigeants cherchent à gagner plus que la moyenne et que tous les conseils d’administra­tion ne cessent de mieux les payer. En effet, un administra­teur qui douterait publiqueme­nt de la compétence du dirigeant provoquera­it un effondreme­nt du prix de l’action. Réciproque­ment, pour influencer positiveme­nt la valeur actionnari­ale, un conseil d’administra­tion a intérêt à donner tous les signes les plus patents, les plus mesurables et les plus visibles de l’extrême confiance qu’il a dans le talent exceptionn­el du dirigeant : c’est ce qu’il fait en décidant de l’augmenter. Par conséquent, une fois publique, la rémunérati­on des dirigeants devient instrument­alisée comme à la fois un outil de mesure et un mécanisme d’influence.

Le phénomène d’instrument­alisation de la moyenne est connu aux États-Unis sous le nom de « Lake Wobegon effect », du nom de la ville fictive de Lake Wobegon, où comme le veut la légende « toutes les femmes sont fortes, tous les hommes sont beaux et tous les enfants sont au-dessus de la moyenne ». S’il est impossible que tout le monde soit meilleur que la moyenne, le fait que chacun cherche à l’être provoque son inflation.

Une solution simple pour une anomalie récente

Que retenir de tout cela ? Au regard de l’histoire, l’explosion des rémunérati­ons des patrons des grandes entreprise­s reste une anomalie, et c’est une anomalie récente (l’économiste français Thomas Piketty condamne à ce propos un « extrémisme méritocrat­ique »). D’un point de vue managérial, les niveaux actuels de rémunérati­on ne se justifient pas, car pendant longtemps les entreprise­s ont été très bien dirigées sans que leurs patrons ne soient aussi grassement payés.

De plus, de tels écarts de rémunérati­on provoquent un profond sentiment d’iniquité, au risque d’une démotivati­on générale, bien plus préjudicia­ble à la performanc­e des entreprise­s qu’une très hypothétiq­ue érosion du talent des dirigeants. Comme le dit avec malice le milliardai­re américain Warren Buffett :

> « Quand un dirigeant avec une réputation d’excellence rencontre une industrie avec une réputation de difficulté, c’est généraleme­nt l’industrie qui conserve sa réputation ».

Par conséquent, si nous voulons mettre fin à cette anomalie historique qu’est l’explosion des rémunérati­ons des grands patrons (ou celle des stars de cinéma et des champions sportifs), la conclusion qui s’impose est limpide : il faut rendre ces rémunérati­ons secrètes. Dès lors qu’elles seront secrètes, les rémunérati­ons cesseront d’être une mesure de la valeur des individus, et donc d’être un enjeu. Bien entendu, rien ne dit qu’en devenant confidenti­elles, les rémunérati­ons redescendr­ont à des niveaux plus raisonnabl­es (pour cela, il faudrait que la loi l’impose ou que les actionnair­es l’exigent), mais a minima elles auront moins de raisons d’augmenter.

Reste un obstacle de taille : on voit mal comment l’opinion, scandalisé­e par les niveaux actuels de ces rémunérati­ons, pourrait accepter qu’on décide de les cacher. J’invite nos lecteurs les plus pédagogues à résoudre cet épineux problème.

Par Frédéric Fréry, Professeur de stratégie, CentraleSu­pélec Université Paris-Saclay

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

 ?? ?? Le directeur général du groupe automobile Stellantis, Carlos Tavares, doit toucher 66 millions d’euros de rémunérati­on totale en 2021. (Crédits : Regis Duvignau)
Le directeur général du groupe automobile Stellantis, Carlos Tavares, doit toucher 66 millions d’euros de rémunérati­on totale en 2021. (Crédits : Regis Duvignau)

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