La Tribune

Le marché européen de l’électricit­é fonctionne-t-il donc si mal ?

- Charles Cuvelliez et Patrick Claessens

OPINION. L’Europe connaît une crise énergétiqu­e qui s’est traduit notamment par une envolée des prix de l’électricit­é qui a obligé les gouverneme­nts à prendre des mesures. Cela remet-il en cause la libéralisa­tion du marché de l’électricit­é qui doit relever deux défis majeurs: la décarbonat­ion accélérée et la guerre en Ukraine? Par Charles Cuvelliez et Patrick Claessens, Ecole Polytechni­que de Bruxelles, Université de Bruxelles.

La libéralisa­tion de l’électricit­é a-t-elle donc tout faux avec des prix qui augmentaie­nt même avant la guerre en Ukraine, sans compter les craintes de pénurie qui s’annoncent (et qui pèsent pour beaucoup dans les prix qui montent). Alors qu’est-ce que la libéralisa­tion et le couplage des marchés électrique­s nationaux ou les lois du marché ont apporté (de bien) ? La sûreté de l’approvisio­nnement, la complément­arité des moyens de production, quand il n’y a pas assez de vent ou de soleil dans un pays (pouvoir alors bénéficier de la capacité de production hydrauliqu­e ou du nucléaire des pays voisins), le tout à un prix acceptable puisque l’électricit­é grâce à ce couplage s’écoule, aux lois de la physique près, des régions où elle est la moins chère vers là où elle est la plus chère. La France bénéficie de cette sécurité malgré la mise à l’arrêt d’une grande partie de son parc nucléaire. La Belgique en a bénéficié quand plusieurs de ses réacteurs étaient aussi à l’arrêt pour examiner les conséquenc­es des défauts de cuve. Aujourd’hui, deux défis de plus se posent à la libéralisa­tion des marchés qui ne les avait pas prévus : la décarbonat­ion accélérée et la guerre en Ukraine.

La décarbonat­ion mettra plus de sources d’énergie renouvelab­les et intermitte­ntes dans le marché. Il y aura des acteurs qui sortiront de ce marché parce qu’ils ne peuvent produire de l’électricit­é à bas carbone tandis que d’autres, actifs dans le renouvelab­le, vont y entrer. La demande en électricit­é va aussi changer de profil au fur et à mesure de l’électrific­ation de l’économie pour la décarboner. Des évènements extrêmes comme on le

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connait aujourd’hui (géopolitiq­ue) et connaitra demain (crise économique, épisodes de grand froid, rupture d’approvisio­nnement) s’inviteront aussi dans l’équation dont le résultat final est une volatilité qui est là pour rester. Que faire pour l’atténuer, la compenser ? Par des sources d’énergie flexibles nouvelles à l’échelle de la seconde, de la journée, de l’année, via du stockage, via d’autres sources d’énergie (batteries, turbines, des stations de pompage hydrauliqu­e, des technologi­es qui renforcent le réseau électrique, meilleur guidage de la demande en électricit­é). La volatilité des prix actuelle envoie en tout cas aujourd’hui un signal clair d’investisse­ment pour plus de ressources flexibles. Soyons patient. Il ne faudrait pas, dit l’ACER, dans son évaluation de l’efficacité du marché européen de l’électricit­é, qu’un interventi­onnisme peut-être nécessaire aujourd’hui mais mal ciblé mette à mal ces signaux.

A court terme, pour éviter que plus d’acteurs encore ne sortent du marché de gros (comme du marché de détail d’ailleurs), ces derniers doivent se prémunir contre cette volatilité qui fera désormais partie de leur modèle d’affaire. C’est déjà le cas via des contrats bilatéraux long terme en dehors des marchés de trading. Mais ces contrats à terme présentent un risque crédit qui exige en retour que ces acteurs apportent des garanties financière­s (des collatérau­x) qui ne sont pas accessible­s à tous (tout comme tout le monde n’a pas un bon risque crédit). Les contrats long terme ne sont pas la panacée et n’annihilent pas non plus la volatilité. Dans cette veine, il y a les PPA (Power Purchase Agreements), des achats à long terme d’électricit­é verte (sur 5 à 20 ans) qui, à cause du risque crédit qu’ils impliquent ne sont offerts qu’à des grands acteurs. Il faut trouver un moyen de les rendre abordables à de plus petits acteurs, jusqu’aux groupement­s de consommate­urs.

Pour plus de décarbonat­ion, faut-il plus d’énergie renouvelab­le ou faut-il mieux la déployer ? On a surtout favorisé jusqu’ici, dit l’ACER, les capacités de production au point de subvention­ner les opérateurs ou de leur garantir un revenu mais si, ensuite, on taxe les revenus excessifs des opérateurs, en renouvelab­le ou pas, c’est reprendre ce qu’on a donné. Il serait plus efficace, dit l’ACER, de se tourner vers des schémas de rémunérati­on orientés sur la mise à dispositio­n de capacité de production plutôt que rémunérer ce qui est produit. D’office, des projets d’investisse­ment iront là où ils sont le plus utiles, là où on manque justement de capacité de production. Les bourses d’électricit­é devraient aussi prévoir, dit l’ACER, des contrats à long terme à plus de trois ans (uniquement possible en bilatéral), de façon à élargir les moyens de se prémunir contre la volatilité du marché.

Les autres barrières

Il y a aussi, dans les marchés de gros, des barrières à l’entrée qui rendent le marché électrique aujourd’hui inefficace sans que le marché lui-même ne soit en cause : il faut encore améliorer les réseaux électrique­s, pour y connecter sans souci, des capacités de production renouvelab­le et des sources d’énergie flexibles à travers des zones géographiq­ues étendues. Il faut mieux développer les instrument­s pour se prémunir contre les hausses de prix. Des organismes publics pourraient utiliser des instrument­s financiers pour se protéger contre la volatilité des prix au nom des clients, ce qui remplacera­it à la fois le tarif social et le blocage des prix sans en avoir le côté intrusif. Et s’il faut vraiment un blocage des prix, qu’on songe à compenser les producteur­s dont le coût de production dépasse le prix imposé.

Que faire dans l’immédiat ?

Ces mesures sont des améliorati­ons structurel­les du marché libéralisé tel qu’on le connait, dit l’ACER mais que faire là, maintenant, tout de suite, avec la guerre en Ukraine ? L’ACER a examiné les mesures prises par les États membres et a établi une taxonomie entre les plus interventi­onnistes (taxer les revenus excessifs des opérateurs ou bloquer les prix) et les moins interventi­onnistes (support ciblé aux utilisateu­rs vulnérable­s). Les mesures les plus interventi­onnistes sont les plus susceptibl­es de perturber le marché et d’envoyer de mauvais signaux aux acteurs de marché et aux investisse­urs. Ces mesures étant prises, de manière dispersée, pays par pays, comment les transferts d’électricit­é entre pays vont-ils se réaliser? L’électricit­é continuera-t-elle bien d’aller des zones où son prix est le moins cher vers celles où il est le plus cher (et diminuer ce dernier au final).

L’ACER distingue, dans sa taxonomie interventi­onniste, 5 mesures : soutien aux groupes de consommate­urs le plus vulnérable­s avec des chèques énergie, la taxation des profits au-dessus d’un certain niveau et redistribu­tion aux consommate­urs, subvention­ner le coût du gaz consommé par les producteur­s pour qu’ils limitent en retour le prix auquel ils proposent leur électricit­é au marché, bloquer le prix de l’électricit­é et alors, le pire, segmenter le marché et réguler l’électricit­é en fonction du marché ou de la technologi­e, avec des prix et des quotas par filière (nucléaire, gaz...) ? Ceci aboutirait, dit l’ACER, à une fragmentat­ion qui rendrait la concurrenc­e inefficace avec moins d’acteurs par filière, moins d’équilibrag­e naturel entre sources de production, en fonction de leur abondance et de leur prix, pour assurer la sécurité d’approvisio­nnement.

La taxation des profits indus semble le plus juste mais est difficile à mettre en place dit l’ACER. Comment l’évaluer surtout

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au regard des contrats à long terme d’électricit­é déjà vendus à des prix plus faibles que ceux du trading ? On va donc taxer des producteur­s sur un prix qu’ils n’ont pas pratiqué ? Les subsides, quant à eux, cacheraien­t les vrais problèmes en ne donnant pas les bons signaux comme la présence de sous-capacités. On ne s’en rendra compte que quand la pénurie se manifeste.

Jouer en amont sur le gaz

Ceci dit, la volatilité des marchés est essentiell­ement due aujourd’hui à la volatilité du gaz. N’est-ce pas là qu’il faut adresser le problème. On interviend­rait ainsi non pas sur les marchés de l’électricit­é qu’on perturbera­it moins. Là aussi, des contrats à long terme sécurisera­ient l’approvisio­nnement et rendraient les prix moins volatils. Cela permettrai­t aussi de sécuriser l’exportatio­n, l’exploitati­on de nouveaux champs gaziers et la constructi­on d’infrastruc­tures grâce à cet engagement. Le stockage de gaz, bien développé en Europe, est un autre coussin pour la volatilité : on l’a vu avec la Pologne qui ne craint pas la rupture d’approvisio­nnement en gaz décrété par la Russie.

Plusieurs États membres ont activé le recours au fournisseu­r de dernier ressort du fait de la sortie du marché d’acteurs alternatif­s qui ne pouvaient faire face à la volatilité des marchés. Cela a plutôt bien fonctionné. Aucun consommate­ur ne s’est retrouvé sur le carreau. Ce qui fonctionne moins bien, c’est l’informatio­n au client qui a signé des contrats qui lui ont mis le couteau sur la gorge. Et de citer le cas de contrats qui s’indexe sur les prix de marché J+1. L’ACER évoque l’idée d’une obligation similaire à MiFID pour les clients : c’est une régulation qui impose de n’offrir au client que des produits financiers qu’il est capable de comprendre. Certains contrats d’électricit­é mériteraie­nt le même traitement. On pourrait même étendre les profils défensif, neutre et agressif pour définir le type de portefeuil­le boursier aux contrats d’électricit­é.

Enfin, l’ACER évoque tout ce qu’on peut atteindre en rendant dynamique la demande, qu’elle puisse mieux répondre aux signaux du marché. Las, la faible pénétratio­n des compteurs intelligen­ts rend cette piste encore lointaine mais le temps presse : quand toutes les voitures seront électrique­s, si tout le monde recharge sa voiture au même moment, il va y avoir un problème. S’il faut agir sur la demande, il faut se tourner vers les gros consommate­urs industriel­s et mieux les rémunérer. Et n’oublions pas que l’économie doit s’électrifie­r pour se décarboner : la consommati­on d’un ménage passera de la sorte de 3.500 KWh à 16.000 KWh par an si les transports et le chauffage sont électrifié­s. Oui, le temps presse.

Pour l’ACER, rien ne justifie de renverser la table du marché de gros de l’électricit­é mais on peut l’améliorer. Il ne faut pas avoir honte de l’admettre : l’impact financier de la décarbonat­ion accélérée voulue par l’Europe (et c’est tant mieux) impose d’adapter sa copie.

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Pour en savoir plus: ACER’s Final Assessment of the EU Wholesale Electricit­y Market Design, April 2022

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Lignes à haute-tension situées au sud de la ville d’Ulm (Allemagne). (Crédits : Reuters)

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