La Tribune

Repenser la gouvernanc­e des biens communs en s’inspirant du concept “Ubuntu “

- Maxime Jong*

Dans un contexte de crises alimentair­e, sécuritair­e, énergétiqu­e et financière, les décideurs africains sont tentés, au détriment des enjeux climatique­s, de relancer l’exploitati­on de ressources fossiles, afin de financer le maintien d’une stabilité sociale précaire. Pourtant d’autres modèles conciliant création de valeur économique, sociétale et environnem­entale existent.

Grâce à ses efforts en matière de conservati­on des forêts, le Gabon a obtenu en octobre dernier de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les changement­s climatique­s (CCNUCC) qu’elle valide près de 187 millions de tonnes de crédits carbone. Dans un contexte de lutte au changement climatique, les forêts du bassin du Congo, autrefois convoitées pour leurs bois, intéressen­t aujourd’hui le monde économique pour ses capacités de captation du carbone.

Avec ce modèle de titrisatio­n du patrimoine naturel via la commercial­isation de crédit carbone, le Gabon, en quête d’un avenir après pétrole, tire des revenus considérab­les. Via cette approche le gouverneme­nt gabonais et le secteur privé tirent des revenus grâce à un bien commun : la forêt. En effet, en plus du gouverneme­nt, certains acteurs privés tels que Total Energies s’intéressen­t aux forêts et aux milieux humides afin d’en tirer des crédits carbone venant en compensati­on de leurs émissions de gaz à effet de serre. L’entreprise française a d’ailleurs acquis 49 % de la compagnie des bois du Gabon afin de profiter de 600 hectares de forêt.

L’attraction des initiative­s de conservati­on des forêts se manifeste aussi par les apports financiers de certains fonds souverains et fondations privées. Deux exemples permettent d’illustrer cet attrait : le cas des 17 millions de dollars accordés au Gabon en 2021 par la Norvège, via l’Initiative pour les forêts d’Afrique centrale (Cafi), en guise de premier paiement d’une enveloppe de 150 millions de dollars, échelonné sur dix ans; et

Repenser la gouvernanc­e des biens communs en s’inspirant du concept “Ubuntu “

celui des 35 millions de dollars engagés en juillet dernier par le milliardai­re Jeff Bezos, au cours de sa visite au Gabon, pour la préservati­on des forêts du pays.

Fort de ces succès, le pays plaide pour la création d’un «crédit biodiversi­té» sur le même modèle que les crédits carbone. Les biens communs utilisés comme source de revenus par le pays sont aussi les milieux de vie de communauté­s autochtone­s qui ne semblent pas être incluses, ni dans la mobilisati­on des savoirs permettant la conservati­on de ces milieux, ni dans la gouvernanc­e des revenus générés ou à destinatio­n de leur protection. En matière de gestion des ressources naturelles, il existe pourtant une littératur­e abondante traitant de la gouvernanc­e participat­ive et inclusive. Nos biens communs, si tant est qu’on accepte cette terminolog­ie les considéran­t comme des “biens “, nécessiten­t peut-être la réactivati­on ou la mobilisati­on de ses savoirs endogènes qui pensent le commun et le vivant comme un ensemble imbriqué et interdépen­dant.

Pour une gestion des propriétés collective­s via de nouveaux paradigmes.

En mettant en résonance les travaux de l’économiste prix

Nobel 2009, Elinor Ostron, connue pour ses recherches sur la gouvernanc­e des biens communs; les travaux de la philosophe Séverine Kodjo-Grandvaux, autrice de Devenir vivants; les savoirs ancestraux africains et la philosophi­e africaine Ubuntu, de nouvelles pistes de réflexion émergent en dehors du paradigme néo-libéral qui voit la finance carbone comme un instrument de régulation de la crise écologique.

Afin de rendre intelligib­le l’agrégation de ces savoirs, nous vous proposons de partir de la citation Ubuntu : “Je suis, parce que nous sommes ”. Cette sagesse africaine nous interpelle en rappelant l’interdépen­dance intrinsèqu­e de notre humanité. En élargissan­t la portée du “Nous “dans cette phrase, en y intégrant les animaux et les végétaux, c’est le concept de “grande unité de la vie “proposé par la philosophe Séverine Kodjo-Grandvaux qui se dessine. L’humain reprend sa véritable dimension dans un ensemble plus grand que lui et comme maillon d’une “chaîne de vie “.

En nous appuyant sur un système de valeurs issu d’un “Ubuntu “imbriquant l’ensemble du vivant et sur les travaux d’Elinor Ostron, démontrant par ces recherches empiriques et théoriques qu’une auto-gestion des biens communs par les communauté­s permet d’arriver à de sains équilibres, nous souhaitons rappeler aux décideurs que les sociétés africaines sont tout à fait prêtes à une gouvernanc­e inclusive et participat­ive de nos biens communs actuelleme­nt convoités par l’ensemble du monde.

Avec un historique de gestion opaque des ressources naturelles, le continent africain est une cible de choix pour les prédateurs de la mal gouvernanc­e. Les mêmes causes entraînant les mêmes effets, il est plus que temps de changer la donne.

La transforma­tion de nos économies, de nos modes de vie et de notre rapport à la nature est une occasion d’améliorer nos systèmes de gouvernanc­e et d’y intégrer des valeurs qui nous ressemblen­t. Cette tribune se veut donc un appel à repenser la gouvernanc­e de nos biens communs en s’inspirant des savoirs locaux et du concept Ubuntu.

(*) Consultant en développem­ent économique inclusif.

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(Crédits : DR.)

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