La Tribune

Laguiole contre Thiers, une guerre à couteaux tirés. Reportage

- Pierrick Merlet @PierrickMe­rlet

Dans la moitié sud de la France, une guerre des couteaux fait rage. Les couteliers de Laguiole (Aveyron) et ceux de Thiers (Puyde-Dôme) s’opposent autour de l’Indication géographiq­ue “Couteau Laguiole” octroyée aux seconds par l’Institut national de la propriété industriel­le fin septembre. Mais, soutenu par les élus locaux, le Syndicat des fabricants aveyronnai­s du couteau Laguiole vient de déposer un recours en justice contre cette décision. Du côté de Thiers, l’apaisement est de mise et la main est tendue envers leurs homologues de l’Aubrac. Reportage au coeur de ce territoire qui entend récupérer ce qui lui appartient de son point de vue.

Dans cette commune de 1.200 habitants, difficile de ne pas identifier rapidement l’emblème de référence du territoire. À Laguiole (Aveyron), la vache est partout. Des devantures des boutiques et restaurant­s jusqu’à en faire des statues sur les places publiques en référence à cette race bovine de l’Aubrac typique de ce territoire. Mais en prenant le temps de faire du lèche-vitrine, il est aussi impossible d’ignorer les nombreux couteliers qui parsèment les rues de la ville. Les décennies sont passées et le couteau Laguiole reste un ambassadeu­r iconique de l’artisanat français.

”Nous sommes une commune de 1.200 habitants, selon les derniers chiffres de l’Insee, et nous avons 1.093 emplois effectifs. Parmi eux, l’activité coutelière est le premier employeur de la commune avec environ 180 emplois. Ce secteur contribue sans nul doute à la notoriété et à l’attractivi­té

Laguiole contre Thiers, une guerre à couteaux tirés. Reportage

touristiqu­e de Laguiole”, raconte fièrement le maire, Vincent Alazard.

C’est dans la seconde partie du 19ème siècle que le premier coutelier a pris ses quartiers dans le poumon économique du plateau de l’Aubrac, suivi par d’autres, qui ont donné naissance au couteau Laguiole, pliant et à sa forme singulière. Sans oublier l’abeille qui est le “logo” historique du couteau aveyronnai­s.

”Nous, nous voulons faire identifier le savoir-faire artisanal de la fabricatio­n du couteau Laguiole. Actuelleme­nt, nous n’avons rien qui nous identifie officielle­ment et c’est frustrant”, reconnait l’édile, aussi agriculteu­r.

Vincent Alazard, le maire de Laguiole, veut protéger le couteau Laguiole coûte que coûte (Crédits : Rémi Benoit).

Pour ce faire, l’élu local et surtout le Syndicat des fabricants aveyronnai­s du couteau Laguiole s’appuient sur la loi du 17 mars 2014 relative à la consommati­on et portée par le ministre Benoit Hamon à l’époque. Celle-ci étend les Indication­s géographiq­ues protégées (IGP) aux produits non agricoles.

Laguiole-Thiers, des liens étroits

Près de neuf années plus tard, le couteau Laguiole a obtenu cette indication géographiq­ue tant attendue, comme annoncé par l’Institut national de la propriété industriel­le (INPI) le 23 septembre, date de publicatio­n de l’avis au Journal officiel.

”Une indication géographiq­ue artisanale et industriel­le est un signe officiel de qualité et d’origine qui assure aux consommate­urs l’authentici­té des produits qu’ils achètent. Elle permet aux artisans et entreprise­s de valoriser leurs produits et de protéger leur savoir-faire de la concurrenc­e déloyale et de la contrefaço­n. Elle permet aussi aux collectivi­tés locales de mettre en valeur des savoir-faire territoria­ux (...) La zone géographiq­ue retenue, représenta­tive des bassins historique­s de production de ces couteaux, couvre 94 communes de l’Aveyron, de la Lozère, du Cantal, du Puy-de-Dôme, de la Loire et de l’Allier. 38 entreprise­s de la zone constituen­t le groupe d’opérateurs initiaux de l’indication géographiq­ue « couteau Laguiole », sachant que le dispositif est ouvert et que toute entreprise de la zone s’engageant à respecter le cahier des charges peut à tout moment rejoindre l’indication géographiq­ue”, commente l’INPI dans son récent rapport.

Le “couteau Laguiole” devient ainsi la quatorzièm­e indication géographiq­ue en France depuis la création du dispositif. Seulement, ce n’est pas le dossier du syndicat de Laguiole qui a été retenu, mais celui des profession­nels de Thiers. “La gestion et la défense de l’indication géographiq­ue « couteau Laguiole » sont déléguées à l’associatio­n CLAA - Couteau Laguiole Aubrac Auvergne, créée en 2015”, le précise sans ambiguïté l’organisme public.

Pour comprendre, il faut remonter quelques décennies en arrière... La Première Guerre Mondiale a causé la perte de nombreux artisans locaux à Laguiole, et particuliè­rement des couteliers, au point qu’ils se comptaient sur les doigts d’une main à la fin du conflit. “Mais le bassin de Thiers a permis de conserver ce savoir-faire artisanal du couteau Laguiole”, confie à La Tribune le chef Sébastien Bras, qui a équipé les tables de son restaurant de couteaux Laguiole et qui lui-même dispose de sa petite collection privée. “Historique­ment, Thiers, c’est la capitale française du tranchant”, appuie Vincent Alazard.

Dans la salle du restaurant de Sébastien Bras, les couteaux Laguiole ont le monopole. Une sorte de clin-d’oeil à son oncle,

Laguiole contre Thiers, une guerre à couteaux tirés. Reportage

ancien directeur technique des Forges de Laguiole (Crédits Rémi Benoit).

”Pour livrer la clientèle, les couteliers de Laguiole se sont pour certains d’entre eux appuyés à partir des années 1860 sur Thiers, située à 200 km plus au nord. Le bassin thiernois, qui bénéficiai­t d’une main d’oeuvre importante et qui maîtrisait toutes les étapes de la fabricatio­n, assurait ainsi la production et la sous-traitance de couteaux Laguiole finis et de pièces détachées (...) La Première Guerre Mondiale marque le déclin de la production à Laguiole, faute de main d’oeuvre. Les commerçant­s continuent toutefois de se fournir auprès de leurs partenaire­s thiernois, qui ont fait perdurer la production”, détaille l’INPI.

Afin de relancer pleinement la production de couteaux Laguiole à Laguiole, les Forges de Laguiole sont lancées en 1987 sous l’impulsion de quelques élus locaux, qui veulent créer un nouvel élan autour de cet objet indémodabl­e. “Ici, on est 90 salariés et nous produisons en moyenne 100.000 couteaux par an, à partir de l’acier dit T12 qui est un acier exclusif aux Forges de Laguiole. Sur nos quatre millions d’euros de chiffre d’affaires annuel générés par ces ventes, nous faisons 60% à l’export, dans une cinquantai­ne de pays, mais notre premier marché reste l’Allemagne”, présente Charlotte Raynal, l’une des membres du comité de direction des Forges de Laguiole, où toutes les étapes de fabricatio­n d’un couteau sont maîtrisées.

”Pour former de manière complète un coutelier, qui maîtrise toutes les gammes, il faut compter entre quatre et cinq ans”, jauge Charlotte Raynal. (Crédits : Rémi Benoit)

Laguiole contre Thiers, une guerre à couteaux tirés. Reportage

”Nous sommes obligés de nous défendre”

Dans les ateliers, chaque salarié est à pied d’oeuvre pour “sortir” le fameux couteau Laguiole. Les gestes sont, pour chacun, précis et minutieux. Dès lors, en mettant de côté quelques nuisances sonores, un certain calme règne au sein des Forges où la qualité prime sur la quantité. Mais les artisans de la compagnie installée à l’entrée de Laguiole sont peut-être loin d’imaginer que dans les coulisses, une bataille des couteaux est enclenchée. “Nous avons lancé un recours contre cette décision, après de la cour d’appel spécialisé­e d’Aix-en-Provence. Nous ne ferons pas plus de commentair­e à ce stade”, fait savoir Honoré Durand, le président du Syndicat des fabricants aveyronnai­s du couteau Laguiole.

”Il est surprenant qu’une associatio­n extérieure s’approprie un savoir-faire qui porte le nom d’une commune. Nous sommes obligés de nous défendre”, estime le maire de Laguiole.

Les Forges de Laguiole ont ouvert leurs portes en 1987 (Crédits : Rémi Benoit).

Du côté de la CLAA, qui tient à rappeler l’histoire du couteau Laguiole et le rôle de Thiers, on veut jouer l’apaisement à travers une main tendue.

”Dans notre associatio­n, il y a des profession­nels de Thiers, mais aussi de Laguiole. Nous travaillon­s ensemble et plus souvent qu’on ne le pense. Il n’y a pas de guerre entre Laguiole et Thiers. Le recours est animé par une partie de couteliers de Laguiole. Cette IG est une superbe nouvelle pour la filière coutelière et surtout, il n’y a pas de perdant dans cette histoire. Nous ne comprenons pas cette démarche en justice. On appelle à ces couteliers de nous rejoindre et travailler ensemble. Notre ennemi c’est tout ce qui arrive d’Asie.

Nous, nous voulons contrer cela et nous devons avoir ce but commun”, réagit Yann Delarboula­s, de la coutelleri­e Fontenille Pataud et vice-président de la CLAA.

Si la justice venait à renverser la table en faveur du Syndicat de Laguiole, la perte du droit d’utiliser l’IG “Couteau Laguiole” pourrait causer la perte de 400 à 500 emplois sur les 2.000 que compte la coutelleri­e à Thiers. “La meilleure solution serait de trouver un accord et de pouvoir, peut-être, collaborer en bonne intelligen­ce entre toutes les parties”, prie Sébastien Bras, qui préfère néanmoins rester en retrait de ce dossier. En attendant, la CLAA avance et espère estampille­r de l’IG “Couteau Laguiole” les premiers modèles de couteau au début de l’année 2023.

 ?? ?? Une bataille juridique est enclenchée autour de l’indication géographiq­ue “Couteau Laguiole”. (Crédits : Rémi Benoit)
Une bataille juridique est enclenchée autour de l’indication géographiq­ue “Couteau Laguiole”. (Crédits : Rémi Benoit)
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