La Tribune

Métaux stratégiqu­es : et si les pays producteur­s se regroupaie­nt en cartel du type OPEP ?

- Emmanuel Hache, Pauline Bucciarell­i et Valérie Mignon

OPINION. La propositio­n formulée récemment par l’Indonésie pourrait notamment se heurter à l’hétérogéné­ité des politiques de production des pays producteur­s et à la place des acteurs étrangers. Par Emmanuel Hache, IFP Énergies nouvelles ; Pauline Bucciarell­i, Université Paris Nanterre – Université Paris

Lumières et Valérie Mignon, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières.

Dans le contexte de transition énergétiqu­e et numérique mondial, la demande en métaux est appelée à croître considérab­lement et rapidement dans les prochaines décennies. Tel est plus particuliè­rement le cas des métaux nécessaire­s aux batteries des véhicules électrique­s (cobalt, lithium, nickel) dont la demande pourrait, selon l’Agence internatio­nale de l’énergie (AIE), être multipliée respective­ment par 21, 42 et 19 à l’horizon 2040 dans un scénario climatique contraint - c’est-à-dire un scénario de développem­ent durable (SDS).

Les matériaux stratégiqu­es ou critiques constituen­t ainsi aujourd’hui un enjeu majeur des politiques de décarbonat­ion mondiales qui impose de réfléchir à trois questions : (1) la disponibil­ité géologique des minerais, (2) la dépendance stratégiqu­e des pays consommate­urs et (3) la cartellisa­tion de certains marchés de métaux, à l’image de l’Organisati­on des pays exportateu­rs de pétrole (OPEP).

Ce dernier point revêt une acuité et une actualité toutes particuliè­res depuis que l’Indonésie, premier producteur mondial de nickel, s’est interrogée fin octobre 2022 - par la voix de son ministre de l’Investisse­ment Bahlil Lahadalia auprès du Financial

Métaux stratégiqu­es : et si les pays producteur­s se regroupaie­nt en cartel du type OPEP ?

Times - sur la possibilit­é de créer un cartel des principaux pays producteur­s de métaux des batteries.

Des marchés particuliè­rement concentrés

Cependant, maintenir dans le temps des organisati­ons souhaitant influencer les prix sur les marchés se heurte à deux difficulté­s.

La première tient aux outils utilisés, comme les quotas de production ou d’exportatio­ns ou les taxes à l’exportatio­n. Sans la mise en place d’une instance de contrôle, il est très difficile de s’assurer à court terme de la réalisatio­n des objectifs assignés pour chacun des pays membres. Cela incite certains pays producteur­s à profiter des réductions de production des autres partenaire­s sans s’y associer et à se positionne­r ainsi en passager clandestin.

La seconde difficulté tient à l’hétérogéné­ité des pays membres de l’organisati­on. L’incitation à entrer dans une organisati­on et à respecter les accords dépend de variables en rapport avec le marché (poids dans la production et dans les exportatio­ns, part dans les recettes d’exportatio­ns globales d’un pays), des réserves estimées, mais également d’autres facteurs économique­s et sociaux (niveau de diversific­ation et positionne­ment dans la chaîne de valeur, niveau du PIB, taille de la population). L’OPEP, aujourd’hui composée de 13 membres, apparaît comme la seule organisati­on à avoir survécu à la volatilité des prix du marché du pétrole depuis plus de 60 ans. Elle est même, dans certaines situations, considérée comme une force stabilisat­rice du marché.

En ce qui concerne les métaux stratégiqu­es, ces difficulté­s sont aggravées par le fait que les marchés sont beaucoup plus concentrés en matière de réserves ou de production que celui du pétrole (voir tableau ci-dessous).

Un triangle du lithium déséquilib­ré

Une cartellisa­tion régionale sur le marché du lithium telle que celle actuelleme­nt envisagée par l’Argentine, la Bolivie et le Chili (près de 55 % des ressources potentiell­es en 2021), appelée triangle du lithium, pourrait par exemple paraître attractive. Toutefois, elle semble peu probable aujourd’hui.

En effet, le Chili - deuxième producteur mondial - et l’Argentine au quatrième rang - représente­nt plus de 30 % de la production mondiale et plus de 50 % des réserves, mais la Bolivie - premier pays détenteur de ressources localisées principale­ment dans le Salar d’Uyuni - produit très peu de lithium actuelleme­nt. Celle-ci ne figure même pas dans les producteur­s mondiaux de l’Institut géologique américain (USGS, voir carte ci-dessous).

Le rapport qu’entretient la Bolivie avec le lithium constitue en outre un sujet politique depuis près de trois décennies. Nationalis­me des ressources et fermeture du pays depuis 2005, résistance des population­s de la région de Potosi, volonté d’un meilleur partage des retombées des exploitati­ons minières sur les population­s locales et droits miniers peu définis ont bridé le développem­ent des activités sur ce métal stratégiqu­e.

Pour le Chili et l’Argentine, la principale difficulté à se coaliser réside dans le rapport qu’entretienn­ent les différents gouverneme­nts avec les investisse­urs étrangers et aux compagnies minières internatio­nales opérant sur leur territoire. S’il existe une société minière publique d’envergure au Chili (SQM) qui exploite le lithium (aux côtés d’une compagnie chinoise et d’une compagnie américaine), ce ne sont que des compagnies privées en Argentine.

Ainsi, sauf à envisager là encore une nationalis­ation des actifs miniers dont les conséquenc­es sur les autres secteurs seraient potentiell­ement très dommageabl­es, une cartellisa­tion régionale reste peu envisageab­le. Il en est de même au niveau internatio­nal

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avec, notamment, le premier producteur mondial australien (52 % de la production en 2021).

Le poids des majors...

En effet, le marché du lithium est, depuis plusieurs années, structuré par d’importante­s majors intégrées verticalem­ent qui se diversifie­nt à la fois géographiq­uement et technologi­quement (lithium de salar et lithium de roches). Ce facteur de stabilisat­ion des chaînes de valeur internatio­nales n’exclut toutefois pas un risque de développem­ent d’un important pouvoir de marché de certaines entreprise­s.

Albemarle (compagnie américaine présente en Australie, au Chili, aux États-Unis), Livent (présente en Argentine, Australie, ÉtatsUnis), les deux compagnies chinoises Tianqi Lithium et Jiangxi Ganfeng Lithium (présentes sur l’ensemble des régions productric­es) et la compagnie chilienne SQM (présente au Chili et en Australie) représente­nt plus de 80 % de la production mondiale en 2021, ce qui nécessite de dépasser la simple approche géographiq­ue de production nationale. En outre, ces compagnies ont de multiples participat­ions croisées sur de nombreux territoire­s.

Au total, l’incertitud­e principale sur le marché du lithium ne porte pas tant sur la création d’un cartel de pays que sur le pouvoir de marché des majors qui pourraient brider l’entrée ou la montée en puissance de nouveaux acteurs sur le marché en influençan­t les processus de formation des prix.

Des situations politiques extrêmemen­t différente­s

En ce qui concerne le marché du nickel, comme s’agissant du marché du lithium, la question de l’exploitati­on des ressources minières nationales interroge le concept de cartellisa­tion puisque, même en Indonésie, pays porteur de l’initiative, des entreprise­s chinoises ou brésilienn­es réalisent une partie de la production.

Se pose en outre la question du type de gisements opérés. Au niveau mondial, les ressources sont composées à 60 % de dépôts de latérite (principale­ment en Asie du Sud-Est) et sont issues à 40 % de gisements de sulfures (Afrique du Sud, Canada, Russie). Or le nickel dit de classe 1 (teneur en nickel supérieure à 99,98 % contre moins de 99,98 % dans le cas du nickel de classe 2 utilisé principale­ment dans la fabricatio­n d’acier inoxydable), pouvant servir à la production des sulfates de nickel employés dans la fabricatio­n de batteries, est extrait des seconds et peu abondant en Asie.

Il est possible de produire du nickel de classe 1 avec les dépôts de latérite présents en Indonésie, mais cela nécessite des investisse­ments importants dans des technologi­es très intensives en énergie - investisse­ments que l’Indonésie et les Philippine­s ont commencé à réaliser. Aujourd’hui, la majorité du nickel de classe 1 est issue des gisements opérés en Russie, en Australie et au Canada, des pays aux situations politiques et géopolitiq­ues extrêmemen­t différente­s.

Si un cartel du nickel reste à ce jour peu probable, l’initiative de l’Indonésie n’est toutefois pas une surprise. Le pays a en effet entrepris en 2020 de mettre en place une politique interdisan­t l’exportatio­n de minerais non transformé­s pour bénéficier de retombées économique­s plus importante­s en remontant la chaîne de valeur vers des produits à plus forte valeur ajoutée.

Le rôle central de la Chine

Au total, si la question d’une cartellisa­tion des métaux des batteries reflète la volonté de certains pays d’affirmer leur rôle dans la transition énergétiqu­e mondiale, les caractéris­tiques spécifique­s et les situations particuliè­res de chacun des marchés de métaux nécessaire­s aux batteries empêchent de considérer le cartel comme l’option la plus probable.

Cela l’est d’autant plus eu égard au rôle majeur joué par la Chine dans le domaine. Comme près de 70 % des métaux des batteries sont aujourd’hui raffinés en Chine et que cette dernière produit plus de 65 % des batteries de véhicules électrique­s, un cartel questionne­rait à coup sûr les alliances de l’empire du Milieu avec certains pays producteur­s - ces derniers, faisant partie de l’initiative des routes de la soie, accueillan­t de nombreuses entreprise­s chinoises sur leur territoire et bénéfician­t de financemen­ts ou prêts chinois.

Un autre obstacle à la formation d’un cartel des métaux des batteries mérite d’être signalé : le recyclage. Si ce secteur est encore peu développé, l’essor des plink text olitiques de recyclage fait aujourd’hui partie des priorités affichées et pourrait alors contrecarr­er les tentatives de création d’un cartel. En outre, un cartel sur le cobalt ou le nickel inciterait à l’utilisatio­n des batteries LFP (Lithium-Fer-Phosphate) pour le contourner.

Plus globalemen­t, agiter le chiffon rouge de la cartellisa­tion est une manière de montrer le rôle essentiel que les métaux sont appelés à jouer dans les relations internatio­nales dans les années à venir. C’est aussi un moyen de mettre en avant que les métaux, à l’instar du gaz et du pétrole dans la géopolitiq­ue actuelle, pourraient devenir une arme économique et diplomatiq­ue dans la transition énergétiqu­e mondiale.

Métaux stratégiqu­es : et si les pays producteur­s se regroupaie­nt en cartel du type OPEP ?

Par Emmanuel Hache, Économiste et prospectiv­iste, IFP Énergies nouvelles ; Pauline Bucciarell­i, Doctorante, laboratoir­e EconomiX, CNRS, Université Paris Nanterre - Université

Paris Lumières et Valérie Mignon, Professeur­e en économie,

Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifiq­ue au CEPII, Université Paris Nanterre - Université Paris Lumières.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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Exploitati­on du lithium au Mexique (Crédits : Reuters)
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