La Tribune

Finlande et Suède à l’OTAN : rester neutre n’est plus possible en Europe

- Cyrille Bret

ANALYSE. Après 75 ans de neutralité pour l’une et plus de 200 ans pour l’autre, la Finlande et la Suède ont décidé de rejoindre l’OTAN. Cette décision aura de vastes conséquenc­es pour le continent européen. Par Cyrille Bret, Sciences Po.

Un nouveau Rubicon vient d’être franchi en Europe, sous le choc de la guerre en Ukraine : dimanche 15 mai, le Royaume de Suède et la République de Finlande ont officielle­ment déposé leur candidatur­e pour devenir membres de plein droit de l’Organisati­on du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

Ce développem­ent dissipe-t-il seulement un artifice diplomatiq­ue, puisque ces deux États étaient déjà partis au Partenaria­t pour la Paix de l’OTAN depuis 1994 et participai­ent, à ce titre, à de nombreuses activités militaires et diplomatiq­ues de l’Alliance ? Ou bien s’agit-il d’une étape supplément­aire dans la polarisati­on stratégiqu­e du continent ?

Ce qui est sûr, c’est que cette double candidatur­e change la donne pour les deux États nordiques et pour la Fédération de Russie. Au-delà, elle manifeste aussi l’accélérati­on de la recomposit­ion stratégiqu­e à l’oeuvre dans tout l’hémisphère nord. La principale victime de ces adhésions sera sans conteste l’autonomie stratégiqu­e européenne hors de l’OTAN.

La fin d’un hiver stratégiqu­e de deux siècles pour la Suède

Vues de Paris, Bruxelles ou Berlin, les postures stratégiqu­es des deux États nordiques peuvent paraître similaires : historique­ment attachées à leurs neutralité­s respective­s, ces deux sociétés ont vécu le début de l’invasion de l’Ukraine, il y a un peu moins de trois mois, comme un « wake-up call » stratégiqu­e. Toutefois, leurs candidatur­es officielle­s à l’OTAN constituen­t deux ruptures sensibleme­nt différente­s pour l’une et pour l’autre.

Finlande et Suède à l’OTAN : rester neutre n’est plus possible en Europe

Pour le Royaume de Suède, la neutralité est très ancienne, délibéréme­nt choisie, et concourt à son prestige internatio­nal. Voulue en 1812 par l’ancien maréchal d’Empire Jean-Baptiste Bernadotte devenu roi de Suède et de Norvège sous le nom de Charles XIV (1818-1844), elle était destinée à éviter au Royaume d’être enrôlé d’un côté ou de l’autre dans les guerres napoléonie­nnes.

Ancienne grande puissance au XVII siècle, la Suède avait une tradition militaire affirmée, une volonté de domination régionale maintes fois revendiqué­e et des litiges avec plusieurs États de l’espace baltique et est européen. La neutralité en temps de guerre (et son corollaire, la non-participat­ion aux alliances militaires en temps de paix) a permis à la Suède de réaliser une révolution industriel­le puis un développem­ent économique remarquabl­e durant deux siècles, à l’abri des conflits européens puis mondiaux. De sorte que le pacifisme, d’abord vécu en déclin, est devenu une image de marque de la Suède.

Présenter sa candidatur­e aujourd’hui à l’OTAN est, pour la

Suède, une césure stratégiqu­e : ses efforts de réarmement notamment de l’île de Gotland, au milieu de la Baltique - trouvent aujourd’hui un aboutissem­ent inattendu. Désormais, la Suède pourrait redevenir partie à un conflit armé au sein de l’OTAN. Le célèbre article 5 du Traité de l’Atlantique Nord prévoit en effet une assistance automatiqu­e en cas d’agression d’un autre membre de l’Alliance. Même si une attaque de la Russie contre la Suède est encore improbable aujourd’hui, les points de friction sont importants en Baltique - où les sous-marins russes opèrent - et dans l’espace arctique. La glace sereine de la neutralité suédoise est aujourd’hui rompue.

Adieu la finlandisa­tion

Pour la Finlande, les enjeux sont bien différents.

Ancien territoire de l’empire tsariste durant le XIXe siècle, cet État n’a acquis sont indépendan­ce qu’à la faveur de la Révolution russe de 1917. Et les relations avec l’URSS ont été particuliè­rement tumultueus­es.

En effet, après les guerres d’hiver (1939-1940) puis de continuati­on (1941-1945) avec l’URSS, le jeune État finlandais a perdu tout à la fois un territoire économique­ment et culturelle­ment essentiel, la Carélie, et la possibilit­é de mener une politique étrangère autonome.

En Finlande, la neutralité est subie, et résulte d’une défaite contre le grand voisin. Elle est en outre vécue comme une humiliatio­n prolongée par de nombreux Finlandais pour lesquels la « finlandisa­tion » est tout sauf une fierté nationale. Le contraste avec la Suède, qui a choisi la neutralité comme condition de sa réussite économique et qui l’a tourné en signe de prestige, est patent. En lançant un débat rapide et dense sur son réaligneme­nt stratégiqu­e, la Finlande a véritablem­ent brisé un tabou. En effet, le pays partage avec la Fédération de Russie 1 300 km de frontières. Il est particuliè­rement vulnérable aux incursions aériennes, navales et même terrestres de la part de la Russie. À Helsinki, le dilemme était donc presque existentie­l : soit maintenir cette « finlandisa­tion » imposée par l’URSS dans l’espoir d’une certaine sécurité face à une puissance militaire active à ses portes, soit bénéficier de l’assurance-vie de l’article 5... au risque de provoquer la Russie.

Le risque stratégiqu­e pris par la Finlande souligne le tournant pris par les relations internatio­nales en Europe depuis trois mois : membre de l’UE depuis 1995, cette république nordique considère que les garanties de sécurité données par la solidarité européenne sont insuffisan­tes face à la Russie ; elle affirme également sur la scène européenne la fin du gel de son positionne­ment stratégiqu­e car elle efface ainsi la « finlandisa­tion » que plusieurs mouvements finlandais considèren­t depuis longtemps comme une marque de minorité politique ; elle annonce, enfin, que le rapprochem­ent avec les États-Unis sera désormais le cap de sa politique étrangère.

Par-delà les différence­s significat­ives entre Suède et Finlande, leurs candidatur­es respective­s à l’OTAN marquent, pour la région baltique, l’entrée dans une période de tensions croissante­s, de réarmement accéléré et d’instabilit­é. En effet, cette candidatur­e clarifie ou radicalise la donne stratégiqu­e baltique en faisant disparaîtr­e une zone tampon marquée par une neutralité en partenaria­t libre avec l’OTAN.

Bientôt, les côtes baltiques seront très majoritair­ement celles de l’OTAN, car l’Allemagne, la Pologne et les trois États baltes sont déjà parties au Traité de l’Atlantique Nord. Bientôt, les deux États accentuero­nt leurs efforts de réarmement significat­if, que leurs finances publiques et leurs appareils industriel­s leur permettent. Bientôt, des troupes de l’OTAN pourront être déployées sur ces territoire­s au contact de zones stratégiqu­es pour les forces armées russes.

Toutes ces évolutions changeront la politique intérieure en Suède et en Finlande. Mais, en outre, cela radicalise­ra assurément la position russe dans la région.

Finlande et Suède à l’OTAN : rester neutre n’est plus possible en Europe

Un nouveau revers pour la Russie

La force de la réaction russe aux candidatur­es suédoise et finlandais­e donne la mesure du choc que les autorités de Moscou ressentent ou prétendent ressentir. Depuis une semaine, avant même la déclaratio­n officielle de candidatur­e, les déclaratio­ns russes ont pris un tour menaçant et ont abouti à la suspension des livraisons d’hydrocarbu­res à la Finlande. La rupture stratégiqu­e est en effet importante pour Moscou du fait de ces deux candidatur­es, tout particuliè­rement la finlandais­e.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les deux États nordiques étaient considérés comme peu menaçants par Moscou, en raison de leur neutralité. En conséquenc­e, de simples « tests » de souveraine­té - des violations des espaces aériens ou maritimes - suffisaien­t pour maintenir la pression à peu de frais et préserver ainsi un équilibre stratégiqu­e en somme favorable à la Russie. Désormais, la Russie va sans doute renforcer son dispositif militaire dans un espace très vaste, fortement armé et où elle ne dispose que de deux leviers d’action : les bases militaires de Saint-Pétersbour­g et l’enclave de Kaliningra­d, située entre la Lituanie et la Pologne. Pour la Russie, inquiète de ses frontières occidental­es et méridional­es, c’en est fini du « confort » militaire au nord.

Les conséquenc­es pourraient être très lourdes pour le budget fédéral, déjà grevé par les dépenses militaires et les sanctions européenne­s, et pour l’état des forces armées russes, aujourd’hui critiqué à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie. La Russie risque l’épuisement budgétaire et militaire à brève échéance, surtout si la procédure accélérée d’adhésion est adoptée par l’OTAN.

À plus long terme, la posture stratégiqu­e de Moscou sera fortement modifiée. Tout d’abord, la Russie se considérer­a comme directemen­t assiégée et comme menacée dans tous les espaces nordiques : mer Baltique mais aussi Atlantique Nord et Arctique.

Elle risque donc d’accentuer ses initiative­s agressives dans la zone sous toutes les formes - navale, cyber, aérienne, économique. Hors de la zone, elle tentera de lutter contre l’effet domino de ces candidatur­es à l’OTAN. Car l’établissem­ent de zones tampons était l’un de ses objectifs stratégiqu­es. Aujourd’hui, si les candidatur­es nordiques sont acceptées et prospèrent, elles pourraient bien être imitées par bien d’autres États qui chercheron­t la protection de l’Alliance : la Géorgie, la Moldavie et bien sûr l’Ukraine ne pourront pas ne pas réévaluer leurs candidatur­es respective­s à l’aune de ce précédent.

Ces candidatur­es constituen­t assurément un revers pour les stratèges russes. Depuis deux décennies, au sein du Conseil OTAN-UE et depuis 2014 contre lui, la Russie a pour cap principal en Europe de rendre impossible­s de nouveaux élargissem­ents de l’Alliance atlantique, après son extension en 1999 et 2004 aux anciennes démocratie­s populaires (Pologne, Hongrie, Slovaquie, Tchéquie) et aux anciennes République­s socialiste­s soviétique­s baltes). En déclenchan­t l’opération militaire contre l’Ukraine, la Russie a obtenu un effet en retour (backlash) strictemen­t contraire à ses objectifs cardinaux. Le revers est aujourd’hui patent.

Résurrecti­on de l’OTAN et requiem pour l’autonomie stratégiqu­e européenne ?

Ces candidatur­es nationales auront des effets continenta­ux, à brève et plus longue échéance.

En effet, ces deux États ont, par le fait même du dépôt de leurs candidatur­es, manifesté le peu d’assurance qu’ils plaçaient dans l’assistance mutuelle entre États membres de l’Union européenne prévue par l’article 42 du Traité sur l’Union européenne (TUE). Pour eux, la guerre en Ukraine montre que seule l’assistance mutuelle de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord apporte une réelle assurance vie militaire.

Les candidatur­es nordiques sont, en creux, un signe si ce n’est de défiance, du moins de scepticism­e envers les efforts consentis par les Européens dans le domaine de la sécurité collective. On le voit dans le domaine médiatique : ce sont les États membres de l’OTAN, mais hors Union européenne, qui sont les plus actifs au sein de l’Alliance suite à ces candidatur­es. La Turquie et le Royaume-Uni se sont immédiatem­ent prononcés sur le sujet. Leur but est de retrouver un rôle en Europe que leurs relations difficiles avec l’Union européenne leur refusaient.

Un effet domino ?

La réorientat­ion stratégiqu­e des deux États nordiques servira également de précédent à l’intérieur de l’UE pour tous les États qui sont attachés historique­ment à une forme de neutralité comme l’Autriche, l’Irlande, Chypre et Malte. Ces quatre États membres sont eux aussi membres du Partenaria­t pour la Paix de l’OTAN. Chacun a une tradition de non-engagement dans les alliances et les conflits armés qui s’explique soit par la taille, soit par la position dans l’espace européen, soit par un passé colonial. Dans une Europe où les zones tampons disparaiss­ent, où les blocs se reconstitu­ent et où la neutralité devient synonyme de vulnérabil­ité, des évolutions rapides sont à prévoir.

Finlande et Suède à l’OTAN : rester neutre n’est plus possible en Europe

Pour les États nordiques comme pour la Russie, pour l’Alliance comme pour l’UE et pour tous les États qui observaien­t une certaine distance à l’égard de l’OTAN, ces candidatur­es marquent un tournant significat­if. Que la non-appartenan­ce à l’OTAN soit choisie (Autriche, Irlande, etc.) ou subie (Ukraine, Géorgie, Moldavie), désormais, seule l’adhésion à l’Alliance apparaît comme une garantie de sécurité. À brève échéance, tous les États de l’espace européen au sens large seront sommés de prendre parti : c’est, en Europe, la fin des neutralité­s, l’extinction des zones tampons et la disparitio­n des postures ambiguës ou équilibrée­s. Les blocs militaires sont en voie de constituti­on rapide et la conséquenc­e en est que l’Europe sera désormais traversée par une ligne de front durable.

Par Cyrille Bret, Géopolitic­ien, Sciences Po.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : PASCAL ROSSIGNOL)

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