La Tribune

L’économie du football entre dans une nouvelle ère

- Luc Arrondel et Richard Duhautois

OPINION. « L’hypermoder­nité » du ballon rond se caractéris­e par de fortes inégalités, des profils inédits d’investisse­urs, les stratégies de mondialisa­tion des grands clubs et l’arrivée de nouveaux diffuseurs. Par Luc Arrondel, Paris School of Economics – École d’économie de Paris et Richard Duhautois, Conservato­ire national des arts et métiers (CNAM)

L’idée que le football est le « miroir » de la société est souvent avancée dans les salons et s’avère plutôt exacte du point de vue de son économie. Branko Milanovic, spécialist­e reconnu des inégalités et fin analyste du ballon rond, l’observe bien : « Le football a été un miroir de la société, où les inégalités se sont accrues de manière exponentie­lle au cours des trois dernières décennies », explique-t-il dans les colonnes du magazine Forbes.

À l’heure d’une Coupe du monde décriée pour ses conditions d’organisati­on sociales et environnem­entales, le football du XXIe siècle n’échappe pas, non plus, aux grands débats économique­s actuels, notamment celui de la croissance et des inégalités. Selon nous, toutes ces interrogat­ions sont les symptômes d’une transforma­tion historique et économique de ce sport.

D’après le sociologue anglais Richard Giulianott­i, le football a connu quatre périodes dans son histoire. La période traditionn­elle s’étend de la mise en place des règles à la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale ; la modernité précoce correspond à l’entre-deux-guerres où s’inventent les compétitio­ns ; la modernité tardive, celle qui voit se construire la profession­nalisation, se clôt à la fin des années 1980 ; alors que s’ouvre la période postmodern­e, celle de la médiatisat­ion, de la libéralisa­tion du marché du travail et de la croissance.

La thèse que nous défendons dans notre dernier ouvrage est que nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère que nous qualifions d’hypermoder­ne.

Les stars, les groupes, les revenus et les spectateur­s

Quatre caractéris­tiques nous permettent de définir cette hypermoder­nité. La première concerne les inégalités économique­s qui se sont fortement creusées au cours des décennies précédente­s.

L’économie du football entre dans une nouvelle ère

Elles s’observent d’une part entre les clubs d’une même ligue, d’autre part entre les différents championna­ts, et ont pour conséquenc­e sportive, des compétitio­ns, nationales comme internatio­nales, dominées par quelques équipes beaucoup plus riches que les autres. Elles concernent aussi la distributi­on des salaires des footballeu­rs, avec une segmentati­on de plus en plus forte du marché du travail par rapport aux stars, voire aux superstars.

La deuxième caractéris­tique tient à l’arrivée de nouveaux profils d’investisse­urs, à savoir des fonds d’investisse­ment publics et privés, souvent américains pour ces derniers et déjà propriétai­res de franchises de sport collectif outre-Atlantique. Par rapport à la période précédente, ce changement dans la « propriété » peut avoir au moins deux conséquenc­es : le football devra dorénavant être rentable financière­ment que ce soit au niveau des clubs ou des ligues ; se constituen­t par ailleurs des « galaxies » de clubs autour d’un même propriétai­re. Les richissime­s acquéreurs émiratis de Manchester City ont, par exemple, progressiv­ement fait entrer depuis 2008 dans leur « City football group » onze autres clubs, dont le New York FC, Palerme et Troyes.

La troisième concerne la stratégie de mondialisa­tion des grands clubs et des ligues qui leur assurent des revenus commerciau­x et des droits de diffusion internatio­naux de plus en plus conséquent­s. Enfin, la dernière caractéris­tique a trait à la demande de football proprement dite. Elle résulte de l’arrivée de nouveaux diffuseurs comme Amazon Prime en France, de la multiplica­tion des plates-formes de diffusion et des nouveaux modes de consommati­on du football, notamment chez les jeunes génération­s.

Piketty au point de penalty

L’économie du football est ainsi devenue un domaine intéressan­t pour appliquer la grille d’analyse inspirée par le succès planétaire du livre de l’économiste Thomas Piketty Le Capital au XXI siècle, dont la première édition remonte à 2013. L’auteur y montrait que le thème de la répartitio­n des richesses et celui des inégalités sont aujourd’hui au coeur de la société. Le football ne semble pas se soustraire à la règle.

Depuis les années 1990, le monde du ballon rond connaît une très forte croissance dans les principaux pays européens.

Hors transferts, les revenus des clubs proviennen­t de quatre sources principale­s : les droits de retransmis­sion, la billetteri­e, les sponsors et les produits dérivés (les ventes de maillot par exemple). Tous ont beaucoup augmenté depuis les années 1970 mais dans des proportion­s différente­s : la billetteri­e, prédominan­te il y a cinquante ans, a progressiv­ement vu sa part diminuer au profit des droits TV et du sponsoring dans les grands clubs européens.

Ce boom économique s’est accompagné d’une augmentati­on des inégalités entre les clubs, au niveau national et européen. Comme dans la société en général, cette croissance des inégalités concerne surtout le haut de la distributi­on. La part des revenus des clubs les plus huppés a augmenté dans le chiffre d’affaires des ligues, ce qui sportiveme­nt s’est traduit par une concentrat­ion accrue des titres. En première division allemande, par exemple, neuf clubs différents ont remporté la première division dans les années 1960, cinq dans les années 1990 et seulement deux depuis 2010.

Malgré les revenus croissants, l’économie du football reste pourtant une plus « petite économie » que ce que l’on pense. Surtout, jusqu’il y a peu, elle ne génère pas ou peu de profit pour ses actionnair­es. Le fait est que de nombreux propriétai­res, milliardai­res ou fonds souverains, achètent des équipes bien souvent pour d’autres raisons que la simple rentabilit­é financière de leurs investisse­ments : « soft power », nation branding ou encore philanthro­pie en sont les maîtres mots.

Stars méritantes ?

Lorsque sont liés football et inégalités, vient aussi à l’esprit la question des salaires des joueurs. L’idée qu’ils seraient « trop payés », au niveau individuel ou de la masse salariale des clubs, traverse le champ politique. La droite formule des critiques sociales, la gauche remet en cause le libéralism­e qui les alimente : il y a, en tout cas, un certain consensus pour voir dans la rémunérati­on des footballeu­rs une des sources des maux supposés de l’économie du football actuel.

Notons déjà que seule une toute petite partie des joueurs gagne des millions alors que la majorité a des carrières extrêmemen­t

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courtes, environ quatre ans dans l’élite en moyenne. Par ailleurs, moins d’un transfert sur trois fait l’objet d’une transactio­n monétaire dans les cinq grands championna­ts (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne et France) et environ un sur sept dans le monde entier.

Il n’en demeure pas moins qu’il existe de fortes inégalités entre les footballeu­rs et que celles-ci se sont également accrues. Baisser les salaires des superstars se heurte cependant à une impasse « morale ». Ces joueurs ont un talent très supérieur à la moyenne dont le coût pour les clubs est fortement convexe : les grandes équipes sont alors prêtes à payer très cher le « génie » de ces joueurs hors normes, talent unique que l’on ne peut « substituer » à celui de plusieurs joueurs « moyens ».

C’est, de plus, pour voir jouer ces derniers qu’un supporter paie sa place au stade, quand bien même cela nuit aux chances de voir leur équipe favorite gagner. De ce point de vue, si l’on adopte les principes philosophi­ques de John Rawls, les footballeu­rs superstars « méritent » leur rémunérati­on : l’expression de leur talent contribue au bien-être de la « collectivi­té », notamment des milieux défavorisé­s. Daniel Cohen, directeur du départemen­t d’Économie de l’école normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, le formule ainsi dans une chronique écrite pour Le Nouvel Obs :

« le football est le seul cas où des jeunes, venus le plus souvent de milieux populaires, rackettent des milliardai­res avec le consenteme­nt de ceux-ci. »

Comme le suggère le prolongeme­nt du contrat de Kylian Mbappé au Paris Saint-Germain, la tendance est à une augmentati­on des très hautes rémunérati­ons susceptibl­e de modifier le fonctionne­ment du marché du travail des footballeu­rs. On est vraisembla­blement passé d’un système à deux segments, les superstars et les autres, à un système à trois segments : les quelques joueurs hyperstars, les superstars plus nombreuses et les autres.

Tribunes vides

Ce constat sur les inégalités défend-il l’idée d’un football en crise, dans un contexte postpandém­ique ? Contrairem­ent à tout ce qui était annoncé par les prophètes en bois, ce que le coronaviru­s a changé dans le football, en dehors des difficulté­s financière­s qu’a subi toute l’économie, c’est rien ou pas grand-chose et on ne vit certaineme­nt pas l’apocalypse !

La « crise » la plus visible a été celle des supporters en raison du huis clos généralisé à partir de mars 2020 et durant toute la saison 2020-2021. Au-delà de ses aspects financiers, l’absence du public s’est fait sentir à deux niveaux. Sportiveme­nt, sans ce « douzième homme », on a pu se demander si cela devenait moins un avantage de jouer à domicile qu’à l’accoutumée. Profitant de cette « expérience naturelle », les économiste­s ont abouti à des conclusion­s nuancées en ce qui concerne le résultat des matchs, mais pas sur l’arbitrage. Les hommes en noir se sont montrés plus cléments pour l’équipe visiteuse dans les stades vides, révélant bien un rôle de « pression sociale » des supporters.

Surtout, cela donnait des retransmis­sions télévisuel­les sans la saveur d’une ambiance. L’enseigneme­nt à en tirer est que cette dimension du « spectacle » à laquelle les supporters ne sont pas étrangers doit donc être prise en compte quand on mesure l’importance des droits TV dans les budgets des clubs. Maradona disait que « Jouer à huis clos, c’est comme jouer dans un cimetière ».

Les supporters ont récemment également pu être échaudés par la propositio­n de certains présidents de grands clubs de « faire sécession » à travers le projet (avorté) d’une Super League plus ou moins fermée. Ce projet récurrent, et relancé ces dernières semaines, d’un championna­t européen illustre, selon nous, une nécessité économique de réformer les compétitio­ns, évolution qui constitue sans doute l’un des principaux enjeux actuels du football profession­nel. La création de la Super League, aboutissem­ent de tous les éléments caractéris­ant l’hypermoder­nité du football, en constituer­ait alors « l’apothéose ».

Par Luc Arrondel, Économiste, directeur de recherche au CNRS, membre associé, Paris School of Economics - École d’économie de Paris et Richard Duhautois, Conservato­ire national des arts et métiers (CNAM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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(Crédits : NASEEM ZEITOON)
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