La Tribune

Face à la guerre en Ukraine, nourrir le monde d’équité

- José Tissier (*) @GiuGamberi­ni

OPINION. Bien au-delà de l’Ukraine, la guerre de Vladimir Poutine met en péril la sécurité alimentair­e de nombreux pays dépendants du marché internatio­nal pour leur alimentati­on et a pour effet de déstabilis­er l’ordre mondial. Le retour en force de la géopolitiq­ue remettra-t-il en cause la mondialisa­tion, le libreéchan­ge et la vision exclusivem­ent comptable de leurs promoteurs ? (*) Par José Tissier, président de Commerce Equitable France.

Cela fait plus de deux mois que la Russie a déclaré la guerre à l’Ukraine. Après la sidération causée par la violence de l’agression russe, les démocratie­s occidental­es se rassurent en considéran­t que le dessein du Kremlin se limite à l’unificatio­n de toutes les Russies.

Mais pour de nombreux observateu­rs, l’objectif de Vladimir Poutine est de détruire et remplacer l’ordre internatio­nal existant par un ordre nouveau à son profit. En plus de son armement convention­nel et de l’arme nucléaire, la Russie de Poutine dispose aussi, grâce à sa position sur le marché des céréales, de l’arme alimentair­e. Enfin, elle espère - du moins à court terme - tirer profit du chaos que provoque progressiv­ement le dérèglemen­t climatique, puisqu’elle n’hésite pas à ruiner toute coopératio­n internatio­nale sur le sujet.

Cette remise en cause de l’ordre (ou désordre) existant intéresse la Chine et pourrait aussi séduire de nombreux Etats (particuliè­rement en Afrique et en Asie) qui s’estiment, souvent à juste titre, lésés par les règles commercial­es actuelles de la communauté internatio­nale. Sommes-nous si sûrs que Poutine soit isolé quand les pays qui ont refusé d’exiger le retrait immédiat des forces militaires russes d’Ukraine représente­nt plus de la moitié de la population mondiale ?

Face à la guerre en Ukraine, nourrir le monde d’équité

40 millions de personnes face au risque de famines

Entre autres conséquenc­es, la guerre - qui s’inscrit dans une conjonctur­e très dégradée par la pandémie et l’insécurité croissante dans de nombreuses régions du monde - met en péril la sécurité alimentair­e non seulement de la population ukrainienn­e mais aussi des population­s les plus pauvres de nombreux pays dépendants du marché internatio­nal pour leur alimentati­on (Afrique du Nord, Proche-Orient, Afrique sub-saharienne...). A court terme, l’augmentati­on très forte du prix des denrées alimentair­es rend financière­ment impossible pour de nombreuses population­s de se nourrir correcteme­nt. A moyen terme - si le conflit dure - la baisse des production­s et exportatio­ns agricoles ukrainienn­es et russes et l’augmentati­on des coûts de production agricole (renchériss­ement de l’énergie, de l’alimentati­on animale et des engrais azotés et potassique­s) risquent de provoquer une pénurie alimentair­e dans ces pays. La FAO estime ainsi à près de 40 millions le nombre de personnes susceptibl­es d’être touchées par la famine ou la faim dans la seule Afrique de l’Ouest d’ici l’été 2022.

Dans ce contexte, la France et la Commission européenne ont raison de s’intéresser non seulement aux population­s agressées d’Ukraine, mais aussi à ces population­s pauvres, qui bien qu’éloignées des champs de bataille sont aussi les victimes directes du conflit. La mise en oeuvre de l’initiative FARM (Food on Agricultur­e Resilience Mission) constitue ainsi une première réponse de l’Europe (en lien avec le G7 et l’Union Africaine) pour surmonter de façon solidaire cette crise alimentair­e.

La nécessité d’un ordre mondial plus équitable

Mais cette réponse reste ponctuelle. Le retour en force de la géopolitiq­ue remettra-t-il en cause la mondialisa­tion, le libre-échange et la vision exclusivem­ent comptable de leurs promoteurs ? Un recentrage des échanges commerciau­x dans le cadre d’entités régionales distinctes pourrait s’opérer. Mais le droit à la souveraine­té ne peut être unilatéral, comme l’imaginent certains lobbys soucieux de protéger « notre » agricultur­e et en même temps de reconquéri­r les marchés de céréales perdus, par exemple en Egypte ou en Algérie.

La relocalisa­tion ne peut pas non plus être systématiq­ue. Un localisme absolu fondé sur le repli sur soi risquerait en effet d’accroître les inégalités mondiales entre les régions du monde suffisamme­nt dotées en ressources naturelles, ressources humaines et capital pour assurer leur propre indépendan­ce alimentair­e et les régions moins dotées qui ne pourront pas se passer avant longtemps du marché internatio­nal pour satisfaire leurs besoins essentiels, notamment alimentair­es.

L’Europe et les démocratie­s occidental­es ne peuvent pas se contenter de défendre l’ordre existant. Inventer un ordre mondial plus équitable apparaît nécessaire pour que l’immense majorité des pays se sentent respectés et que leurs population­s s’y projettent avec envie et se mobilisent contre la nouvelle barbarie et l’ordre nouveau qu’elle nous promet. Ce que l’humanité a réussi à mettre en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (avec la plupart des grandes institutio­ns internatio­nales, qui ont géré la paix et le développem­ent depuis 1945) et qui semble s’essouffler, doit être remis en chantier pour aller plus loin.

L’équité, meilleure contre-attaque face à Poutine

En 1948, la Charte de La Havane prévoyait de sortir du marché et du jeu de l’offre et de la demande les biens dits « de base

», à savoir les biens issus de l’agricultur­e, de la pêche, de la forêt et du sous-sol. Ces accords visaient notamment des prix équitables, à la fois rémunérate­urs pour les producteur­s et accessible­s pour les consommate­urs et la préservati­on des ressources naturelles. Signés par 53 pays, ces accords n’ont finalement pas été ratifiés, les USA s’en étant abstenus suite à l’élection d’un président républicai­n. Cette réflexion très aboutie privilégia­it la coopératio­n entre pays plutôt que la concurrenc­e. Elle pourrait être reprise et actualisée pour tenir compte de l’état du monde aujourd’hui. Ainsi le principe de l’exception alimentair­e rejoindrai­t celui de l’exception culturelle, adopté par l’OMC en 1994 !

En attendant d’aboutir sur ce chantier complexe, l’Europe peut envoyer rapidement un signal aux pays d’Afrique et d’Asie, en décidant par exemple de conditionn­er ses importatio­ns de produits agricoles dits « tropicaux » au respect des principes du commerce équitable, tant sur le plan social que sur le plan environnem­ental. Il s’agirait non seulement de respecter des clauses relatives au travail des enfants et à la déforestat­ion - actuelleme­nt envisagées par Bruxelles pour le cacao -, mais aussi des clauses sociales concernant le prix producteur, devant nécessaire­ment couvrir les coûts de production et assurer aux agriculteu­rs et à leur famille un niveau de vie décent. Retrouvant l’esprit des accords de Lomé, l’Europe pourrait entraîner à son tour la communauté internatio­nale dans sa volonté de mettre de l’équité dans les relations commercial­es. Temps-fort annuel de sensibilis­ation et de mobilisati­on citoyenne autour d’une consommati­on plus responsabl­e et plus durable, la Quinzaine du Commerce Equitable, qui se tiendra du 7 au 22 mai, partout sur le territoire, à l’initiative du collectif Commerce Equitable France, est de nature à nourrir la réflexion et les pratiques, en ces temps troublés.

Le combat contre l’entreprise de Poutine, qui essaye d’embarquer avec lui la Chine de Xi Jinping, l’Inde de Modi et de nombreux

Face à la guerre en Ukraine, nourrir le monde d’équité

pays africains, asiatiques et sud-américains, ne pourra en effet être durablemen­t vainqueur que s’il est mené concrèteme­nt sur le plan des idées ! Pour emporter l’adhésion des population­s du monde, quoi de plus enthousias­mant que de mettre enfin en chantier la constructi­on d’un monde équitable, socialemen­t juste et écologique­ment durable ? Face à la guerre en Ukraine, l’une des meilleures contre-attaques est de se donner les moyens, tous ensemble, de nourrir le monde d’équité.

 ?? ?? L’Ukraine veut le déblocage de ses ports et éviter une crise alimentair­e mondiale. (Crédits : Valentyn Ogirenko)
L’Ukraine veut le déblocage de ses ports et éviter une crise alimentair­e mondiale. (Crédits : Valentyn Ogirenko)
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