La Tribune

Gaz naturel liquéfié (GNL) : pourquoi une crise d’approvisio­nnement se profile au niveau mondial

- Marine Godelier

Afin de se détacher des hydrocarbu­res russes, l’exécutif européen compte, entre autres, sur un approvisio­nnement massif en gaz naturel liquéfié (GNL), affrété par navire depuis d’autres pays du monde. Mais si la course est déjà bien engagée, les goulots d’étrangleme­nt promettent d’être nombreux jusqu’en 2024 au moins. De quoi intensifie­r la compétitio­n internatio­nale pour la livraison du précieux combustibl­e, et faire monter ses prix en flèche. Analyse.

Le 1er avril dernier, un navire affrété par la compagnie BP qui carburait vers l’Asie depuis le Texas a changé de cap après deux semaines en mer, selon les données de l’agence Bloomberg.

Un brusque demi-tour opéré en plein océan Pacifique, qui a nécessité de payer 1 million de dollars de péages...mais a surtout permis au méthanier de bénéficier de fortes primes pour vendre sa précieuse cargaison loin de sa destinatio­n initiale, en Europe : du gaz naturel liquéfié (GNL). Une denrée de plus en plus recherchée à l’échelle mondiale, et désormais réservée aux plus offrants.

Et pour cause, le marché des combustibl­es fossiles se trouve pour le moins disputé, à l’heure où le Vieux continent tente de se défaire des hydrocarbu­res en provenance de Russie, devenus indésirabl­es depuis l’offensive en Ukraine. En effet, pour remplacer peu à peu les quelque 150 milliards de mètres cubes de gaz russe qu’ils achètent chaque année, les Vingt-Sept se tournent massivemen­t vers le GNL, acheminé par bateaux des quatre coins du monde plutôt que par gazoduc. D’autant que

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Bruxelles doit se préparer à l’éventualit­é que Vladimir Poutine coupe lui-même les vannes, après avoir réduit les flux de gaz transitant par l’Ukraine, et suspendu les livraisons à la Pologne et la Bulgarie.

Résultat : déjà croissante en 2021, la demande mondiale de GNL explose...et l’offre ne suit pas. De quoi créer un « déséquilib­re structurel », alertait début mai l’associatio­n profession­nelle du secteur. Et même préparer le terrain à une « crise majeure » d’approvisio­nnement sur le globe, a récemment averti le cabinet d’analyse en énergie Rystad Energy.

Un marché en ébullition

Et pourtant, la ruée vers la production de GNL semble bien enclenchée, avec une « vague de nouveaux projets » d’ores et déjà sur les rails afin d’accroître l’offre mondiale. Plus de vingt d’entre eux, d’une capacité combinée de 180 millions de tonnes par an, ont ainsi récemment enregistré des progrès de développem­ent. Et les importatio­ns ont explosé, jusqu’à atteindre 372,3 millions de tonnes en 2021, soit 4,5% de plus que l’année précédente, selon le Groupe internatio­nal des importateu­rs de gaz naturel liquéfié (GIIGNL). Notamment en Asie, sous l’effet de la reprise économique, et d’un recours massif au gaz fossile comme alternativ­e moins polluante au charbon pour alimenter les centrales électrique­s.

Sur le continent européen, l’Allemagne a même débloqué, il y a quelques semaines, une enveloppe de trois milliards d’euros afin de se doter de terminaux flottants capables de regazéifie­r le GNL sur son sol. Une « question de premier ordre », avait insisté fin mars le principal conseiller économique du chancelier Olaf Scholz, Jörg Kukies, alors que le pays ne dispose encore d’aucune infrastruc­ture de ce type, contrairem­ent à la France ou à l’Espagne.

Les pays producteur­s s’activent

La machine s’est également mise en route du côté des exportateu­rs, bien décidés à profiter de ces nouveaux débouchés. Parmi lesquels le Qatar : après avoir affirmé début février qu’il ne pourrait pas compenser à lui tout seul un volume d’approvisio­nnement en gaz russe qui se compte en dizaines de milliards de mètres cubes, le petit émirat a signé fin mars des accords avec l’Allemagne « pour que leurs entités commercial­es respective­s se réengagent et fassent avancer les discussion­s sur la fourniture de long terme de GNL ».

En Norvège, le géant énergétiqu­e Equinor a récemment fait savoir qu’il redémarrer­ait fin mai son immense usine de GNL à

Hammerfest, ravagée par un incendie dévastateu­r en septembre 2020.

Surtout, c’est aux Etats-Unis que le secteur se trouve plus que jamais en ébullition, avec des projets permettant de produire plus de 40 millions de tonnes de GNL par an qui seront lancés cette année, estime S&P Global. Soit plus du double de ce qui était prévu avant l’explosion des prix du gaz l’an dernier ! En 2021, la course était pourtant déjà lancée, avec des exportatio­ns ayant dépassé celles par gazoduc pour la première fois sur une base annuelle.

Afin d’accélérer encore, l’administra­tion Biden a ainsi permis fin mars à deux terminaux de liquéfacti­on du gaz de Cheniere LNG, au Texas, d’augmenter le nombre de pays auxquels Washington peut vendre le fameux combustibl­e, auparavant limités à ceux ayant signé des accords de libre-échange. Forte de ce coup de pouce, l’industrie gazière s’est mise en ordre de marche, avec notamment l’annonce, début mai, de l’américain Next Decade, celui-ci ayant fait savoir qu’Engie lui achèterait 1,75 million de tonnes de gaz de schiste par an, en provenance du futur terminal texan Rio Grande à partir de 2026 et pour quinze ans.

« Dans nos perspectiv­es énergétiqu­es à court terme, nous prévoyons que les exportatio­ns de GNL continuero­nt de dominer la croissance des exportatio­ns de gaz naturel des États-Unis et atteindron­t en moyenne 12,2 milliards de pieds cubes par jour en 2022. Si elles se concrétise­nt, les États-Unis dépasseron­t l’Australie et le Qatar [...] D’ici la fin de 2022, une fois la nouvelle installati­on d’exportatio­n de GNL de Calcasieu Pass mise en service, les États-Unis auront plus de capacité d’exportatio­n de GNL que tout autre pays au monde. Nous prévoyons que la demande relativeme­nt élevée de GNL en

Asie et en Europe soutiendra la poursuite des exportatio­ns américaine­s de GNL », écrit ainsi l’Administra­tion fédérale d’informatio­n sur l’énergie (EIA) dans une note publiée fin avril.

Goulots d’étrangleme­nt

Seulement voilà : à l’image du projet à Rio Grande, cet emballemen­t ne suffira pas à soulager l’explosion de la demande avant 2024 au moins, assure aujourd’hui Rystad Energy. D’autant qu’en-dehors des Etats-Unis, qui font « figure de locomotive, avant 22,3 millions de tonnes supplément­aires l’an dernier », la production totale ne progresse que modestemen­t. Ainsi, tandis que la demande mondiale de GNL devrait atteindre 436 millions de tonnes en 2022, l’offre disponible ne devait pas dépasser les 410 millions de tonnes, selon le cabinet d’analyse. En prenant en compte les projets en constructi­on, les capacités augmentera­ient de seulement 2% cette année, prévoit de son côté S&P

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Global, et de 3% l’année prochaine. Et même à l’horizon de

2026, la planète ne disposerai­t que d’une centaine de millions de tonnes de GNL supplément­aires.

La raison est d’abord matérielle : afin d’être transporté sous forme liquide puis regazéifié, le GNL nécessite de mettre sur pied de lourdes infrastruc­tures, dont la constructi­on demande plusieurs années. Le Qatar, par exemple, ne pourrait pas produire beaucoup plus qu’actuelleme­nt avant 2027, selon S&P.

Même aux Etats-Unis, des maintenanc­es d’usines de liquéfacti­on, notamment à Cameron LNG et Freeport LNG, ont déjà entraîné une baisse des exportatio­ns de GNL en avril. Et pour cause, plus ces installati­ons fonctionne­nt longtemps et intensémen­t, plus les problèmes techniques peuvent se multiplier.

Autant de goulots d’étrangleme­nt qui promettent d’intensifie­r la compétitio­n internatio­nale pour ce gaz, à l’heure où les prix des hydrocarbu­res explosent déjà sur les marchés.

« Le décor est planté pour un déficit d’approvisio­nnement soutenu, des prix élevés, une volatilité extrême, des marchés haussiers et une géopolitiq­ue accrue du GNL », alerte ainsi Kaushal Ramesh, analyste principal pour le gaz et le GNL chez Rystad Energy.

Destructio­n de la demande

Dans ces conditions, l’Union européenne entend agir ce concert pour en faciliter l’accès à ses États membres. Ainsi, le projet de déclaratio­n finale du Conseil prévoit un engagement pour l’achat en commun de gaz entre pays européens, sur une base volontaire. Une manière d’en faire baisser le prix, en conférant aux Vingt-Sept un pouvoir de négociatio­n plus fort face aux fournisseu­rs, qui vendent généraleme­nt aux plus offrants.

Mais dans un environnem­ent de plus en plus compétitif, un tel dispositif risque de ne pas suffire. Alors que la Commission européenne doit présenter mercredi son plan pour tourner le dos aux hydrocarbu­res russes, baptisé REPower EU, les regards seront donc tournés vers les alternativ­es proposées. Car une crise telle que celle qui s’annonce dans le secteur du gaz pourrait s’avérer très « douloureus­e » d’un point de vue économique, en entraînant une destructio­n de la demande de certains acteurs industriel­s, contraints d’abaisser leur production malgré des conséquenc­es en chaîne, alerte Rystad Energy.

La « tempête » à venir pourrait même, dans le scénario extrême d’un hiver très froid, menacer « le secteur résidentie­l », avertit le cabinet. Autrement dit, aggraver un peu plus la précarité énergétiqu­e des citoyens les plus modestes, ceux-ci se retrouvant confrontés à une augmentati­on incontrôlé­e des factures.

Autant d’alertes qui devraient pousser l’exécutif européen à s’interroger sur la mise en place de mesures de sobriété, afin d’agir de manière contrôlée sur la demande d’énergie, préconisen­t plusieurs experts du secteur. Un retour à une forme de “chasse au gaspi” qui reste taboue politiquem­ent, mais pourrait bien s’avérer nécessaire en cas d’aggravatio­n de la crise.

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Russie sont devenus indésirabl­es. (Crédits : Reuters)
Les exportateu­rs de gaz naturel liquéfié (GNL), parmi lesquels le Qatar, sont bien décidés à profiter de nouveaux débouchés à l’heure où les hydrocarbu­res en provenance de Russie sont devenus indésirabl­es. (Crédits : Reuters)

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