La Tribune

Gouverneme­nt : de l’impossible compromis au 49.3

- Philippe Nivet

DECRYPTAGE. Le compromis semble étranger à une certaine culture politique française. Le recours à l’article 49.3 pour avancer sur le projet de loi de finances illustre ce phénomène. Par Philippe Nivet, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Le recours à l’article 49.3 pour avancer notamment sur le projet de loi de finances au gouverneme­nt est devenu symptomati­que de la difficile entente entre l’exécutif et le parlement.

À l’issue des élections législativ­es des 12 et 19 juin 2022, les députés soutenant l’action du président de la République ne sont que 248 à l’Assemblée nationale, élus sous les étiquettes LREM, Modem et Horizons. Ils n’ont donc pas la majorité absolue, celle-ci étant de 289 sièges. Cette Assemblée élue au scrutin majoritair­e à deux tours a des allures d’assemblée élue à la proportion­nelle.

La situation politique est donc assez exceptionn­elle : jusque-là, dans l’histoire de la Ve République, une majorité nette se dégageait toujours à l’issue des élections législativ­es, soit qu’elle était favorable au président de la République, soit qu’elle ouvrait la voie à une cohabitati­on (1986, 1993, 1997), marginalis­ant certes temporaire­ment le président, mais n’empêchant pas l’adoption des textes à l’Assemblée.

Deux précédents ?

Deux précédents sont souvent invoqués comme étant proches de la situation actuelle : celui de 1958 et celui de 1988. En 1958, à l’issue des élections législativ­es qui précèdent l’élection de Charles de Gaulle à la présidence de la République par le collège des grands électeurs, la nouvelle formation gaulliste, l’Union pour la nouvelle République (UNR), n’a pas la majorité absolue, avec un peu moins de 200 députés sur 465 (en métropole).

En 1988, après la dissolutio­n prononcée par François Mitterrand, qui avait déclaré lors de sa traditionn­elle ascension de la roche de Solutré : « Il n’est pas sain qu’un seul parti gouverne... Il faut que d’autres familles d’esprit prennent part au gouverneme­nt de la France », le groupe socialiste n’atteint pas le seuil des 289 élus. Mais ces deux situations sont en fait très différente­s.

Gouverneme­nt : de l’impossible compromis au 49.3

Alors qu’en 2022 les députés d’opposition manifesten­t, quelle que soit leur étiquette, un anti-macronisme exacerbé, les élections législativ­es de 1958 avaient été, au contraire, marquées par le « gaullisme universel ». Des députés se disaient gaullistes, même élus sous une autre étiquette.

Le premier président de la Ve République n’eut donc pas de mal à trouver une majorité, d’abord grâce au soutien de la droite indépendan­te puis, alors qu’évolue sa politique algérienne, grâce à des voix venues de la gauche. Le 2 février 1960, après la semaine des barricades, les députés de gauche (sauf les communiste­s) s’associent à l’UNR, au Mouvement républicai­n populaire (centriste, démocrate-chrétien) et à une partie des indépendan­ts pour voter au gouverneme­nt les pouvoirs spéciaux qu’il demande, tandis que 75 élus de droite et d’extrême droite votent contre.

En 1988, il ne manque que 14 voix au gouverneme­nt de Michel Rocard pour faire voter ses textes, et non 40. Avec les 25 députés communiste­s, la gauche est majoritair­e à l’Assemblée, même si Michel Rocard est loin d’être assuré de leur soutien. L’opposition RPR (Rassemblem­ent pour la République)-UDF (Union pour la démocratie française)-UDC (Union du Centre) compte 262 députés, dont 40 centristes parmi lesquels le Premier ministre peut espérer trouver des appuis selon les textes présentés.

Quant aux 15 non-inscrits, dont 6 élus d’outre-mer, leurs votes sont imprévisib­les. Guy Carcassonn­e, agrégé de droit public et membre du cabinet du Premier ministre, joue un rôle essentiel dans la négociatio­n permanente entre le gouverneme­nt et le Parlement, sans qu’un contrat de gouverneme­nt explicite ne soit conclu. Son travail consiste à s’assurer, texte après texte, que le gouverneme­nt disposera d’une majorité, tantôt grâce au vote ou à l’abstention communiste, tantôt grâce aux voix ou au refus d’obstructio­n de centristes ou non-inscrits. Guy Carcassonn­e invente le vocable de « majorité stéréo ».

L’article 49.3

Ces deux gouverneme­nts avaient la possibilit­é d’utiliser sans limitation l’article 49.3 de la Constituti­on, ainsi initialeme­nt rédigé :

« Le Premier ministre peut, après délibérati­on du Conseil des ministres, engager la responsabi­lité du gouverneme­nt devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un texte. Dans ce cas, ce texte est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée. »

Les anciens présidents du conseil Pierre Pflimlin et Guy

Mollet, bons connaisseu­rs de l’instabilit­é ministérie­lle de la

IVe République, avaient poussé en ce sens. Charles de Gaulle et Michel Debré en firent usage en novembre 1959 puis durant l’hiver 1960 à propos de la loi instituant la force de dissuasion nucléaire. Michel Rocard l’utilisa à vingt-huit reprises.

Mais, désormais, la révision constituti­onnelle de juillet 2008 en limite l’usage à cinq fois par an :

« Le Premier ministre peut, après délibérati­on du Conseil des ministres, engager la responsabi­lité du Gouverneme­nt devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financemen­t de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une propositio­n de loi par session. »

L’appel au « compromis » : des précédents historique­s ?

L’obtention d’une majorité permettant de voter les textes proposés par le gouverneme­nt semble donc délicate. Pour sortir de cette situation, depuis le 19 juin 2022, se multiplien­t les appels au « compromis ». Ce « compromis » exclurait les extrêmes, comme l’a montré une déclaratio­n du président de la République le 25 juin envisagean­t un gouverneme­nt allant des communiste­s aux « Républicai­ns » de LR, sans les élus de LFI et du Rassemblem­ent national.

Les références historique­s existent. Sous la III République, après « l’Union sacrée » en 1914 (où les socialiste­s, suivis des catholique­s étaient entrés au gouverneme­nt Painlevé), les gouverneme­nts Poincaré, en 1926, et Doumergue, en 1934, apparaisse­nt comme des gouverneme­nts de compromis, plus que d’Union nationale, puisque les marxistes (socialiste­s et communiste­s) en sont exclus.

Le Gouverneme­nt provisoire de la République (1944-1946) réunit communiste­s, socialiste­s, radicaux, MRP, excluant les formations de droite trop marquées par Vichy. Le dernier gouverneme­nt de la IVe République, présidé par Charles de Gaulle, rassemble des ministres issus des différents partis politiques, à l’exclusion des extrêmes, poujadiste­s et communiste­s.

Mais ces gouverneme­nts de compromis n’ont pu être fondés que dans des circonstan­ces exceptionn­elles : l’entrée dans la Première Guerre mondiale ; la panique financière de 1926

Gouverneme­nt : de l’impossible compromis au 49.3

après l’échec du Cartel des gauches ; les manifestat­ions du 6 février 1934 perçues comme une tentative de coup de force contre le régime ; la fin de la Seconde Guerre mondiale, la chute du régime de Vichy et la nécessaire reconstruc­tion de la France ; la crise algérienne et l’impuissanc­e de la IVe République à la résoudre.

En dépit des difficulté­s que connaît la France actuelleme­nt, la situation est-elle comparable à ces crises ?

Une culture politique de l’affronteme­nt

Rappelons que les compromis d’alors ont été de courte durée. En 1917, le parti socialiste abandonne l’Union sacrée. En 1928, le parti radical, après avoir exclu de ses rangs Franklin-Bouillon et ses partisans qui souhaitaie­nt faire de « l’unionisme » une formule permanente, rompt « l’Union nationale » au congrès d’Angers.

De nouveau, en janvier 1936, les radicaux mettent fin à l’expérience initiée en 1934 pour se reclasser à gauche avec le « Front populaire ». De Gaulle démissionn­e de la présidence du GPRF en 1946 et les socialiste­s quittent le gouverneme­nt fin 1958 après la mise en place de la Ve République ; après la résolution de la crise algérienne, ils se retrouvero­nt même dans le « Cartel des non » hostile à de Gaulle.

C’est que le compromis semble étranger à une certaine culture politique française. Celle-ci valorise la confrontat­ion, l’affronteme­nt. Pour être élu au scrutin majoritair­e à deux tours, le plus usité sous les IIIe et Ve République­s, il faut « battre » ses adversaire­s. Le débat parlementa­ire porte par définition en lui-même une part de violence

Et il n’est pas si éloigné le temps où, dans la rue, « gaullistes d’ordre » ou membres d’Occident se confrontai­ent aux « gauchistes ». Un compromis politique durable, découlant d’une situation ne s’apparentan­t pas à une crise aiguë, marquerait incontesta­blement une nouveauté dans l’histoire politique française contempora­ine.

Par Philippe Nivet, Historien, Université de Picardie Jules Verne (UPJV).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : Reuters)

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