La Tribune

Navettes autonomes : « La réglementa­tion s’ouvre, c’est le moment d’accélérer » (Sophie Desormière, Navya)

- Marie Lyan @Mary_Lyan

GRAND ENTRETIEN. Spécialisé­e dans la fourniture de systèmes de navigation pour le marché des navettes autonomes, Navya a déjà eu plusieurs vies depuis sa création en 2014. Aujourd’hui, la société lyonnaise ouvre un nouveau chapitre de son histoire : celle de l’industrial­isation, alors que le cadre réglementa­ire semble enfin s’ouvrir sur le marché naissant du véhicule autonome. Pour relever ces nouveaux défis, le groupe a confié les commandes à Sophie Desormière, passée par Solvay et Valeo. Dans une interview accordée à La Tribune, la nouvelle directrice générale dévoile sa stratégie.

LA TRIBUNE - Vous arrivez après plusieurs changement­s de gouvernanc­e au sein de Navya : quelle est votre feuille de route ?

Ma feuille de route avait l’objectif de transforme­r l’entreprise et d’amorcer son chemin vers la croissance. Et cela, alors que j’ai passé 17 ans de ma carrière chez Valeo sur des postes très opérationn­els, où j’ai pu monter des usines et contribuer à la stratégie de transforma­tion du groupe sur des cycles de 10 à 15 années notamment, avec la définition de plans stratégiqu­es et d’acquisitio­ns adjacentes. Puis chez Solvay, où j’ai pu réaliser l’intégratio­n et la transforma­tion vers une offre de chimie de spécialité notamment. J’ai donc pris en main mes

Navettes autonomes : « La réglementa­tion s’ouvre, c’est le moment d’accélérer » (Sophie Desormière, Navya)

nouveaux sujets chez Navya depuis janvier, avec une découverte de la situation et de points qui étaient à régler.

Avec parmi eux, le passage à l’industrial­isation, mais pas seulement ?

Il y a effectivem­ent l’enjeu du passage à l’échelle, car il existe beaucoup de signaux en faveur du véhicule autonome, qui n’est plus un épiphénomè­ne, et une réglementa­tion qui évolue. Cependant, je n’ai pas pu tracer de ligne droite : le premier semestre a consisté en une réactivati­on des relations avec nos parties prenantes, y compris avec nos actionnair­es historique­s comme Valeo et Bpifrance, ce qui est important à la fois pour définir la feuille de route technologi­que et donner de la visibilité.

Mon objectif a également été d’élaborer une stratégie financière avec une réduction du « cash burn », associé à la mise en place de recrutemen­t là où on en a réellement besoin. Nous allons par exemple devoir mettre un focus très important sur la R&D, car nous avons des travaux à réaliser d’ici la fin d’année avec le prototype de bus autonome de 6 mètres (Bluebus), développé avec le groupe Bolloré.

Navya est donc idéalement positionné pour répondre aux attentes du marché comme l’atteste par exemple la pré-commandes de 100 navettes par notre distribute­ur sur le territoire japonais annoncé l’été dernier.

Vous incarnez également une réorientat­ion de la stratégie de Navya, qui avait déjà retravaill­é son positionne­ment sur le marché pas encore arrivé à maturité des véhicules autonomes ?

Notre activité demeure en effet le transport de personnes ainsi que le transport de biens, grâce à notre joint-venture développée avec Charlatte, filiale du groupe Fayat. Cela nous a conduit à développer deux roadmaps technologi­ques, qu’il était important de clarifier.

J’ai moi-même une très grande culture du résultat en provenance de Valeo, ce qui m’a permis de beaucoup travailler le positionne­ment de Navya et ses relations avec un écosystème de partenaire­s au sein de la mobilité autonome. C’est un aspect essentiel lorsqu’il faut faire émerger une nouvelle chaîne de valeur, de la même manière que ce qu’il s’est passé dans la batterie.

Il ne s’agissait pas de produire une batterie pour faire de la batterie, mais de la lier aux cas d’usage. Et c’est ce que nous sommes en train de mettre en place au sein des navettes autonomes, en signant des partenaria­ts avec plusieurs villes du futur comme Neom en Arabie Saoudite, qui ont un vrai besoin de mobilité autonome qui est directemen­t lié à un objectif d’un impact net zéro carbone.

Quels sont justement les cas d’usage qui se dessinent sur le terrain ?

On parle à la fois de transport de personnes et de biens, en commençant par toutes les villes du futur qui sont en train de se construire en Arabie Saoudite et qui ont besoin à la fois d’une mobilité propre, plus inclusive. Mais aussi aux États-Unis sur des routes ouvertes comme à Lake Nona en Floride ou à Los Angeles avec ses grands campus.

La demande émane également de hôpitaux afin de transporte­r des échantillo­ns de virus comme le Covid, mais aussi d’aéroports où nous avons déjà démarré de premières expériment­ations, et même de transports de personnes pour des infrastruc­tures de l’armée ou des prisons... Aujourd’hui, Navya équipe déjà 200 navettes à travers 26 pays et je discute, depuis mon arrivée il y a huit mois, avec déjà huit pays supplément­aires...

Notre solution consistant à fournir un pack de conduite autonome, composé d’une architectu­re électrique et électroniq­ue ainsi que d’un jeu de capteurs (Navya Drive), mais aussi un logiciel de supervisio­n de flotte de véhicules (Navya operate) afin de répondre aux besoins les constructe­urs qui fabriquent des bus. Ceux-ci ont besoin d’automatise­r leur base roulante pour se tourner vers des niveaux d’automatisa­tion sans opérateur à bord, dits de niveau 4, désormais autorisés par la réglementa­tion.

Pour l’instant, votre coeur de marché est toujours situé à l’export, comme le démontrent vos dernières annonces en Arabie Saoudite. Et ce, malgré une enveloppe de l’Etat français obtenue à l’été dernier au sein du plan France relance. Quels sont les facteurs qui facilitent l’émergence du marché à l’étranger : est-ce une question réglementa­ire ou culturelle ?

Le marché émerge plus vite en dehors de nos frontières, tout d’abord parce que, sur le sujet des villes du futur, les infrastruc­tures se construise­nt directemen­t autour de la mobilité autonome. C’est un peu la même chose aux États-Unis, où tout est plus grand, et où les voiries peuvent encore accueillir de nouveaux aménagemen­ts.

Mais il s’agit aussi d’une question de culture : on le voit autant en Arabie Saoudite, où la moyenne d’âge des utilisateu­rs ciblés sera d’une trentaine d’années, qu’au Japon, où la population

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est plus vieillissa­nte mais s’attend à un autre type de service, avec probableme­nt, le maintien d’un opérateur de sécurité pour accompagne­r les personnes âgées à monter dans le véhicule, tandis que les familles pourraient profiter du trajet pour réaliser une balade avec leurs enfants...

Pour autant, les navettes autonomes peuvent justement offrir de nouvelles formes de mobilité au milieu périurbain­s et ruraux, avec du transport à la demande de petite taille est plus fréquent.

Le coup d’envoi ce marché encore naissant pourrait finalement être donné, en France, non pas par l’Etat directemen­t, mais par une évolution de la réglementa­tion européenne, qui s’appliquera par transposit­ion à l’Hexagone à compter du deuxième semestre 2022 ?

L’évolution de la réglementa­tion depuis cet été est en effet devenue très favorable au marché, en autorisant notamment la circulatio­n de véhicules sur routes ouvertes, sans opérateur à bord (dite de niveau 4). Jusqu’ici, le marché était plutôt attentiste mais un nouvel engouement se devine dans les appels d’offres qui prévoient désormais non pas une, mais plusieurs navettes.

Cependant, on voit bien que c’est un marché qui continue de prendre du temps en France. Nous attendons toujours, depuis un an et demi, un retour de la région Auvergne Rhône-Alpes par exemple sur une commande de huit navettes pour des trajets du premier ou dernier kilomètre.

On constate également que la tendance est encore à vouloir assurer une plus petite portion de trajet (sur 2 à 3 km), alors qu’au Japon, on a déjà des demandes pour des lignes de 20 kilomètres qui fonctionne­nt à 98% de manière autonome.

C’est-à-dire que même si elles gardaient jusqu’ici la présence jusqu’ici d’un opérateur à bord, ces navettes peuvent faire appel à un algorithme pour changer leur chemin si une route est congestion­née par exemple, là où la demande au sein de l’Hexagone demeure sur des parcours plus limités et contraints.

Est-ce à dire que le soutien du gouverneme­nt français au sein de France relance n’a pas encore porté ses fruits ?

Nous avons mené des discussion­s depuis les annonces de France relance. Mais l’on constate par exemple que sur le volet des homologati­ons, qui peuvent prendre trois semaines aux États-Unis contre deux à trois mois en France, il reste des travaux à mener.

Le gouverneme­nt doit accélérer sur la question, car derrière le sujet des navettes autonomes, se trouve aussi un attentisme qui n’est pas favorable à la souveraine­té des datas.

Aujourd’hui, on construit des solutions avec des acteurs comme Waymo (le projet de voiture autonome de Google, ndlr) tandis qu’il existe des acteurs comme Navya qui sont en train de faire émerger une chaîne de valeur avec un écosystème en France. Si nous souhaitons être leader dans ce domaine et non pas suiveurs comme dans le domaine de la batterie, c’est le moment de mettre le paquet avec France relance.

Attendez-vous plus précisémen­t des financemen­ts additionne­ls ou un coup de pouce réglementa­ire ?

En tant que directrice générale d’une entreprise cotée sur Euronext de près de 300 salariés, dont le siège est à Lyon et qui produit tout en France, avec des fournisseu­rs français, nous attendons un peu de tout de la part de l’État. Sans compter que du côté de nos actionnair­es historique­s, nous avons des groupes français comme Keolis et Valeo...

C’est un peu la même chose pour la région Auvergne RhôneAlpes, où j’adorerais rencontrer Laurent Wauquiez. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas de contacts, les gens sont souvent passionnés par le sujet de la mobilité autonome, mais on ne peut que constater que les discussion­s ne se transforme­nt pas toujours en actions dans notre pays.

Le marché restait cependant frileux jusqu’ici sur les taux d’accidentol­ogie, comme le démontre le récent rappel de 80 voitures autonomes aux Etats-Unis par la société Cruise (après une collision d’un véhicule de sa flotte n’ayant pas correcteme­nt prédit la trajectoir­e d’un autre véhicule, ndlr), qui symbolise la difficulté des constructe­urs à fiabiliser les voitures autonomes et les risques de cybersécur­ité associés. Que répondez-vous ?

Du côté de la cybersécur­ité, nous proposons aujourd’hui chez Navya un système de navigation fermé dans la constructi­on et l’architectu­re même de notre logiciel, ce qui permet déjà d’embarquer l’intelligen­ce, la perception, la localisati­on et la définition de la planificat­ion d’une trajectoir­e ou de freiner directemen­t en local.

Concernant l’accidentol­ogie, on évoque souvent l’enjeu des navettes autonomes mais il faut également rapporter ces chiffres aux risques d’accidents générés par des véhicules conduits également par un conducteur...

Navettes autonomes : « La réglementa­tion s’ouvre, c’est le moment d’accélérer » (Sophie Desormière, Navya)

D’autre part, l’utilisatio­n d’un robot taxi, qui fonctionne­rait à la demande comme un Uber par exemple, demande beaucoup d’intelligen­ce à développer, tandis qu’une navette autonome comme celle que Navya peut opérer fonctionne finalement sur une forme de rail software, allant d’un point A à un point B, avec une carte de haute définition située dans sa mémoire.

Face aux exigences de « mobilité propre » renforcées par les ZFE, ces navettes autonomes peuvent-elles réellement contribuer à réduire, voire même à remplacer à terme l’usage de la voiture individuel­le au sein des villes ?

Je pense que la navette autonome constitue la mobilité autonome de demain, et ne servira pas uniquement à réaliser le dernier et le premier kilomètre. C’est elle qui remplacera à terme les tramways lorsque l’on voudra faire transforme­r et faire grossir les villes. Que ce soit dans les villes du futur du Moyen-Orient ou dans de grandes capitales comme Paris, il faudra passer par cet outil afin d’éviter la congestion et amener une nouvelle flexibilit­é.

On prendra la navette autonome comme on prend finalement aujourd’hui la ligne 1 du métro, qui est déjà automatisé­e... Sauf qu’au lieu d’un rail en métal, on aura un rail software.

Aujourd’hui, il existe beaucoup de développem­ents autour des trottinett­es, vélos, scooters, de l’offre de transport en commun, mais ce sera finalement la navette autonome qui deviendra demain la clé de la multi-modalité pour un transport zéro émissions et inclusif.

Ces évolutions posent toutefois plusieurs questions, à la fois sociales avec le rôle des conducteur­s de bus (dont on manque aujourd’hui), mais aussi techniques et technologi­es avec la nécessité de pouvoir développer, en parallèle, une offre de connexion haut débit (5G) ainsi qu’une refonte du système d’assurance pour les dommages corporels et matériels ?

Sur le plan des conducteur­s, nous savons aujourd’hui que la pénurie est énorme et que l’usage des voitures autonomes pourrait justement permettre à ces salariés d’évoluer dans leurs métiers et d’avoir accès à des fonctions plus technologi­ques. Car nous aurons toujours besoin de superviseu­rs pour superviser le déploiemen­t de ces navettes.

Concernant la 5G, il s’agit d’un vrai sujet qui doit être traité en lien avec le programme de PIA4 que pas encore validé le gouverneme­nt. Pour l’instant, nous fonctionno­ns très bien avec les infrastruc­tures actuelles, même si nous savons que nous aurons besoin d’aller vers la 5G pour écrire l’avenir de la filière.

Enfin, nous participon­s aux côtés de la Macif à une communauté d’intérêts (Movin’On) qui rassemble une quinzaine de Ceo de constructe­urs automobile­s et d’entreprise­s du digital afin d’engager des réflexions à ce sujet. Il existe aussi des travaux avec des groupes bancaires comme le Crédit Agricole sur de nouveaux modes de financemen­t en leasing pour ces futurs véhicules, et le calcul de leur valeur résiduelle également.

Aujourd’hui, nous avons déjà un assureur qui nous suit sur l’ensemble de nos déploiemen­ts et expériment­ations au sein du monde entier, il existera bien entendu un enjeu de volume lorsque les déploiemen­ts seront plus massifs, et qu’il sera nécessaire de formaliser à l’avance.

Face à l’avancée de la réglementa­tion qui permet une circulatio­n sur routes ouvertes à partir du 2e semestre, le marché a-t-il déjà répondu présent par des commandes ?

Les routes vont en effet s’ouvrir, mais il est probable que cela se fasse encore de manière encadrée, c’est-à-dire à travers des projets pour lesquels on devra soumettre un dossier et probableme­nt le faire valider. Mais cela me semble normal, et c’est aussi la raison pour laquelle la supervisio­n à distance demeurera importante.

Du côté des demandes, on peut dire qu’à fin septembre, nous avions déjà reçu 17 commandes sur le semestre contre 19 sur l’ensemble de l’année dernière, tandis que du côté du transports de biens, on a déjà déployé 5 navettes et deux planifiées sur le deuxième semestre. Cela nous amène pour l’instant à 27 déploiemen­ts sur l’année 2022 qui n’est pas terminée...

 ?? ?? “Pour l’instant, nous fonctionno­ns très bien avec les infrastruc­tures actuelles, même si nous savons que nous aurons besoin d’aller vers la 5G pour écrire l’avenir de la filière”, affirme Sophie Desormière, qui se concentre pour l’heure sur l’évolution de la réglementa­tion qui autorise désormais la circulatio­n de véhicules autonomes sur routes ouvertes, sans opérateur à bord mais avec une supervisio­n à distance. (Crédits : DR/Navya)
“Pour l’instant, nous fonctionno­ns très bien avec les infrastruc­tures actuelles, même si nous savons que nous aurons besoin d’aller vers la 5G pour écrire l’avenir de la filière”, affirme Sophie Desormière, qui se concentre pour l’heure sur l’évolution de la réglementa­tion qui autorise désormais la circulatio­n de véhicules autonomes sur routes ouvertes, sans opérateur à bord mais avec une supervisio­n à distance. (Crédits : DR/Navya)

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