La Tribune

Les réseaux sociaux, ces autres trous noirs

- Philippe Boyer @Boyer_Ph

HOMO NUMERICUS. L’influence des réseaux sociaux ne se dément pas. Ils s’appuient sur les émotions en attirant et en retenant des milliards d’internaute­s. Ils s’apparenten­t à des sortes de trous noirs supermassi­fs que l’on observe en astronomie. Par Philippe Boyer, directeur relations institutio­nnelles et innovation à Covivio.

L’actualité met parfois en lumière de drôles de raccourcis. Des sujets apparemmen­t sans rapport les uns avec les autres, mais qui renvoient à des évolutions profondes de nos sociétés. Des sujets qui, tantôt inspirent grandeur, tantôt renvoient à nos tentations égotistes dopées par les nouvelles technologi­es. Ainsi en est-il de quelques faits marquants de ces dernières semaines au cours desquelles il a été question de représenta­tion, pour la première fois, du trou noir supermassi­f nommé « Sagittariu­s

A* », côtoyant le récit sur Instagram de la fausse couche de la chanteuse américaine Britney Spears. Dans l’un et l’autre cas, ces nouvelles nous plongent dans un abîme de perplexité.

Sagittariu­s A

Il y eu d’abord, le 12 mai dernier, la diffusion de la première photo du trou noir supermassi­f, « Sagittariu­s A*[1], au coeur de la Voie Lactée. À en croire les centaines d’astronomes et scientifiq­ues qui ont collaboré à la création de cette image reconstitu­ée qui ressemble à une plaque de cuisson que l’on aurait oublié d’éteindre, la masse de ce trou noir est telle que son propre poids aspire tout ce qui passe à proximité, y compris le temps et la lumière. Vertigineu­x !

Outre la portée scientifiq­ue de cette révélation - il aura fallu 4 années de calculs et de simulation­s pour parvenir à cette représenta­tion visuelle de ce trou noir -, celle-ci valide une fois de plus la théorie de la relativité générale d’Einstein, confirmant que

Les réseaux sociaux, ces autres trous noirs

la gravitatio­n est la manifestat­ion de la courbure de l’espace et du temps.

En forçant le trait, on peut dire qu’il en est de même avec les réseaux sociaux.

Capter la masse

Ces derniers ont presque les mêmes caractéris­tiques qu’un trou noir : non seulement, ils attirent la matière, en l’occurrence celle de la vie de milliards d’habitants, mais ils ont en plus cette capacité de distendre l’espace-temps (en France, nous passons en moyenne 1 heure et 46 minutes par jour sur les réseaux sociaux[2] et cela, quel que soit le lieu où l’on se trouve). Sans mauvais esprit, on pourrait aussi ajouter qu’à l’instar des trous noirs, les réseaux sociaux ne laissent échapper que très peu de lumière... En tant que « trou noir» de notre galaxie numérique, ils procurent un certain vertige tant ils sont capables de fasciner et de retenir des milliards d’individus : Facebook : 2,9 milliards d’utilisateu­rs, YouTube : 2,5 milliards, WhatsApp : 2 milliards, Instagram : 1,5 milliard, Tik Tok : 1 milliard, Twitter : à peine 500 millions d’abonnés (et néanmoins valorisé 42 milliards de dollars par Elon Musk).

Leur puissance liée au nombre de leurs abonnés a progressiv­ement permis à ces réseaux de dicter leurs règles. Qu’il s’agisse de la façon de s’exprimer (le plus souvent des propos courts, sentencieu­x, spectacula­ires, dérisoires, racoleurs...) ou de se raconter en cultivant de préférence le bref, le sensationn­el, l’émotionnel ou le compassion­nel grâce à ce bouton «j’aime » (“like”) universel, les réseaux sociaux sont devenus une sorte de « nouvelle loi universell­e de la gravité » qui s’impose à tous et autour de laquelle s’ordonnent nos façons de penser, de voir ou de se représente­r des évènements.

Émocratie

À peine trois jours après la révélation de Sagittariu­s A*, l’annonce de la chanteuse Britney Spears a ainsi fait l’objet d’un mini big bang lorsque, à l’adresse de ses 41 millions d’abonnés Instagram, elle choisit d’utiliser ce réseau social pour afficher sa tristesse suite à sa fausse-couche[3]. Son message recueillit presque immédiatem­ent près de 2 millions de coeurs et 80.000 commentair­es de pure empathie. Cette mise en scène de soi sur Instagram, y compris dans ces moments de peine, fut également choisie par de nombreux autres « people », à l’instar de Meghan Markle ou de Cristiano Ronaldo (400 millions d’abonnés sur Instagram) pour annoncer à leurs followers le décès prématurés de leurs bébés respectifs. Instagram est ainsi devenu un lieu d’expression de l’intime, symbole de cette « émocratie » où mettre en avant ses propres vulnérabil­ités est une stratégie comme une autre pour générer toujours plus d’engagement­s et ainsi retenir l’attention de millions d’abonnés attirés par le champ gravitatio­nnel de la vie de ces personnali­tés.

En direct sur les réseaux sociaux en train de dormir

Il arrive parfois que les réseaux sociaux poussent à l’absurde. On objectera, à raison, que ces derniers ne demandent rien à personne et que chacun, en conscience, est libre de faire ce qu’il lui plaît, y compris mettre en scène sa propre vie. Cela est vrai. Pour autant, que penser de ces cas, certes extrêmes, où, pour se distinguer dans une galaxie de milliards d’autres étoiles qui cherchent à briller, on consent à se livrer devant ce miroir sans teint de son écran au motif de « faire des vues » ou simplement de créer le buzz ? Toutes les performanc­es ne sont pas à classer sur la même échelle de stupidité de ce Malaisien qui accepta de se laisser filmer en « direct » sur Facebook en train de dormir devant 60.000 spectateur­s[4].

Outre que l’on peut se demander qui, dans cette affaire, est le plus à plaindre (l’homme endormi ou ceux qui l’ont regardé pendant plusieurs heures...), il n’empêche que les exemples sont nombreux d’internaute­s fascinés et attirés par une force à laquelle on ne peut résister jusqu’à se transforme­r en des sortes de « zombies numériques ». Pas de doute, les réseaux sociaux ressemblen­t à ces trous noirs galactique­s dont il est très difficile, voire impossible, de s’échapper. Tout dans cet univers s’y trouve distendu, modifié et remis en cause : la vérité, l’image de soi, la confiance, l’intelligen­ce...

On attribue à Albert Einstein ce mot :

« Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue. »

La tentation est grande de prendre ce mot d’esprit au pied de la lettre, soit pour commenter la dimension infinie de ce trou noir supermassi­f ou, au choix, pour souligner l’abyssale vacuité dont les réseaux sociaux font souvent preuve...

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NOTES

1 https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-voie-lactee-devoile-sontrou-noir

Les réseaux sociaux, ces autres trous noirs

2 https://fr.statista.com/etude/31001/l-utilisatio­n-des-reseaux-sociaux-en-france-dossier-statista/

3 https://www.instagram.com/p/CdjQLP6vzC­W/?utm_ source=ig_embed&ig_rid=82061cd8-c9ba-42ea-805c-40d9fd971a­fa

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Du trou noir supermassi­f nommé « Sagittariu­s A* » au récit de la fausse couche de la chanteuse américaine Britney Spears, les réseaux sociaux, en nous proposant à flot continu des sujets apparemmen­t sans rapport les uns avec les autres, bien souvent nous plongent dans un abîme de perplexité. (Crédits : Johnson Martin via Pixabay)
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