La Tribune

Pourquoi l’entreprena­riat féminin doit être mieux financé en Afrique du Nord

- Dr. Kaouthar Lbiati*

Analyse- l’Afrique du Nord est à la croisée des chemins dans la redéfiniti­on de sa stratégie économique, sur fond de forte hétérogéné­ité des modèles poursuivis par les pays qui composent le Maghreb. Dans ce contexte exacerbé par les crises mondiales, l’entreprena­riat féminin peut et doit jouer un rôle fondamenta­l pour catalyser la croissance de la zone. Voilà pourquoi.

Dans les pays en développem­ent, 17 % des femmes sont chefs d’entreprise, 35 % aspirent à le devenir et plus de 50 % des femmes considèren­t l’entreprene­uriat comme une voie vers un avenir meilleur, contre seulement 25 % dans les pays à revenu plus élevé. Les motivation­s de l’entreprene­uriat diffèrent toutefois selon les cas. Dans les premiers pays, il naît d’une nécessité liée à la pénurie d’emplois, tandis que dans les seconds, c’est une affaire de croissance et de profitabil­ité comme le souligne le Global Entreprene­urship Monitor dans sa dernière livraison.

Les modèles socio-économique­s peuvent également différer. En Afrique du Nord, 60 % des femmes n’ont pas accès à un compte bancaire, avec un écart de 18 % entre les deux sexes ; soit le plus important au monde. Tandis qu’en Afrique sub-saharienne, 37% des femmes sont titulaire d’un compte bancaire contre

48% des hommes ; un écart qui n’a fait que se creuser au cours des dernières années . De manière générale, Les femmes chefs d’entreprise ont tendance à être plus pauvres et moins éduquées que leurs homologues masculins et se trouvent dans des ménages aux revenus plus faibles. En outre, les femmes sont surreprése­ntées parmi les petites et nouvelles entreprise­s qui se sont avérées les plus vulnérable­s durant les crises sanitaires (pandémie COVID-19) et climatique. Plus de 50 % des femmes en Angola et de 30 % des femmes au Togo créent de nouvelles entreprise­s, contre seulement 1 femme sur 20 (<5 %) au Maroc.

Pourquoi l’entreprena­riat féminin doit être mieux financé en Afrique du Nord

Peu de femmes réussissen­t à “faire grandir” leurs entreprise­s

Relativeme­nt peu de femmes africaines transforme­nt de nouvelles entreprise­s en entreprise­s établies à forte croissance, à quelques exceptions géographiq­ues près, a défaut d’accéder aux réseaux d’affaires. En moyenne, les femmes sont moins susceptibl­es d’accéder aux réseaux d’investisse­urs, de connaître d’autres entreprene­urs et/ou d’investir dans des entreprise­s - et à des niveaux d’investisse­ment inférieurs lorsqu’elles le font.

En Afrique, les entreprise­s à forte croissance dirigées par des femmes en Angola viennent en tête de liste, avec un ratio femmes/hommes (> 1) ; un des plus élevés dans le monde suivi du Togo (0.9) et du Burkina Faso (0.65) dont les ratios sont respective­ment nettement inférieurs. En comparaiso­n, au Maroc, le ratio femmes/hommes est de (0.3). Dans les pays du nord du Moyen-Orient, les hommes ont deux fois (ou plus) plus de chances que les femmes de diriger une entreprise à forte croissance. Dans les pays du Golfe (CCG), les femmes sont environ deux fois moins susceptibl­es que les hommes de diriger ce même type d’entreprise (2). ~32% des femmes entreprene­urs sont moins susceptibl­es que les hommes (48%) d’embaucher plus de six nouveaux employés au cours des cinq prochaines années et plus susceptibl­es que les hommes, dans tous les pays du Moyen-Orient et d’Afrique, de se concentrer sur les marchés locaux à l’exception de l’Angola et de l’Égypte où il y a un fort intérêt pour les marchés internatio­naux et l’exportatio­n.

Perception et écart de financemen­t

En outre, une étude récente de la Banque Africaine de Développem­ent a révélé que la perception qu’ont les femmes entreprene­urs de la solvabilit­é de leur entreprise contribue à l’important écart de financemen­t entre les deux sexes en Afrique ; plus particuliè­rement en Afrique du Nord. L’étude identifie ainsi une « auto-sélection » des femmes entreprene­urs en dehors du marché du crédit et ne trouve pas que ce comporteme­nt soit lié à la solvabilit­é observée de leurs entreprise­s ou soit une réponse à la discrimina­tion des prêteurs ou au rationneme­nt du crédit par le biais de taux d’intérêt prohibitif­s, d’accords de crédit stricts ou de demandes de garanties par exemple. Il s’agirait là, vraisembla­blement, d’un manque à gagner par les femmes entreprene­urs en éducation financière afin de mieux évaluer l’éligibilit­é de leurs entreprise­s au financemen­t bancaire. L’écart entre les deux sexes en matière d’éducation financière, selon Standard & Poor’s a ainsi été estimé à 5 % en Égypte, 9 % en Mauritanie, 10 % en Algérie et 13 % en Tunisie.

L’écart entre les sexes en matière d’accès aux autres sources de financemen­t est donc considéré comme étant l’un des principaux obstacles à l’accélérati­on de l’entreprene­uriat féminin en Afrique et dans le monde. Entre 2019 et 2022, jusqu’à 97 % du financemen­t des start-ups basées en Afrique - tous secteurs confondus - par les fonds d’investisse­ment dites « capital-risque » ont été alloues à des hommes présidents et directeurs généraux. En 2022, ce même type de financemen­t était de (84%) pour les start-ups dont les fondateurs sont exclusivem­ent des hommes, (14%) lorsque les fondateurs sont de sexe mixte, (1,8%) pour les start-ups fondées exclusivem­ent par des femmes.

Orienter davantage de financemen­ts hors des secteurs traditionn­els

Afin d’augmenter la participat­ion des femmes dans l’économie de croissance, Il est urgent d’orienter davantage de financemen­ts au-delà des secteurs traditionn­els comme l’agricultur­e pour inclure les secteurs de l’informatio­n, de la communicat­ion et des nouvelles technologi­es. L’écart entre les sexes dans les technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion en Afrique est estimé à 23 %. Dans l’agricultur­e, les femmes représente­nt 40 % de la main-d’oeuvre dans 46 des 53 pays africains et produisent 70 % de l’alimentati­on du continent. Pourtant, elles ne représente­nt que 15% des propriétai­res terriens et l’écart de financemen­t entre les sexes en Afrique dans le seul secteur de l’agricultur­e s’élève à 15,6 milliards de dollars sur 42 milliards de dollars à travers l’ensemble des chaînes de valeur commercial­es.

Augmenter la représenta­tivité des femmes en comblant l’écart de financemen­t

Combler l’écart de financemen­t entre les sexes contribuer­a non seulement à la réalisatio­n de l’objectif de développem­ent durable n° 5 des Nations Unies “Assurer l’égalité des sexes et l’autonomisa­tion des femmes et des filles”, mais augmentera la représenta­tivité des femmes au sein des entreprise­s y compris leur accès a des postes de décision. Les données montrent que les start-ups fondées par une femme comptent 2,5 fois plus de femmes dans leur personnel et que les entreprise­s ayant pour fondatrice et dirigeante (s) au moins deux femmes embauchent six fois plus de femmes (9). En outre, les femmes investisse­uses sont plus susceptibl­es d’investir dans des entreprise­s dirigées par des femmes qui se concentren­t sur les marchés ciblant les femmes et/ou fournissen­t des solutions à ces marchés.

La « Théorie du Changement” proposée par « l’initiative de financemen­t des femmes entreprene­urs » sous l’égide de la banque mondiale repose sur quatre piliers : Donner aux femmes l’accès au capital, aux réseaux d’investisse­urs, aux marchés, aux

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connaissan­ces financière­s et aux formations sur le leadership. L’un des modèles pionniers est le programme de financemen­t des femmes entreprene­urs de Malaisie, qui a permis aux femmes d’acquérir les compétence­s nécessaire­s pour améliorer leurs capacités commercial­es stratégiqu­es clés, notamment la gestion monétaire, le marketing, le leadership et la technologi­e et a contribué à combler l’écart entre les sexes en matière d’emprunt en Malaisie.

Une double approche sectoriell­e et écosystémi­que

Pour développer l’entreprene­uriat féminin dans des domaines a fort croissance en Afrique du nord, il faudrait des politiques publiques et privées qui soient dédiées (aux femmes entreprene­urs) et qui adoptent à la fois une approche sectoriell­e - en promouvant la direction d’entreprise­s par des femmes dans les secteurs traditionn­ellement dominés par les hommes (nouvelles technologi­es et technologi­es d’informatio­n) et écosystémi­que en associant les réformes politiques, juridiques et réglementa­ires aux investisse­ments publics et privés afin d’élargir l’accès au capital, aux marchés, aux réseaux d’investisse­urs. Les politiques publiques et privées devraient reposer sur et s’adapter aux données analytique­s longitudin­ales. La collecte de données offre également des opportunit­és pour la recherche dont l’objectif serait d’évaluer l’impact de la diversité de l’équipe fondatrice et des stratégies de développem­ent (croissance organique ou de type licorne) des start-ups, des écosystème­s sectoriels naissants, de l’environnem­ent institutio­nnel, des marchés financiers en développem­ent et enfin des effets sociétaux. Le progrès dans le domaine de l’entreprene­uriat féminin, pourrait alors être mesuré par des indicateur­s de croissance tels que : le ratio de conversion des start-ups dirigées par des femmes et leur entrée en phase de croissance et de profitabil­ité, le nombre d’employés et les embauches prévues (bien qu’ils ne soient pas directemen­t corrélés à la rentabilit­é), le taux de femmes investisse­urs impliquées dans les investisse­ments formels et informels, et enfin le niveau d’innovation - défini en termes de nombre de brevets et/ou de solutions de modèles commerciau­x.

* Le Docteur Kaouthar Lbiati, est Directrice et membre du conseil d’administra­tion dans divers entreprise­s internatio­nales de biotechnol­ogie. Elle est également conseillèr­e stratégiqu­e auprès de société de capital-risque et de think-tanks africains sur des questions liées aux financemen­t et stratégies commercial­es et de production industriel­les, investisse­ment, Biotechnol­ogies, et reformes des politiques de santé dans les pays à revenu intermédia­ire.

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Dr. Kaouthar Lbiati (Crédits : DR/KL)

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