La Tribune

Quels enjeux pour le grand ministère du numérique ?

- Gilles Babinet

Pour le nouveau quinquenna­t, Gilles Babinet, Digital Champion pour la France auprès de la commission européenne et coprésiden­t du Conseil national du numérique (CNum) estime nécessaire d’appuyer les dynamiques qui font que le numérique sort du sillon technocrat­ique pour devenir un enjeu politique avec des arbitrages et un pilotage interminis­tériel. Ce qui plaide selon lui pour quatre ministères traitant des sujets numériques.

Quel est le bilan de l’action du gouverneme­nt sortant dans le numérique ?

Cédric O s’est surtout attaché à faire décoller l’écosystème des startups. J’entends beaucoup de voix très critiques de son action, qui a surtout consisté à aider à la réalisatio­n de l’objectif fixé par le président d’avoir 25 unicornes en 2025 (elles sont désormais 26). Je pense au contraire que ces entreprise­s sont nécessaire­s et que Cedric O a eu un rôle très tangible à cet égard. Qu’on apprécie ce type d’acteurs ou pas, il faut être conscient que ce seront les grandes entreprise­s de demain. Il y aura des morts, des faillites (comme Sigfox) mais sur le fond une dynamique schumpétér­ienne est désormais en place.

Il y a également des critiques de son action sur les enjeux de souveraine­té. Or, mis à part faire des politiques industriel­les très colbertist­es et qui ne marchent pas, je ne vois pas ce qu’on peut faire à court terme. Certes on peut réorienter la commande publique - je pense que cela sera fait dans ce nouveau mandat

- et surtout accroître la qualité des formations. Ce dernier point est à mon sens l’écueil de ce gouverneme­nt passé. Je ne sais pas qui aura le poste qu’occupe Cédric. mais je pense que ça sera une femme qui a déjà passé beaucoup de temps au contact de l’écosystème des startups ; deux trois noms reviennent beaucoup.

Signataire de la tribune publiée dans La Tribune qui plaide pour l’existence d’un grand ministère du numérique, il me semble surtout nécessaire d’appuyer les dynamiques qui font que le numérique sort du sillon technocrat­ique pour devenir un enjeu politique avec des arbitrages et un pilotage interminis­tériel.

Quels enjeux pour le grand ministère du numérique ?

A cet égard, je serais encore plus favorable d’avoir quatre ministères traitant de sujets numériques :

(i) un pour la compétitiv­ité de l’écosystème numérique, Frenchtech... Ce que faisait Cedric O.

(ii) un second pour la transforma­tion de l’Etat, des territoire­s et de l’expérience utilisateu­r.

(iii) un troisième pour la réindustri­alisation, la décarbonat­ion.

(iv) et un quatrième pour l’éducation, le code, la formation, la littératur­e numérique, en coordinati­on avec la recherche.

Tous les quatre auraient le terme numérique dans leur titre et auraient des modes de collaborat­ions renforcés. Ça aurait des répercussi­ons très significat­ives, y compris à l’internatio­nal.

Le chantier qui me préoccupe le plus va directemen­t à l’enseigneme­nt et à la recherche. Nous devrions sérieuseme­nt en débattre. Lorsque le ministre Blanquer est arrivé, tout le monde lui a tressé des louanges, sans voir que le projet était très faible et que l’idée de remonter dans les classement­s n’était pas évoquée parce que cela signifie engager des réformes très impopulair­es.

Ces réformes n’existeront que si un consensus se crée sur ce qu’il faut faire. Or, si le système ne sait pas faire le minimum, compter, lire, écrire, il ne faut même pas envisager d’y ajouter des thématique­s numériques. Au-delà, nous n’avons pas de stratégie d’attractivi­té des chercheurs parce que nous savons que l’enseigneme­nt supérieur est sous-financé et sous gouverné. Il ne faut pourtant pas rêver : il n’y aura pas de “French Digital Nation” réellement souveraine sans une recherche et un enseigneme­nt supérieur de haut niveau. Avec 3,5% d’affectatio­n du PIB français sur ce sujet, on est loin des 6% des meilleurs. Il faut engager les réformes indispensa­bles de financemen­t et de gouvernanc­e des université­s et de la recherche, que personne n’a osé toucher depuis les réformes Pécresse de 2007.

Quelle initiative nouvelle pourrait prendre le gouverneme­nt à venir ?

Le sujet de l’inclusion devrait être mis en avant. Egalement celui de la débureaucr­atisation par le numérique. C’est un gros chantier, mais nécessaire. Je suis convaincu que la complexité administra­tive et la faible qualité de l’expérience utilisateu­r des services publics a eu sa part dans des mouvements sociaux comme les gilets jaunes. Ce qui serait également intéressan­t serait de faire cette nation écologique que vantait le candidat Macron, mais en rupture avec une écologie punitive. Or, l’une des opportunit­és que permet le numérique c’est de faire plus avec beaucoup moins. Partout autour de nous, nous avons du gâchis d’énergies, de ressources. Je travaille actuelleme­nt à l’Institut Montaigne sur un rapport concernant la façon d’accélérer la décarbonis­ation avec la technologi­e, nous sommes convaincus qu’il existe un potentiel inexploré.

Concernant le web3, est-ce un domaine où l’Etat devrait être présent ?

Oui et non. D’un coté les acteurs du web3 sont en train de nous faire le même coup que lors de l’émergence de l’internet et du web 2.0 : en substance, “ne nous régulez surtout pas”. Ça a abouti à des concentrat­ions de pouvoir, à une évasion fiscale de masse et à une déstabilis­ation de la démocratie à une échelle jamais vue. Il faut donc que l’Etat s’en mêle mais de façon intelligen­te : pas de politique industriel­le comme on l’a trop fait et plutôt un accompagne­ment pour favoriser les meilleurs usages. Inter-compatibil­ité entre formats de blockchain­s et metaverses, ouverture des données d’intérêt général, cadre fiscal ambitieux et fait en comparaiso­n avec ce qui se fait ailleurs... Et à nouveau accélérer sur les sujets d’éducation et de formation. La France pourrait se positionne­r de façon astucieuse dans de domaine si nos vieux démons ne s’en mêlent pas. ____________________________

Gilles Babinet est un entreprene­ur dans le domaine digital. Il est contribute­ur de l’institut Montaigne sur les questions numériques et travaille actuelleme­nt sur les enjeux liés au numérique et aux émissions de CO2.

Retrouvez mon nouveau livre “Refondre les Politiques Publiques avec le Numérique”

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(Crédits : Aprendices / Wikimedia (CC-BY-SA-4.0))

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