La Tribune

Financemen­t de la tech : pourquoi il faut mobiliser davantage les investisse­urs institutio­nnels

- Sylvain Rolland @SylvRollan­d

Un rapport de la Banque de France révèle que 73% des levées de fonds de plus de 100 millions d’euros en France depuis 2021 ont été menées par des investisse­urs non-européens, faisant peser un risque économique et d’autonomie stratégiqu­e pour l’UE. Pour éviter la fuite de la valeur et des talents, l’institutio­n préconise de mobiliser encore plus les investisse­urs institutio­nnels pour financer l’hyper-croissance des startups et leur ouvrir davantage de perspectiv­es de rachat ou d’entrée en Bourse.

Où en est le financemen­t du late-stage en France, c’est-àdire les très grosses levées de fonds de plus de 50 ou 100 millions d’euros pour financer les étapes d’hyper-croissance des startups ? Depuis 2020, le gouverneme­nt fait son maximum pour combler cette grande faiblesse historique de la French Tech, qui est responsabl­e du fait que l’Hexagone a longtemps été très en retard par rapport aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et à l’Allemagne sur le nombre de licornes, ces startups non-cotées valorisées au moins un milliard de dollars.

Grâce au plan Tibi -la mobilisati­on sur la période 2020-2022 de 6 milliards d’euros auprès des investisse­urs institutio­nnels- et à des initiative­s comme le Next40 et le French Tech

Financemen­t de la tech : pourquoi il faut mobiliser davantage les investisse­urs institutio­nnels

120 -qui aident les pépites les plus prometteus­es à accélérer leur croissance-, la France a, un peu, comblé ce « trou ». Aujourd’hui, la French Tech revendique 26 licornes -contre 5 fin 2019 !-, dont 24 actives, toujours très loin du Royaume-Uni mais presque autant que l’Allemagne. Et les méga-levées de fonds se sont démultipli­ées depuis deux ans, au point que les entreprene­urs à succès ne semblent plus craindre de ne pas trouver l’argent nécessaire depuis la France pour financer leur changement d’échelle.

Lire aussiLes chiffres fous de la tech européenne en 2021 relativise­nt les records de la French Tech

Du mieux pour les startups... grâce à de l’argent américain

Problème : la dynamique de l’explosion des levées de fonds en France depuis 2021 repose surtout sur de l’argent américain, relève une étude publiée le 14 octobre par la Banque de France. Ses auteurs Boris Julien-Vauzelle, Camille Jehle et Jean-Baptiste Gossé, alertent même sur « l’impératif pour l’Union européenne de renforcer son propre secteur du capital-risque »

Dans le détail, les investisse­ments en capital-risque dans l’UE ont atteint 56 milliards d’euros en 2021, soit une hausse spectacula­ire de 227% par rapport à 2020. Et si ce phénomène de forte augmentati­on est mondial (+111% aux États-Unis, +132% au Royaume-Uni), il est beaucoup plus important pour l’Union européenne.

La raison ? L’explosion du nombre de méga-levées de fonds.

Ainsi, en 2021, l’UE a enregistré 131 opérations supérieure­s à 100 millions d’euros, « contre une moyenne d’à peine 14 par an entre 2016 et 2020 », remarque le rapport. Illustrati­on de ce rattrapage : « 68 startups de l’UE sont devenues des licornes en 2021 et au 1er semestre 2022 [dont 17 françaises, Ndlr] alors que l’UE n’avait produit que 29 licornes au cours des dix années précédente­s »

Mais cette dynamique très favorable aux entreprene­urs -tickets plus élevés, valorisati­ons en hausse, moins de dilution de capitalrep­ose en partie sur une présence renforcée des investisse­urs non-européens dans les levées de fonds. Et surtout dans les plus importante­s. Ainsi, si les investisse­urs non-UE mènent 42% des tours de table entre 10 et 50 millions d’euros, leur poids grimpe à 64% pour les levées entre 50 et 100 millions d’euros, et plafonne à 76% pour les méga-levées de plus de 100 millions d’euros, dont 49% uniquement pour les Américains sur cette dernière catégorie. [Origine des investisse­urs selon le montant des levées de fonds des startups de l’UE27 entre 2016 et 2021. Source : Banque de France]

Se tirer une balle dans le pied à long terme

Ce phénomène tend aussi à se renforcer, même si la crise de la tech en 2022 devrait ralentir la tendance au deuxième semestre, en raison du repli provisoire des fonds internatio­naux. En 2017, les investisse­urs issus de l’UE représenta­ient encore 54% des investisse­urs principaux pour l’ensemble des levées de plus de 10 millions deuros dans l’UE, contre 46% seulement en 2021. À l’inverse, la part des investisse­urs « leads » américains est passée de 23% à 31% en quatre ans.

Dans le détail, les investisse­urs extra-européens sont particuliè­rement actifs en Allemagne, où ils réalisent 54% des levées entre 10 et 50 millions d’euros, 70% de celles entre 50 et 100 millions d’euros, et 81% des méga-levées, alors que la moyenne européenne se situe à respective­ment 42%, 64% et 76%.

Grâce notamment à Bpifrance -le plus grand investisse­ur européen dans le venture capital- et à sa politique d’investisse­ments en fonds de fonds dans le secteur privé, la France fait mieux. Les investisse­urs étrangers ne pèsent que 28% des levées entre 10 et 50 millions d’euros, soit 14 points de moins que la moyenne européenne et 26 points de moins que l’Allemagne, un signe fort de la diversité et de la solidité des investisse­urs spécialisé­s dans les Séries A et B.

Par contre, tout en restant au-dessous de la moyenne européenne, la France est quasiment aussi dépendante des fonds américains que les autres pays européens sur les levées de fonds entre 50 et 100 millions d’euros, et supérieure­s à 100 millions d’euros. La part des opérations menées par des inves

Financemen­t de la tech : pourquoi il faut mobiliser davantage les investisse­urs institutio­nnels

tisseurs non-Européens y est respective­ment de 54% (-10 points par rapport à la moyenne européenne) et 73% (-3 points).

Ainsi, seule une méga-levée de plus de 100 millions d’euros sur quatre est donc menée par un investisse­ur français en France. Ce qui pose question en matière de création de valeur : l’Etat dépense beaucoup d’argent pour aider les startups dans ses premières phases de vie, mais les investisse­urs non-européens captent une part non-négligeabl­e de l’actionnari­at de ces entreprise­s en cas de succès. Ne pas corriger cette dépendance à l’argent étranger revient à se tirer une balle dans le pied. « L’interventi­on d’investisse­urs non résidents peut affaiblir l’écosystème entreprene­urial à long terme en favorisant la délocalisa­tion des startups et la fuite des compétence­s hors de l’UE », alerte la Banque de France.

De grosses marges de manoeuvre

Bonne nouvelle : l’étude de la Banque de France estime que les marges de manoeuvre sont encore importante­s pour rééquilibr­er les forces en présence. Le principal levier : mobiliser encore plus les investisse­urs institutio­nnels, ce qui justifiera­it le lancement d’un plan Tibi 2, que le gouverneme­nt prépare activement pour le début de l’année prochaine d’après nos informatio­ns. Celui-ci devrait poursuivre l’effort sur le late-stage et pousser également les bancassure­urs à mobiliser de l’argent pour les deeptech, autre faiblesse française.

« L’UE dispose d’un excédent d’épargne significat­if, avec une capacité de financemen­t moyenne de plus de 300 milliards d’euros par an sur les cinq dernières années », insiste le rapport, qui regrette que « les fonds de capital-risque européens ont une taille bien inférieure aux fonds de même type américains et asiatiques ou aux fonds non traditionn­els ».

Pour les auteurs de l’étude, ce retard français et européen s’explique par « la moindre appétence des investisse­urs institutio­nnels pour cette classe d’actifs », parce que les fonds de pension sont moins présents en Europe et qu’ils sont moins mobilisés pour financer les startups. L’aversion au risque des ménages européens, qui privilégie­nt les placements garantis plutôt que les montagnes russes de la tech, est une explicatio­n possible, tout comme certaines règles prudentiel­les applicable­s aux assureurs, qui « imposent une charge en capital élevée en cas de détention d’actions non cotées » et qui poussent ces investisse­urs à privilégie­r des placements liquides et sûrs, autrement dit, pas dans la tech.

De plus, la fragmentat­ion des marchés de capitaux européens reste un problème, malgré les plans d’actions de la Commission européenne concernant l’Union des marchés de capitaux (UMC), qui commence à porter ses fruits.

Mieux mobiliser l’épargne européenne

« Le développem­ent du capital-risque européen constitue un double enjeu économique et d’autonomie stratégiqu­e de l’UE », concluent les trois auteurs de la note.

Le constat établi en 2019 par l’économiste Philippe Tibi reste donc vrai en 2022 pour la Banque de France : « il apparaît nécessaire de développer les perspectiv­es de sortie pour les investisse­urs en capital-risque, à travers la cotation en bourse de startups ou leur acquisitio­n par de plus grandes entreprise­s ».

L’étude souligne ainsi la nécessité de mieux allouer les capitaux européens, notamment en orientant l’épargne européenne vers les entreprise­s contribuan­t à la transition écologique et la transforma­tion numérique.

 ?? ?? (Crédits : Flickr/401(K) 2012)
(Crédits : Flickr/401(K) 2012)
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France