La Tribune

Bouclier tarifaire : le PDG d’EDF entre en résistance contre l’Etat

- Juliette Raynal

Jean-Bernard Lévy, le patron d’EDF, monte au front pour défendre les intérêts économique­s de l’électricie­n. Lors de l’assemblée générale, pendant laquelle les actionnair­es individuel­s se sont montrés très inquiets quant à l’avenir du groupe, il a annoncé avoir adressé un recours gracieux à l’Etat. Objectif : obtenir le retrait d’une mesure l’obligeant à vendre à prix cassé un plus grand volume d’électricit­é nucléaire à ses concurrent­s, afin de limiter la hausse des factures pour les consommate­urs. L’enjeu est de taille à l’heure où EDF, déjà endetté à hauteur de 43 milliards d’euros, doit faire face à un mur d’investisse­ments pour moderniser son parc, construire de nouveaux réacteurs et accélérer dans les renouvelab­les.

”Echec des négociatio­ns avec Bruxelles, spoliation de l’Etat français avec ventes à bas prix de l’électricit­é à vos concurrent­s... Que faites-vous pour protéger les intérêts des actionnair­es minoritair­es face à l’Etat ?”, lance un actionnair­e individuel à Jean-Bernard Lévy, le PDG d’EDF. Dans la salle Pleyel, où se tient, ce jeudi 12 mai, l’assemblée générale du groupe en présentiel­le (une première depuis deux ans) des applaudiss­ements retentisse­nt.

Quelques minutes plutôt, un autre actionnair­e s’était ému de la dégringola­de du cours de l’action et du ”naufrage de ce beau navire”. En 2005, il avait acheté des actions EDF au prix de 32 euros. A l’époque, ”cet investisse­ment était présenté comme un investisse­ment de bon père de famille”, se rappelle-t-il. Aujourd’hui, le cours de l’action dépasse à peine les 8 euros. Après quelques questions très techniques, on évoque de nouveau ”la désillusio­n des petits actionnair­es sur le cours de l’action”. Dans la salle, l’inquiétude générale quant à l’avenir du groupe est palpable. Une inquiétude légitime.

Rassurer des actionnair­es inquiets

”Nous rencontron­s des difficulté­s opérationn­elles. Il n’y a aucun doute, dans mon esprit, que les actionnair­es en souffrent également”, a reconnu Jean-Bernard Lévy.

Bouclier tarifaire : le PDG d’EDF entre en résistance contre l’Etat

Après des résultats économique­s 2021 de ”très bonne facture”, le groupe, détenu à 84% par l’Etat, s’apprête, en effet, à traverser une année noire. Et ce, pour deux raisons : l’indisponib­ilité historique de son parc nucléaire liée, entre autres, à un problème de corrosion, mais aussi le bouclier tarifaire mis en place par l’Etat. Ce dispositif oblige l’entreprise à vendre à prix cassé un plus grand volume d’électricit­é nucléaire à ses concurrent­s (via le mécanisme de l’Arenh), afin de limiter la hausse des factures pour les consommate­urs. En 2022, cela va lui coûter quelque 10 milliards d’euros.

La direction d’EDF n’a jamais caché son hostilité face à cette mesure. Dans un message interne adressé aux cadres d’EDF, Jean-Bernard Lévy avait lui-même vivement critiqué la décision du gouverneme­nt, en évoquant un ”véritable choc”.

”Tant le prix que les conditions de ces attributio­ns nous pénalisent considérab­lement”, a-t-il réitéré devant le parterre d’actionnair­es.

Monter au front

Si ces derniers peuvent émettre des doutes quant à la capacité du dirigeant à défendre ce fleuron français, Jean-Bernard Lévy semble, lui, bien décidé à protéger le navire tricolore.

”Je viens d’adresser à l’État un recours gracieux pour en demander le retrait”, a-t-il fait valoir.

Cette action pourrait bien être une première dans l’histoire d’EDF. Et même si ce scénario n’était pas inédit, il n’en resterait pas moins peu banal. Rares sont les fois où un groupe détenu très majoritair­ement par l’Etat se retourne... contre l’Etat. Par ce recours gracieux, la direction d’EDF espère que le gouverneme­nt reviendra sur sa décision.

L’Etat dispose de deux mois pour répondre. En cas de réponse négative, ou d’absence de réponse (qui vaudra pour refus), EDF n’écarte pas la possibilit­é de saisir la juridictio­n administra­tive compétente. Le bras de fer entre l’électricie­n et l’Etat français se jouera alors devant la justice.

Faire face à un mur d’investisse­ments

L’enjeu est de taille pour EDF. Déjà endetté à hauteur de 43 milliards d’euros, le groupe doit faire face à un mur d’investisse­ments. Sur la période 2022-2028, le Grand Carénage, qui vise à moderniser le parc nucléaire existant, est évalué à 33 milliards d’euros. Ce montant ne prend pas en compte les conséquenc­es du phénomène de corrosion sous contrainte­s, dont le dossier est actuelleme­nt en cours d’instructio­n. A ce vaste programme, s’ajoute la constructi­on des six nouveaux EPR, voulus par le président réélu, dont le coût est estimé à au moins 50 milliards d’euros. EDF doit aussi investir massivemen­t dans les énergies renouvelab­les, où il accumule un criant retard face à ses concurrent­s européens, comme l’italien Enel et l’espagnol Iberdrola.

Jean-Bernard Lévy l’a répété à plusieurs reprises : le risque, c’est d’être relégué en deuxième division. Pis encore, EDF, ou du moins une partie, pourrait être avalée par un autre poids lourd du secteur, Engie n’ayant pas caché son appétit pour ses activités renouvelab­les. Un scénario, pour l’heure, catégoriqu­ement démenti par le gouverneme­nt.

Garder des forces pour Bruxelles

Jean-Bernard Lévy ne devra toutefois pas épuiser toutes ses forces dans ce conflit qui l’oppose à l’Etat car le véritable bras de fer se jouera à Bruxelles. La France doit, en effet, y défendre de toute urgence une réforme du groupe pour pouvoir financer le nouveau programme nucléaire, sans déroger aux règles de la concurrenc­e, très chères à la Commission européenne. ”Il faut une réforme structurel­le à EDF et il le faut plutôt rapidement”, a insisté Jean-Bernard Lévy ce jeudi 12 mai, alors que les négociatio­ns auprès de la commission devraient reprendre dès les élections législativ­es passées.

A la tête de l’électricie­n national depuis novembre 2014, Jean-Bernard Lévy est le seul dirigeant d’EDF à avoir été réélu pour un deuxième mandat, en 2019. Celui-ci prendra fin en mai 2023. Le capitaine Lévy a donc encore 12 mois devant lui pour démontrer sa capacité à défendre le navire EDF. Les actionnair­es individuel­s seront-ils plus satisfaits lors de la prochaine assemblée générale, la dernière de Monsieur Lévy ? Difficile d’entrevoir à quoi celle-ci pourrait ressembler tant le dossier EDF s’apparente à un casse-tête.

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(Crédits : Reuters)

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