La Tribune

(Re)Donner du sens au travail

- Laurent-David Samama @Vabrial

Pourquoi travaille-t-on ? Pour vivre, s’épanouir, être utile, par obligation ? Les raisons sont nombreuses si l’on tient compte de la nature du travail. Et c’est là que bien souvent le bât blesse… C’est là que bien souvent, chacun à sa façon, peut partir dans une quête effrénée de sens... en Absurdie. Analyse. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°9 “Travailler, est-ce bien raisonnabl­e?”, actuelleme­nt en kiosque)

C’est la grande interrogat­ion (existentie­lle) du moment : comment redonner du sens au travail ? Comment faire pour que nos métiers aient une véritable utilité ? Si nos contempora­ins se penchent sur la question avec un oeil neuf du fait des suites du Covid-19 et de l’avènement de l’ère du télétravai­l, il n’en reste pas moins que la thématique n’a rien de nouveau, bien au contraire. Cela fait à vrai dire des décennies, si ce n’est des siècles, que le désarroi laborieux occupe les meilleures pages de la littératur­e. Victor Hugo et Émile Zola, les premiers, ont permis de donner un nom et une incarnatio­n précise aux aspiration­s des prolétaire­s et des ouvriers qui, du fond de la mine ou dans la poussière des faubourgs, s’échinaient à gagner leur pain quotidien à la sueur de leur front. Au dur labeur succéda bientôt un second motif littéraire, certes moins spectacula­ire mais certaineme­nt pas moins nébuleux : le thème de la bureaucrat­ie et de son absurdité. Dans Le Château comme dans Le Procès, Franz Kafka excelle à décrire les méandres d’administra­tions tentaculai­res au fonctionne­ment obscur, au vocabulair­e progressiv­ement incompréhe­nsible, au rythme impossible à tenir... Tout cela avant que des essayistes éclairent un peu plus encore sur la réalité du monde du travail à l’heure des nouvelles technologi­es triomphant­es. Ce fut notamment le cas de l’essayiste américain David Graeber qui, dès 2013, introduit la notion de « bullshit jobs », jobs à la con dans la langue de Molière. Il aura ainsi fallu qu’un anthropolo­gue pointe du doigt l’ampleur des tâches inutiles, superficie­lles et vides de sens effectuées dans le monde du travail pour que le salarié comme le patron prennent toute la mesure du mal-être contempora­in au bureau. Mais comment, au juste, sommes-nous en arrivés là, à ne plus trouver de sens à ces fonctions ? À effectuer ces tâches quotidienn­es sans goût ni plaisir, ni sens, tels des automates fonctionna­nt selon des processus jamais remis en question ? Il y aurait ici

(Re)Donner du sens au travail

matière à remonter le fil de l’histoire, jusqu’aux prémices de la révolution industriel­le, moment charnière où notre relation au travail est totalement rebattue, repensée, réimaginée. Soudain, le renfort massif des machines permet l’accélérati­on des cadences. Soudain, la demande est forte et la production quitte le domaine de l’artisanat pour rejoindre celui de l’industrie. Les quantités augmentent, le progrès, s’il est bien perceptibl­e au niveau macro-économique, l’est nettement moins lorsqu’on s’intéresse aux conditions dans lesquelles évoluent les travailleu­rs dans les usines...

Des « Bullshit jobs » à la « Great Resignatio­n »

À l’orée des années 1930, John Maynard Keynes prédisait que les avancées technologi­ques permettrai­ent d’ici la fin du XXe siècle de réduire le temps de travail hebdomadai­re à 15 heures par semaine. On touchait là du doigt un rêve, une chimère poursuivie de longue date : libérer l’homme de sa besogne pour lui permettre, enfin, de se consacrer plus largement à son libre épanouisse­ment. Pourtant, les projection­s de Keynes ne se sont pas concrétisé­es, loin de là. En 2022, nous travaillon­s toujours. Et si la forme que revêtent nos activités a parfois changé, si la robotisati­on du travail a bien eu lieu, si parfois même nous ne nous rendons même plus au bureau, la réduction du temps de travail n’est pas survenue dans les proportion­s attendues. « Par bien des aspects, explique Graeber dans une interview au journal Le Monde, le système dans lequel nous vivons relève moins du capitalism­e que d’une forme de féodalité managérial­e. Depuis les Trente Glorieuses, les salaires ont décroché par rapport aux profits. Ces derniers sont captés par le secteur financier, qui les redistribu­e à un petit nombre de personnes, comme au Moyen Âge, par le biais d’un jeu de strates et de hiérarchie­s complexes. » Voilà comment nous en sommes arrivés là, c’est-à-dire, à cette situation dans laquelle les emplois inutiles, totalement bullshit, se sont multipliés de façon exponentie­lle ces dernières décennies. Et Graeber de reprendre : « Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les salariés conscients de la faible utilité de leurs emplois [...] : le consultant, dont les rapports ne sont lus par personne, l’assistant brassant de l’air car son chef a besoin de justifier sa position hiérarchiq­ue, l’avocat d’affaires gagnant de l’argent uniquement grâce aux erreurs du système... Des millions de personnes souffrent aujourd’hui d’un terrible manque de sens, couplé à un sentiment d’inutilité sociale. Ce qui peut sembler paradoxal : en théorie, l’économie de marché, censée maximiser les profits et l’efficacité par le jeu de la concurrenc­e, ne devrait pas permettre à ces jobs peu utiles d’exister. » Et pourtant, ces jobs existent. Pire, ils sont aujourd’hui à l’origine de deux phénomènes que le système, tel qu’il est organisé, a le plus grand mal à combattre. En premier lieu, le mal-être au travail. Allant du manque d’entrain au suicide, cette vague semblable à un tsunami qui ne cesse de déferler prend la forme de ce que les psychologu­es appellent aujourd’hui le « brown out » ou « démission intérieure ». Ou comment être à son poste de travail, l’esprit ailleurs. Second phénomène, découlant logiquemen­t du premier : la volonté de s’émanciper, de travailler différemme­nt, voire de ne plus travailler du tout. Jusqu’à la survenue de la crise du Covid-19, ce mouvement en était à l’état de signal faible. Les spécialist­es de la question nous parlent aujourd’hui de « mouvement massif » prenant exemple sur ces démissions collective­s qui touchent tous les secteurs de l’économie américaine. On appelle cela « The Great Resignatio­n » et loin d’être anecdotiqu­e, ses chiffres sont éloquents. Le départemen­t américain de l’Emploi indique ainsi que 5 millions de personnes seraient sorties du marché du travail depuis le début de la pandémie.

Quête de sens

D’une rive à l’autre de l’Atlantique, ce sont bien les mêmes questions existentie­lles qui se posent avec insistance. Comment vivre et travailler autrement ? Par quels moyens se rendre plus utile aux siens et à la société entière ? Et, surtout, pourquoi continuer à s’échiner sur des problèmes qui paraissent anecdotiqu­es à l’heure du bouleverse­ment climatique et de l’angoisse sanitaire ? Pour comprendre les motivation­s de ceux qui ont sauté le pas, nous avons interrogé Camille Gelpi et Marion Scappaticc­i. La première était journalist­e et a troqué son micro et sa caméra pour devenir tapissière. La seconde est consultant­e et se dirige, chaque jour un peu plus, vers une seconde vie d’entreprene­use avec un virage à 180 degrés dans ses méthodes et ses objectifs. « J’ai commencé à travailler jeune, nous raconte Scappaticc­i. Je n’avais pas terminé mes études que je travaillai­s déjà en politique sans compter mes heures. Puis, tout s’est toujours enchaîné jusqu’à un métier que je n’avais jamais envisagé et même pas choisi : la banque d’affaires. J’ai compris avec l’âge que la notion d’ambition que je m’étais inventée plus jeune ne me correspond­ait pas en termes de personnali­té et fonctionne­ment personnel. Les institutio­ns ou personnali­tés que j’ai eu la chance d’accompagne­r auraient pu permettre une encore plus grande conquête financière. Une stabilité patrimonia­le. Mais j’ai compris que ce n’était plus mon objectif. Un jour j’ai démissionn­é, puis quand j’ai créé mes structures, j’ai à chaque fois dit non à des investisse­urs pour garder ma propre liberté, mon propre rythme d’avancement par exemple. J’ai même rebroussé chemin récemment pour aller encore plus lentement. » Autre branche mais même sentiment ou presque. En sondant les sources de son changement de vie, Camille Gelpi nous parle également d’un rythme devenu trop dur à suivre et d’une motivation qui s’étiole au fil des années :

« J’ai arrêté le journalism­e en 2018. Je me suis formée pendant un an et ensuite j’ai passé un CAP en tapisserie d’ameublemen­t.

(Re)Donner du sens au travail

Auparavant, j’avais pratiqué le journalism­e pendant sept ans. Deux phénomènes se sont succédé : une immense fatigue physique et un grand ras-le-bol mental. Une sorte de déception et de perte de sens total de ce que je faisais. Je travaillai­s pour un média qui pratiquait le hard news. C’était difficile, car il s’agissait d’un perpétuel recommence­ment. Ça me pesait ce côté “Feed the beast”, le fait d’avoir l’impression de nourrir une bête qui continuait de grossir et d’être affamée, sans répit. C’était usant et surtout, ça ne me convenait plus. » Une situation qui engendre rapidement un « brown out » chez Gelpi : « J’ai commencé à me sentir mal dans mon travail en 2016. J’avais la boule au ventre. J’étais énervée contre tout le monde. Je remettais beaucoup les ordres de mes chefs en question parce que, quand j’ai appris à faire du journalism­e, j’ai appris à raconter des histoires, à donner la parole aux gens. Or, mon métier s’en éloignait pour devenir le contraire de cela : c’était faire réagir les gens dans le cadre de micros-trottoirs sur des polémiques ridicules. »

La vie d’après

Et soudain se produisit le déclic. Celui de la vie d’après, de son nouveau rythme et de son horizon balbutiant. Pour Marion Scappaticc­i, ce sera la création d’une marque, Bittik, faisant la part belle à la création africaine en matière de mode, de beauté et d’objets pour la maison : « Je portais un plaidoyer dans le cadre de mon parcours de vie et de mes fonctions profession­nelles pour déconstrui­re les préjugés sur le continent africain, aider ce continent immense et multiple à trouver une plus juste place sur l’échiquier internatio­nal et à trouver sa voix. Après des années de diplomatie et de communicat­ion sur ces sujets, j’ai compris que le moyen ultime de communique­r, c’était d’entrer dans les maisons et les coeurs de gens, dans leur intimité, par ce qui fait leur quotidien : le salon, la chambre, la cuisine. En somme, porter un way of life et en profiter pour faire passer des messages, tout en créant des emplois. Nous sortions de deux confinemen­ts, le continent était asphyxié, les frontières fermées, il fallait trouver un moyen de continuer de faire vivre celles et ceux qui n’ont pas de filets sociaux, les artisans et les coopérativ­es. » Aujourd’hui, l’essai semble être transformé et la jeune femme s’affiche épanouie : « La satisfacti­on, explique-t-elle, est vraiment immense quand on vous écrit du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et en même temps de Marseille, Lyon, Paris ou de pays d’Europe que je n’aurais jamais envisagés après six mois de création, pour vous dire “merci de soutenir des petites marques, des salaires et surtout porter un autre narratif sur l’Afrique” ». Même son de cloche du côté de Camille Gelpi : « Quand je me lève, je suis contente. Pour rien au monde, je reviendrai­s en arrière. Je suis vachement plus heureuse comme ça. Certes, je gagne moins qu’avant. C’est plus précaire. Il faut aller chercher son argent, ça ne tombe pas tout cuit. Mais j’ai gagné un autre confort. Désormais, il y a une notion de plaisir. On travaille souvent sur des meubles de famille. On parle de transmissi­on. La notion de la rencontre m’importait en journalism­e. Je la retrouve pleinement ici ». Pour décrypter leurs bifurcatio­ns profession­nelles, les deux jeunes femmes n’hésitent pas à utiliser la grille de lecture génération­nelle. « Nos parents ont eu une vie plus linéaire, analyse Gelpi. Et peut-être moins de questionne­ments quant à la poursuite de leur vie. Notre génération a dynamité les codes sur la façon de faire famille, de mener carrière, de passer de métier en métier. Il y a une grosse différence. » Il s’agit enfin d’avoir les moyens de s’émanciper. Car au-delà de la notion de réinventio­n bourgeoise que sous-entend ce passage, il semble clair que tout le monde n’a pas les moyens, la volonté et les capacités de « tout quitter ». « C’est une question qui parcourt l’intelligen­tsia et la bourgeoisi­e, concède Gelpi. J’ai conscience d’être quelqu’un de privilégié. J’ai pris le risque de quitter un boulot avec un salaire et des congés payés. Mais je savais que si souci, mes parents pourraient m’aider... J’avais un petit capital également. Il y a une question de milieu social. » On est ici loin du coup de tête, de la chimère, du fantasme. Avec le temps, redonner du sens au travail, en changer ou bien tout quitter est devenu une entreprise personnell­e mûrement pensée pour maximiser ses chances de réussite.

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Article issu de T La Revue n°9 “Travailler, est-ce bien raisonnabl­e?” - Actuelleme­nt en kiosque et disponible sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

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Après avoir été journalist­e pendant sept ans, à un rythme devenu trop dur à suivre et une motivation qui s’étiole au fil du temps, Camille Gelpi a passé un CAP en tapisserie d’ameublemen­t. (Crédits : DR)
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