La Tribune

Les syndicats peuventils encore peser dans les mouvements sociaux ?

- Stéphanie Matteudi-Lecocq

DECRYPTAGE. Dans un contexte de contestati­ons sociales, les syndicats tentent de rester visibles. Par Stéphanie MatteudiLe­cocq, Université de Lille

Entre grève préventive chez TotalEnerg­ies, grève inédite chez EDF et dans les centrales nucléaires, marche contre la vie chère de la France insoumise, recours aux réquisitio­ns et au 49.3, la France automnale est le théâtre de nouvelles contestati­ons sociales. Dans ce dialogue social tendu, les syndicats tentent de rester visibles.

Chez TotalEnerg­ies, après l’annonce des « super profits » au deuxième trimestre 2022 et du nouveau salaire de Patrick Pouyanné (+52% d’augmentati­on, soit un salaire de 5.944.129 euros),la fédération CGT de la chimie appelle à la grève à compter du 27 septembre auprès des raffinerie­s du groupe TotalEnerg­ies et exige d’ouvrir des négociatio­ns sur les salaires avec une augmentati­on salariale de 10 % pour lutter contre l’inflation galopante. Les Négociatio­ns annuelles obligatoir­es (NAO), rendez-vous mis en place chaque année depuis les lois Auroux de 1982 pour renégocier les salaires, les conditions de travail et le partage de la valeur, connaissen­t un bouleverse­ment depuis deux ans, non seulement dans la réouvertur­e des négociatio­ns en milieu d’année mais également dans l’importance que reprend la question salariale.

Une alliance inédite

Les cinq raffinerie­s suivent le mouvement avec les deux raffinerie­s du groupe Esso filiale d’ExxonMobil. Pourtant, au sein du groupe Esso, un accord majoritair­e a déjà été trouvé entre la direction, la CFE-CGC et la CFDT et les augmentati­ons salariales validées à l’inverse de TotalEnerg­ies qui souhaitait ouvrir les négociatio­ns qu’à compter du mois de novembre. La fédération de la CGT de la chimie, la plus contestata­ire de la confédérat­ion, voit là le moyen de bloquer le pays et d’envoyer un message fort aux militants six mois avant le congrès de cette confédérat­ion

Les syndicats peuvent-ils encore peser dans les mouvements sociaux ?

où Philippe Martinez, l’actuel secrétaire général, devrait être remplacé.

Il s’agit aussi d’un signal important fort transmis à la direction de TotalEnerg­ies, aux autres confédérat­ions syndicales, aux Français et au gouverneme­nt, afin de faire pression sur l’exécutif. Ainsi Emmanuel Macron a été contraint de s’emparer de ce sujet lors d’un entretien télévisé alors qu’il ne souhaitait pas s’immiscer dans ce conflit qui concernera­it plutôt au premier chef les entreprise­s.

Un clivage très médiatique

Si la grève préventive au sein des raffinerie­s permet de bloquer le pays, cette action militante de la CGT a pour avantage de créer un rapport de force pour exiger d’entamer les négociatio­ns, ce qui fut le cas au sein du groupe TotalEnerg­ies.

Confortées par l’arrêté préfectora­l du préfet du Nord sur le site de TotalEnerg­ies de Mardyck (Dunkerque) imposant les réquisitio­ns de quelques salariés, la direction du groupe, qui ne souhaitait pas négocier sous la contrainte des blocages a profité de ce pas en avant du gouverneme­nt pour rouvrir le dialogue et proposer l’ouverture des négociatio­ns le jeudi 13 octobre de 20h à 3h du matin.

Il aura fallu sept heures pour inverser le rapport de force et conforter la culture de la négociatio­n plutôt que celle de la contestati­on.

Dans ce contexte, le débat ne se faisait plus à l’extérieur de l’entreprise par le blocage des raffinerie­s, ni dans les médias, mais à la table des négociatio­ns entre la direction du groupe TotalEnerg­ies et les coordinate­urs syndicaux de la CFDT, CFE-CGC et CGT. Quelques heures plus tard, la CGT ayant claqué la porte face à l’impossibil­ité de prendre en compte ses revendicat­ions a repris son action contestata­ire. Elle a ainsi tenté de faire converger les luttes des autres bastions syndicaux (Énergie, Transports, Enseigneme­nts, fonction publique) là où le taux de syndicalis­ation dépasse les 10 %). Les syndicats réformiste­s (CFDT - CFE-CGC) du groupe TotalEnerg­ies, majoritair­es au sein de l’entreprise s’engageaien­t sur un accord majoritair­e, représenta­nt plus de la moitié des salariés et devenaient acteurs du changement.

Un équilibre fragile et périlleux

Comme nous le constatons cependant dans nos travaux, l’équilibre fragile entre la culture de la négociatio­n et celle de la contestati­on pourrait désormais mener à la disparitio­n des syndicats.

L’exemple des groupes Esso et TotalEnerg­ies est intéressan­t à plus d’un titre. D’abord parce qu’il démontre que tous les sujets ne se traitent pas dans la rue, que la question des salaires, des conditions de travail et du partage de la valeur sont des thèmes qui se régulent in fine, au niveau des branches profession­nelles et en entreprise par la négociatio­n d’accords.

Ensuite, si le mouvement de grève ne s’est pas arrêté tout de suite alors que le débat NAO était clos et la CGT perdante sur l’exigence des 10 % d’augmentati­on, continuer à bloquer le pays signifiait prendre le risque de subir d’autres réquisitio­ns et perdre le rapport de force. En revanche, la poursuite de la grève a permis, localement cette fois, par la négociatio­n du protocole de fin de conflit, de négocier sur l’améliorati­on des conditions de travail pour apaiser les tensions avant de reprendre le travail.

Un mouvement qui a fait des petits

Plus récemment, la grève chez EDF, au niveau des centrales nucléaires, crée un nouveau rapport de force en rendant impossible la constituti­on des réserves d’énergie qu’il faudra aller chercher ailleurs qu’en France.

Quel est alors l’intérêt de ce mouvement alors qu’un accord vient d’être signé sur les rémunérati­ons dans la branche profession­nelle ? En effet, trois syndicats représenta­tifs du secteur de l’énergie - la CGT, FO et CFDT - ont signé un accord portant sur les augmentati­ons salariales dans la branche des industries électrique­s et gazières (IEG). Cet accord prévoit une augmentati­on générale du salaire national de base de 3,3 % en deux temps, avec une rétroactiv­ité de 1 % au 1er juillet 2022 et le solde de

2,3 % au 1er janvier 2023. Il s’agit là d’en rajouter et de créer le rapport de force sur les négociatio­ns qui s’ouvrent localement dans chaque entreprise.

Le mouvement de la CGT dans les raffinerie­s a donné un nouvel élan dans certaines sections syndicales d’entreprise. Des mouvements peu visibles mais qui envoient des signaux forts aux entreprise­s en cette période d’élections profession­nelles notamment là où la CGT est présente.

Quel pluralisme syndical ?

Le pluralisme syndical à la française permet-il encore de construire un rapport de force ? Si des thèmes salariaux normalemen­t négociés au sein des entreprise­s ont permis de bloquer le pays, qu’en sera-t-il des thèmes plus généraux comme le chômage et les retraites ?

Les syndicats peuvent-ils encore peser dans les mouvements sociaux ?

Ces sujets à forts enjeux contestata­ires où les syndicats unis peuvent peser dans le rapport de force lors des réformes nous invitent à la vigilance et au débat si nous voulons être à l’abri de nouveaux mouvements de grande ampleur dès janvier 2023.

Malgré un contexte internatio­nal de crise économique, de guerre en Ukraine, malgré une priorité énergétiqu­e et climatique à défendre, les organisati­ons syndicales, en pleine campagne électorale de renouvelle­ment de leurs instances représenta­tives dans le secteur public et privé, restent arc-boutées sur leurs pratiques militantes d’antan : la grève/la négociatio­n, les syndicats contestata­ires (dans quelques bastions)/les syndicats réformiste­s. Cette stratégie ne donne-t-elle pas une image dégradée sur le plan internatio­nal, appauvriss­ant le dialogue social ?

Or, en parallèle de leurs différente­s revendicat­ions, les salariés semblent de moins en moins convaincus de la force de frappe de leurs syndicats.

Se réinventer pour ne pas mourir

Une période d’élections profession­nelles s’ouvre dans les secteurs publics et privés et c’est une occasion pour les syndicats de se remettre en cause en organisant un rapport de force intelligib­le pour peser dans le paysage politique, économique, social et désormais climatique.

Ainsi, en développan­t différemme­nt leur pouvoir d’influence, en travaillan­t sur de nouvelles formes d’engagement militant, en s’associant avec des ONG, en déployant leur force dans les déserts syndicaux grâce au pouvoir des réseaux et de la digitalisa­tion, en participan­t aux différente­s concertati­ons proposées par le gouverneme­nt et les institutio­ns (CNR, CESE), en défendant la question du paritarism­e sur les questions de chômage et de retraite, les syndicats pourraient peser à nouveau dans le dialogue social, économique et politique et créer un rapport de force plus puissant et continu. Cela souligne aussi un besoin d’adaptation du syndicalis­me à un contexte politique particuliè­rement agité.

Par Stéphanie Matteudi-Lecocq, Enseignant­e-chercheuse au LEREDS, Directrice practice Chez Alixio, Université de Lille

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : Reuters)

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