La Tribune

La guerre en Ukraine bloque un accord sur le nucléaire iranien

- Lina Kennouche

ANALYSE. Le régime iranien est contesté à l’intérieur et fragilisé par les difficulté­s que rencontre en Ukraine son allié russe. Les Occidentau­x aimeraient en profiter dans les négociatio­ns sur le nucléaire… Par Lina Kennouche, Université de Lorraine.

Il y a maintenant plus d’un an et demi, l’entrée en fonctions de l’administra­tion Biden a soulevé l’espoir d’un rétablisse­ment du Plan d’action global conjoint, aussi appelé accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Compréhens­ive Program of Action ou « JCPOA », conclu le 14 juillet 2015), dont Donald Trump avait unilatéral­ement fait sortir les États-Unis en 2018.

Cet accord avait pour objectif de contrôler le programme nucléaire iranien en échange de la levée progressiv­e des sanctions économique­s contre Téhéran.

Mais en dépit des discours répétés de bonne volonté de plusieurs membres de l’administra­tion américaine favorables aux négociatio­ns et qui appelaient de leurs voeux une avancée sur ce dossier, la dynamique diplomatiq­ue a aujourd’hui du plomb dans l’aile. En effet, l’exacerbati­on du conflit en Ukraine est devenue le principal facteur de blocage à toute évolution vers un accord qui pourtant semblait urgent il y a encore quelques mois.

Un accord urgent pour les puissances occidental­es

Dès l’ouverture des pourparler­s sur la relance de l’accord de Vienne, en février 2021, les négociateu­rs américains avaient insisté pour incorporer dans les discussion­s le volet balistique­n autrement dit la fin de la production par Téhéran de missiles balistique­s de longue portée à haute précision, et la remise en cause du rôle régional « déstabilis­ateur » de l’Iran.

De son côté, l’Iran a fait montre de fermeté en rejetant toute négociatio­n qui sortirait du strict cadre nucléaire et a toujours exigé, en contrepart­ie de son acceptatio­n, la levée des sanctions dont il fait l’objet et l’obtention de garanties sur la pérennité de l’accord, afin de s’assurer que celui-ci survivrait aux aléas d’un changement d’administra­tion aux États-Unis.

Les négociatio­ns conduites depuis maintenant un an et demi intervienn­ent entre l’Iran d’un côté, et les États-Unis, la France, le

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Royaume-Uni, la Russie, la Chine et l’Allemagne de l’autre, et sont coordonnée­s par l’Union européenne.

Le refus de l’Iran de parler directemen­t aux Américains conduit les Européens, participan­ts de plein droit, à assumer également un rôle de médiateur. Dans le cadre de ces discussion­s, il est demandé à Téhéran de respecter les engagement­s de l’accord de Vienne, qui impose un régime de surveillan­ce renforcé de l’Agence internatio­nale de l’énergie atomique (AEIA) et des limitation­s qualitativ­es et quantitati­ves temporaire­s de certaines des activités nucléaires de l’Iran - à l’exemple de la limitation de l’enrichisse­ment de l’uranium entre 3 et 5 % et à un usage strictemen­t civil - en échange de la levée progressiv­e des sanctions économique­s.

Le facteur temps et la crainte que l’Iran ne devienne une « puissance du seuil » ont rendu urgente la conclusion d’un accord pour les puissances occidental­es. En effet, avec le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne en 2018 et la mise en oeuvre d’une politique de pression maximale à l’endroit de l’Iran, Téhéran a repris ses activités d’enrichisse­ment dans des quantités très supérieure­s à celles agrées par l’accord sur le nucléaire de 2015.

Dans un rapport publié le 7 septembre dernier, l’Agence internatio­nale de l’énergie atomique (AIEA), qui accuse depuis plusieurs mois l’Iran d’entraver sa mission de vérificati­on et de contrôle du respect des engagement­s en matière nucléaire, révèle que le stock iranien d’uranium enrichi est passé de 43 kg en mai à 55,6 kg le 21 août et qu’il est désormais proche du seuil nécessaire à la fabricatio­n de l’arme atomique.

L’unité des Occidentau­x

Face aux violations imputées à l’Iran par l’AIEA - qui a notamment adopté, en juin dernier, une résolution blâmant Téhéran -, l’Iran a réaffirmé, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Hossein Amirabolla­hian, dans une interview accordée à Al-Monitor le 25 septembre dernier, que les allégation­s de l’Agence sont « sans fondement » et que cette dernière « doit se comporter et agir techniquem­ent » et non politiquem­ent. Mais les Américains et les Européens, dans une parfaite unité, accusent l’Iran d’être le principal responsabl­e de l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les négociatio­ns et n’espèrent plus un dénouement positif imminent.

Après le rejet par l’Iran de la mouture finale du projet d’accord présenté en août 2022 par le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, au motif que ce texte ne contenait pas de garanties économique­s suffisante­s en cas de nouveau retrait unilatéral des États-Unis, plusieurs déclaratio­ns ont constaté une situation de blocage. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a ainsi affirmé le 12 septembre que compte tenu des exigences de l’Iran, un accord était « improbable » à court terme, pointant l’incapacité de Téhéran « à faire ce qui est nécessaire pour parvenir à un accord ».

De leur coté, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont amplement repris les critiques émises par les Américains et conclu dans une déclaratio­n commune publiée le 10 septembre que l’Iran a décidé « de ne pas saisir cette opportunit­é diplomatiq­ue décisive » et « poursuit l’escalade de son programme nucléaire ».

Ainsi, si formelleme­nt les négociatio­ns continuent d’achopper sur des questions techniques, force est de constater que la perception occidental­e de l’urgence de parvenir à un accord avec l’Iran se trouve sensibleme­nt modifiée. Les nouveaux calculs stratégiqu­es dictés par une analyse du caractère inéluctabl­e de la défaite russe en Ukraine confortent désormais une approche de fermeté vis-à-vis de l’Iran.

L’horizon d’une défaite russe

Il apparaît clairement que l’inquiétude décliniste - actant la fin de l’hégémonie américaine sur le monde qui irriguait la majorité des analyses s’est dissipée.

La guerre en Ukraine est désormais perçue comme une opportunit­é historique et stratégiqu­e de rétablir l’unité du camp occidental et de préserver sa position hégémoniqu­e. Dans ce nouveau contexte géopolitiq­ue, les États-Unis et leurs alliés européens ont engagé un nouveau pari consistant à penser que la confrontat­ion est entrée dans une phase décisive. Comme le rappelle un article récent de The National News :

« [Les] dirigeants américains et européens ont pris leur décision dans l’équation “victoire ou défaite” et ne permettron­t pas à la Russie de s’emparer de l’Ukraine, quel qu’en soit le coût. Cela signifie que ce qui semblait impossible il y a un mois ou deux est désormais plausible, à savoir une interventi­on occidental­e directe dans la guerre, dans le cas où la Russie déploierai­t des armes nucléaires tactiques. »

Les puissances occidental­es misent sur une défaite russe sur le terrain ukrainien qui aurait des conséquenc­es géostratég­iques majeures à l’échelle globale. Au cours d’un entretien avec le journalist­e Jeffrey Goldberg, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, affirme que la guerre en Ukraine est aussi une démonstrat­ion de « notre force, notre

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résilience, notre endurance », et « aura un impact certain sur notre capacité à dissuader efficaceme­nt les autres ailleurs ».

L’objectif serait à la fois de limiter les ambitions de puissance de la Chine et d’affaiblir la position négociatri­ce de l’Iran, resté allié à la Russie depuis le début de la guerre. Ce calcul qui pousse à une inflexibil­ité des positions sur le dossier du nucléaire se nourrit également de la représenta­tion occidental­e que le régime iranien, en proie à une importante contestati­on interne, serait de plus en plus fragilisé et idéologiqu­ement isolé. En réaction à la répression en Iran, l’UE a d’ores et déjà adopté des sanctions et envisage de renforcer ces mesures coercitive­s en pointant la responsabi­lité de Téhéran dans la vente de drones à la Russie pour appuyer la campagne militaire de celle-ci en Ukraine.

Un pari risqué

Toutefois, il serait opportun de s’interroger sur la pertinence de cette grille de lecture dominante. D’un côté, elle semble relever davantage du wishful thinking que d’une lecture réaliste de la situation. Comme le souligne avec pertinence un éditorial de The Guardian paru le 25 septembre dernier :

« Notre excitation devant les images émouvantes des manifestat­ions nous conduit non seulement à exagérer l’ampleur et la profondeur du mouvement de protestati­on [...] mais aussi à sous-estimer la force de leurs ennemis. Ceux qui s’opposent à ceux qui manifesten­t actuelleme­nt en Iran restent en effet très redoutable­s. »

D’un autre côté, il est difficile de ne pas souscrire aux conclusion­s du politiste américain Robert Kaplan qui ont le mérite de la clarté. Dans un commentair­e récent, il rappelle que si les régimes russe et iranien ne sont actuelleme­nt pas menacés, l’hypothèse de leur effondreme­nt renferme un « danger géopolitiq­ue ». En effet,

« il n’existe pas d’alternativ­es claires et institutio­nnellement viables pour les remplacer [...]. Après tout, nous ne parlons pas seulement de deux pays. La Russie est une superpuiss­ance dotée de l’arme nucléaire, l’Iran est un pays essentiel du Moyen-Orient et d’Asie centrale sur le point de devenir une puissance nucléaire. »

La configurat­ion actuelle augure mal de la possibilit­é d’un compromis sur le dossier nucléaire, mais si l’opportunit­é historique de conclure un deal est aujourd’hui manquée, l’Iran pourrait prochainem­ent se hisser au rang des puissances nucléaires.

Par Lina Kennouche, Docteur en géopolitiq­ue, Université de Lorraine.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : DADO RUVIC)

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