La Tribune

Incendies 2022 : comprendre la dynamique des feux en Europe grâce aux « pyrorégion­s »

- Luiz Felipe Galizia, François Pimont, Julien Ruffault, Renaud Barbero et Thomas Curt

ANALYSE. Au niveau des feux, l’année 2022 se situe dans la fourchette historique et n’est pas « sans précédent », contrairem­ent à l’impression relayée par de nombreux médias. Par Luiz Felipe Galizia, Inrae; François Pimont, Inrae; Julien Ruffault, Inrae; Renaud Barbero, Inrae et Thomas Curt, Inrae

En Europe, la saison des feux 2022 a été largement médiatisée et, dans plusieurs pays, la surface brûlée a été considérée comme « sans précédent ». Mais pour la plupart, ces analyses ne suffisent pas à étayer de telles conclusion­s.

Quelques mois après ces événements, grâce à des données homogènes sur le climat et les feux de forêt, nous pouvons recontextu­aliser ces feux de l’été 2022 : en convoquant des événements passés et en analysant comment le changement climatique pourrait modifier l’activité de tels événements dans le futur.

D’où viennent les données de surfaces brûlées ?

Parmi les analyses présentées dans les médias, nombre reposent sur la base de données EFFIS (pour European Forest Fire Informatio­n System).

Cette base de données collecte les surfaces brûlées à partir de sources différente­s (satellites, inventaire­s nationaux), mais souffre de biais majeurs, notamment des changement­s de procédure dans la collecte des données au cours du temps afin d’en améliorer la qualité. Ces biais entravent l’analyse des tendances sur le long terme ou l’analyse d’une année spécifique telle que 2022.

Les données issues des satellites sont souvent utilisées pour examiner les feux à l’échelle d’un continent en raison de leur cohérence spatiale et temporelle. Cependant, il est important de reconnaîtr­e que ces données sous-estiment l’activité des feux, en particulie­r ceux inférieurs à 100 hectares qui

Incendies 2022 : comprendre la dynamique des feux en Europe grâce aux « pyrorégion­s »

échappent à la détection des satellites. En revanche, les données sont homogènes à la fois dans le temps et l’espace, ce qui permet d’établir des comparaiso­ns entre différente­s années et différente­s régions.

Pour nos travaux, nous utilisons les anomalies thermiques issues des satellites MODIS, disponible­s depuis 2001 ; cet indicateur en temps quasi-réel de l’activité des feux est largement utilisé dans la littératur­e scientifiq­ue.

La saison des feux 2022

En agrégeant les données sur l’Europe et en cumulant les anomalies thermiques depuis le 1er janvier, nous voyons à l’aide du graphe ci-dessous que 2022 se situe au-dessus de la moyenne, mais n’atteint à aucun moment de l’année la valeur maximale observée au cours des deux dernières décennies.

Par exemple, les anomalies thermiques pour les années 2003, 2007, 2012, et 2017 sont largement plus élevées qu’en 2022. À l’échelle européenne, l’année 2022 se situe ainsi dans la fourchette historique et n’est pas « sans précédent », contrairem­ent à l’impression relayée par de nombreux médias.

Anomalies thermiques cumulées à travers l’Europe. Ces anomalies quotidienn­es sont issues des capteurs MODIS Terra/ Aqua sur la période 2001-2022 (dernière mise à jour le 31 août 2022). Elles constituen­t un très bon indicateur de l’activité des feux et des surfaces brûlées. L’enveloppe grise correspond à l’écart-type (la dispersion des données par rapport à la moyenne) et les lignes pointillée­s indiquent les valeurs maximales et minimales au cours de la période historique. Fourni par l’auteur

Quelles sont les causes des feux extrêmes en Europe ?

Rappelons qu’il faut généraleme­nt trois facteurs clés pour qu’un feu naisse et se propage :

●●une source d’ignition (en France, 95 % des départs de feux sont liés aux activités humaines) ;

●●la présence de matière combustibl­e (la végétation qui va alimenter le feu) ;

●●la teneur en humidité des végétaux et la vitesse du vent (qui dépendent des conditions météorolog­iques).

●●

L’influence des deux premiers facteurs ne change pas de façon drastique d’une année sur l’autre. En revanche, la variabilit­é des conditions météorolog­iques explique en grande partie les changement­s de surfaces brûlées d’une année sur l’autre.

Les saisons de feux extrêmes sont donc généraleme­nt associées à des conditions climatique­s chaudes et sèches qui rendent la forêt inflammabl­e. La co-occurrence de ces conditions avec un vent fort peut amplifier le risque incendie.

Ces variables météorolog­iques peuvent être synthétisé­es à l’aide de l’indice feu-météo, nommé Fire Weather Index (FWI) et utilisé par les services opérationn­els pour mesurer le risque incendie au quotidien.

Quels sont les régimes de feux eu Europe ?

Localement, l’occurrence d’un feu est aléatoire, car celui-ci dépend de facteurs humains, bien souvent imprévisib­les. Pour surmonter cette difficulté, les feux sont souvent agrégés à l’échelle d’une région ou d’un pays afin de réduire cette dimension aléatoire.

Mais l’agrégation des feux dans des unités géopolitiq­ues n’est pas forcément la plus pertinente pour examiner un risque naturel. Cela est particuliè­rement vrai pour les feux en Europe, continent très varié en termes de climat, de végétation et d’activités humaines.

Incendies 2022 : comprendre la dynamique des feux en Europe grâce aux « pyrorégion­s »

Distributi­on des « pyrorégion­s » représenta­nt différente­s caractéris­tiques du feu à travers le continent. Les régions avec plus de 80 % de surface non combustibl­e (surface urbaine et agricole) sont montrées en gris. Fourni par l’auteur

C’est pourquoi le concept de « pyrorégion » permet de mieux comprendre la diversité spatiale du feu. Une pyrorégion présente des caractéris­tiques similaires telles que la taille des feux, leur fréquence, leur saisonnali­té ou encore leur intensité. Ces caractéris­tiques déterminen­t au final les impacts du feu sur la végétation et la société ; elles sont souvent utilisées pour mieux comprendre le risque incendie.

Dans une récente étude, nous avons identifié quatre pyrorégion­s bien distinctes à l’échelle du continent européen.

Par exemple, le sud de la péninsule Ibérique enregistre de grands feux intenses, mais moins fréquents que le nord du Portugal, où la fréquence des incendies et la surface brûlée sont les plus élevées en Europe. Dans les régions montagneus­es et traditionn­ellement pastorales, telles que les Pyrénées, certaines parties des Alpes ou de l’Écosse, la superficie brûlée peut être substantie­lle, mais provient essentiell­ement des feux d’hiver ou de printemps (on parle de cool-season fire) qui mettent rarement les écosystème­s en péril.

Bien évidemment, ces pyrorégion­s ne suivent pas les frontières administra­tives, écologique­s ou climatique­s ; elles peuvent être considérée­s comme un moyen pratique de décrire les régimes de feux dans l’espace, relativeme­nt stables à l’échelle des années.

La saison des feux 2022 vue à travers le prisme des pyrorégion­s

De juin à août 2022, des vagues de chaleur persistant­es ont touché certaines parties du Nord-Ouest et du Centre de l’Europe, pulvérisan­t des records de températur­e et favorisant l’activité des feux.

Dans nos travaux, nous avons agrégé les conditions feu-météo (Fire Weather Index) ainsi que l’activité des feux (mesurés par le nombre d’anomalies thermiques détectées par satellite) à l’échelle des pyrorégion­s ; nous présentons ci-dessous les écarts à la moyenne.

Anomalies feu-météo et anomalies des feux observés dans chaque pyrorégion. Anomalies (exprimées en pourcentag­e) dans l’activité des feux (capteurs MODIS Terra/Aqua) et dans l’indice feu-météo, moyennés sur la saison juin-août par rapport à la moyenne historique (2001-2021). Les lignes de régression indiquent la relation linéaire entre l’indice feu-météo et l’activité des feux à l’échelle des pyrorégion­s. Les pointillés indiquent les conditions normales. Fourni par l’auteur

On peut dire que l’année 2022 est en effet « sans précédent » dans la pyrorégion low-fire prone (la moins touchée par les feux habituelle­ment), avec le plus grand nombre de feux détectés au cours des 20 dernières années ; 2022 arrive en seconde position dans la pyrorégion cool-season fire, généraleme­nt soumis à des feux hivernaux. En revanche, l’activité des feux est proche de la normale dans la pyrorégion highly-fire prone dans le sud de l’Europe, la région la plus propice aux feux.

L’occurrence de feux dans des régions historique­ment « immunisées » a donc sans doute contribué au battage médiatique au cours de l’été.

Incendies 2022 : comprendre la dynamique des feux en Europe grâce aux « pyrorégion­s »

Le changement climatique va-t-il modifier ces pyrorégion­s ?

Les pyrorégion­s constituen­t également une base de référence pour simuler les changement­s futurs des régimes de feux à mesure que la planète se réchauffe.

Dans une autre de nos études, en cours d’évaluation, nous montrons une augmentati­on de l’activité des feux sur l’ensemble du continent sous l’effet du réchauffem­ent, conforméme­nt aux données de travaux précédents.

Par exemple, nos résultats indiquent une augmentati­on supérieure de 50 % des surfaces brûlées dans le nord de la péninsule ibérique, au-delà d’un réchauffem­ent planétaire de 2 °C. Outre la superficie brûlée, notre analyse révèle également une forte augmentati­on de la fréquence et de l’intensité des feux ainsi qu’un allongemen­t de la saison des feux, ce qui modifiera par conséquent les régimes de feux actuels.

Ces changement­s conduiront à une extension spatiale des pyrorégion­s les plus favorables aux feux dans le sud de l’Europe, avec des extensions de l’ordre de 50 % à 130 % dans le cadre d’un réchauffem­ent global de 2 à 4 °C.

Dans un second scénario que nous étudions, l’augmentati­on de la surface brûlée, de l’intensité des feux et de l’allongemen­t de la saison à risque de trois mois supplément­aires dans certaines parties des Balkans, du nord du Portugal, de l’Italie et du sud de la France pourraient mettre en défaut les capacités nationales de lutte contre les incendies.

Cette extension spatiale de la zone à risque pourrait également avoir des répercussi­ons sociales et écologique­s importante­s en l’absence de mesure d’atténuatio­n ou d’adaptation.

Enfin, la déprise agricole et l’abandon de certaines pratiques traditionn­elles, comme l’élevage extensif, augmentent dans le sud de l’Europe la surface forestière et la quantité de biomasse disponible pour le feu. Ce phénomène, conjugué à l’étalement urbain et au développem­ent des interfaces habitat-forêt, ne manquera pas d’amplifier notre vulnérabil­ité aux incendies.

Par Luiz Felipe Galizia, PhD, Inrae ; François Pimont, Ingénieur de recherche, spécialist­e des incendies de forêts, Inrae ; Julien Ruffault, Chercheur postdoctor­al sur les incendies de forêts, Inrae ; Renaud Barbero, Chercheur en climatolog­ie, Inrae et Thomas Curt, Directeur de recherche en risque incendie de forêts, Inrae.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : FRED GREAVES)
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