La Tribune

Vol spatial habité européen : si proche et si loin à la fois

- François Leproux @MCABIROL

La Conférence ministérie­lle des États membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) n’a pas décidé de lancer la semaine dernière de grands programmes en vue d’acquérir son autonomie stratégiqu­e en matière de vols habités nécessaire­s pourtant pour l’exploratio­n spatiale.

Et en même l’Europe n’a jamais été si proche des vols habités du point de vue des compétence­s et des moyens. Par François Leproux, ingénieur dans le secteur spatial et auteur d’un essai sur le projet d’avion spatial européen Hermès paru en 2021 aux éditions JPO « Hermès, une ambition en héritage ».

La conférence ministérie­lle de l’Agence spatiale européenne (ESA) s’achève avec une hausse de son budget de 17%, qui porte l’effort spatial européen à 16,9 milliards d’euros. Une augmentati­on nécessaire pour maintenir le rang du continent dans la compétitio­n mondiale, à défaut d’être suffisante pour un certain nombre d’acteurs. Si l’avenir des grands projets européens (Ariane 6, Vega C, Space Rider, ExoMars) semble assuré et qu’une nouvelle promotion d’astronaute­s a été dévoilée, les gouverneme­nts européens ont fait l’impasse sur les vols spatiaux habités autonomes qui étaient pourtant défendus à grande pompe par les industriel­s et le directeur directeur de l’ESA, Josef Aschbacher.

Un long chemin pour briser l’omerta

L’absence de décision formelle sur un programme de vols habités européens autonome est presque devenu un marronnier des ministérie­lles de l’ESA depuis l’annulation du projet de navette spatiale européenne Hermès en 1992. L’arrêt de ce projet, décidé brutalemen­t suite à la défection de l’Allemagne (deuxième contribute­ur du projet) au profit de la coûteuse réunificat­ion puis du

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gouverneme­nt français, frileux face aux risques, a laissé un goût très amer à l’industrie spatiale. Une chape de plomb semblait alors s’être abattue sur la question des vols spatiaux habités autonomes en Europe. Cependant, trois décennies après, cette non décision constitue une déception inattendue pour la filière. En effet, depuis un an, le sujet a été remis sur la table et, pour la première fois en trente ans, largement défendu par les décideurs.

Le succès médiatique des missions de Thomas Pesquet à bord de la station spatiale internatio­nale (ISS) a réveillé l’intérêt des industriel­s européens pour le vol habité. Dès juin 2019, Stéphane Israël, PDG d’Arianespac­e, appelait à réfléchir aux vols habités

[1]. A l’occasion de la deuxième mission de l’astronaute français, les deux grands industriel­s européens en 2021, Airbus Defence & Space et Thales Alenia Space, ont publiqueme­nt regretté l’absence d’un tel projet [2]. Un regret partagé par Thomas Pesquet lui-même, qui déclarait : « J’aimerais bien qu’on ait cette capacité [du vol spatial habité] en Europe. On en a beaucoup parlé à l’époque d’Hermès, malheureus­ement ça ne s’est pas bien fini. [...] Peut-être qu’avec Ariane 6, on a une chance de repartir d’une page blanche » [3].

La même année, à l’occasion du GLEX (Global Space Exploratio­n Conference), une étude du CNES menée par Christophe Bonnal sur les modificati­ons à apporter à Ariane 6 pour la rendre habitable a été présentée et largement relayée par la presse spécialisé­e [4]. En septembre 2021, c’est au tour de André-Hubert Roussel, PDG d’ArianeGrou­p, de plaider en faveur d’un programme de vol habité européen basé sur des lanceurs réutilisab­les [5]. Trente ans après l’arrêt d’Hermès, un consensus s’est établi, du moins en France : l’Europe a les capacités technologi­ques (héritées des programmes ATV, IXV, etc...), les industriel­s capables, un lanceur lourd en devenir (Ariane 6) et, à priori, l’intérêt du public pour se relancer dans un programme spatial habité : manque encore l’essentiel, la volonté politique.

Prise de conscience politique

En janvier 2022, à l’occasion des 60 ans du CNES, le président du Centre national d’études spatiales a également plaidé en faveur des vols habités européens, en appelant à une prise de conscience politique : « Le vol habité est une question éminemment politique. J’espère que cette question sera abordée lors du sommet de février avec tous les États autour de la table. Cela répond à un sujet clé, quelle est l’ambition de l’Europe pour le spatial ? » [6] Au même moment, il était rejoint dans ses ambitions par le DG de l’ESA, Joseph Aschbacher, qui s’est affirmé comme le plus fervent défenseur de la cause : « L’Europe a des projets, un passé de pionnière, mais n’a pas de vaisseau d’exploratio­n habitée; elle est dépendante de partenaire­s, et potentiell­ement privée de bénéfices. C’est une question de budget, mais surtout une décision politique à prendre » [7].

On s’attendait alors à une décision rapide pour lancer un tel programme, d’autant plus que la France, porteuse du projet, entamait la PFUE (présidence française de l’Union Européenne) qui aurait pu donner une légitimité politique à ce projet. Contre toute attente, lors de la réunion des 27 ministres de l’espace à Toulouse en février 2022, le président de la République Emmanuel Macron, qui s’y est déclaré personnell­ement favorable, a reporté la question à la fin de l’année. Il a chargé un groupe d’experts afin de faire connaître leurs propositio­ns en matière de vols habités et d’exploratio­n spatiale pour éclairer la décision d’engager ou non l’Europe sur cette voie [8].

Le retour aux réalités

Depuis, le tragique de l’histoire a pris le dessus : les troupes Russes sont entrées en Ukraine, plongeant le monde dans l’incertitud­e. Pour l’Europe spatiale, fini le temps des vaches grasses promis par les généreux plans de relance européens. Dans la foulée des sanctions prises contre la Russie, la dépendance de l’Europe aux lanceurs étrangers s’est transformé­e en pénurie. Faute de lanceurs russes, et la relève des lanceurs européens se faisant attendre, certaines missions ont dû être annulées (comme ExoMars) ou redéployée­s sur des lanceurs américains. Les retards pris sur Ariane 6 (dont le premier vol est repoussé, au mieux fin 2023) et Vega C font craindre un enlisement de la filière qui contraste avec les arrogantes succession­s de vols de SpaceX et de la Chine. L’urgence est alors redevenue d’assurer l’accès indépendan­t des Européens à l’espace, en priorité pour les satellites.

La cause des vols spatiaux habités européen est ainsi devenue de plus en plus difficile à défendre, pourtant le directeur général de l’ESA et le PDG du CNES continuent, inlassable­ment, de la porter. Une idée qui ne fait pas consensus au niveau Européen. Sans surprises, l’Allemagne et plusieurs « petits pays » sont réticents, contrairem­ent à la France et à l’Italie, le pays le plus allant [9]. En septembre, à l’occasion du Congrès internatio­nal de l’astronauti­que (IAC) à Paris, ArianeGrou­p abat la meilleure carte de son jeu et, à la surprise générale, dévoile sa propositio­n pour des vols habités 100% européens : SUSIE (Smart Upper Stage for Innovative Exploratio­n) se propose comme un véhicule spatial à tout faire en orbite basse. Dernier étage réutilisab­le d’Ariane 6, SUSIE pourrait aussi bien transporte­r des satellites que des astronaute­s en LEO, ravitaille­r une station spatiale ou assurer la rotation des équipages. Pour imaginer ce concept, qui n’est pas sans rappeler le Space Rider, la mini-navette inhabitée franco-italienne, ArianeGrou­p s’est entouré de tous les acteurs de la filière

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pour présenter ce qu’une industrie spatiale européenne unie et soutenue financière­ment par l’ESA pourrait accomplir [10].

Si la conférence de l’ESA de novembre 2022 n’a pas tranché la question, c’est qu’une décision doit être prise au plus tôt en février 2023, lorsque le groupe d’expert mandaté par l’ESA remettra ses conclusion­s. Même si ce groupe rendait un avis positif et était suivi par les gouverneme­nts, ce projet échapperai­t au budget voté par l’ESA cette semaine et ne serait financé qu’à partir de 2025, à l’occasion de la prochaine ministérie­lle. La question est alors de se demander si, en 2025, l’Europe spatiale n’aura pas définitive­ment loupé le coche des vols en orbite basse.

Quelles options pour l’orbite basse ?

Si rien n’est définitif (Ariane 1 a été tirée vingt ans après les premiers satellites américains et russes), on peut légitimeme­nt s’interroger sur l’opportunit­é de lancer le développem­ent d’un véhicule spatial habité après 2025. En effet, on peut facilement s’accorder sur le fait qu’un tel véhicule serait destiné à l’orbite LEO, or la fin de l’ISS est prévue pour 2030. Celle-ci a certes déjà été repoussée, mais tôt ou tard, la station vieillissa­nte ne pourra plus accueillir d’équipage.

Les stations spatiales privées américaine­s n’existent pour l’instant que sur le papier et l’opportunit­é pour des astronaute­s européens, porteurs de programmes scientifiq­ues, d’y voler ou non n’est pas évidente. De plus, on fera facilement remarquer qu’avec les capsules Crew Dragon et Starliner, il existe déjà deux solutions éprouvées de vaisseaux spatiaux en occident. Enfin, la bipolarisa­tion actuelle du monde semble exclure aux européens l’accès aux stations spatiales Chinoises et Russes (si cette dernière a encore les moyens de ses ambitions).

Sur le sujet de l’orbite basse, les grands industriel­s européens ne sont plus les seuls à marquer leur intérêt, puisque l’entreprise franco-allemande The Exploratio­n Compagny envisage, à terme, de rendre ses capsules cargo Nyx habitables. Une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle de SpaceX, qui a commencé en assurant des missions de fret pour la NASA vers l’ISS. L’ESA, qui a déjà accordée des contrats d’études à la startup, pourrait s’inspirer des Etats-Unis en lançant un un appel d’offre pour une capsule habitée de au secteur privé qu’elle financerai­t partiellem­ent en échange d’un certain nombre de contrats et d’engagement­s sur des vols. La facture serait ainsi allégée sans menacer les autres engagement­s de l’ESA [11].

Si l’orbite basse attire tant les startup et les industriel­s, c’est parce que les retombées économique­s de ses activités font rêver, mais la présence de l’humain n’y est plus nécessaire. L’apesanteur

est un milieu idéal pour concevoir des médicament­s, des alliages, des cosmétique­s ou d’autres matériaux à forte valeur ajoutée impossible­s à reproduire sur Terre. C’est dans cette optique que la startup franco-luxembourg­eoise Space Cargo-Unlimited a dévoilé en octobre 2022 son concept d’usine orbitale robotique, REV1, qui serait desservie par une version commercial­e du Space-rider de Thales Alenia Space [12]. Des ambitions qui ne sont pas sans rappeler celles qui avaient mené à lancer la navette spatiale Hermès, présentée par Frédéric d’Allest comme une « camionnett­e de l’espace » pour ravitaille­r les stations usines Minos et Solaris. L’histoire se répète, mais en excluant les astronaute­s, trop chers et délicats à transporte­r.

La Lune en ligne de mire

Ce désintérêt des agences spatiales occidental­es pour les vols habités en basse est consécutif aux efforts américains de retourner sur la Lune avec le programme Artemis, un programme dans lequel l’Europe est embarquée puisque le modèle de service européen du vaisseau Orion, qui effectue en ce moment même son vol inaugural, a été développé par Airbus Defence & Space sur la base du cargo automatiqu­e ATV. Depuis quelques mois, la priorité des astronaute­s européens semble être passée d’embarquer à bord de vaisseaux européens à embarquer à bord des missions Artemis, pour s’assurer la possibilit­é de marcher sur la Lune.

Cet objectif était au coeur de la nouvelle campagne de recrutemen­t des astronaute­s de l’ESA. Des places sont déjà réservées pour les astronaute­s de l’ESA, à bord de la station spatiale lunaire Gateway et de l’attendriss­eur lunaire Starship. Pour conforter son engagement lunaire auprès de la NASA, l’ESA a également proposé un attendriss­eur lunaire lourd, Argonaut (précédemme­nt EL3) et un cargo automatiqu­e. Le projet Argonaut a été validé, les premières études vont pouvoir commencer et on attend un premier lancement au début de la décennie 2030 [13].

Les investisse­ments pour le vol habité en Europe ne se justifient pas comme aux États- Unis car il n’existe pas de sentiment national justifiant une compétitio­n avec un concurrent étranger ni de passé glorieux sur lequel s’appuyer. La situation est d’ailleurs paradoxale, l’Europe n’a jamais été si proche des vols habités du point de vue des compétence­s et des moyens, pourtant le contexte actuel rend un tel programme moins légitime qu’il y a 20 ans, aux débuts de l’ISS ou un engagement européen plus fort aurait été bienvenu.

Il est difficile d’évaluer ce qui serait plus pertinent pour l’Europe, entre s’engager aux côtés des Etats-Unis sur le programme

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Artemis ou développer sa propre filière en toute autonomie. Si les circonstan­ces actuelles poussent à privilégie­r la première option, elle ne doit pas exclure l’Europe d’un certain nombre d’efforts pour tenir son rang et assurer un retour technologi­que suffisamme­nt intéressan­t. Elle suppose également un engagement total, dans la conception de la station Gateway mais aussi des systèmes au sol. N’oublions pas qu’une des propositio­ns d’attendriss­eur lunaire pour Artemis, le HLS, impliquait Thales Alenia Space.

L’avenir des vols spatiaux habités européens est plus que jamais lié à la situation géopolitiq­ue internatio­nale. La question se pose de savoir à quelles missions sont destinés les nouveaux astronaute­s de l’ESA : effectuer les allers-retours vers l’ISS vieillissa­nte ? Partager quelques places à destinatio­n de la Lune ? S’ouvrir à la coopératio­n avec de nouvelles nations ? Tester en vol un nouveau vaisseau spatial européen ? Si la priorité est légitimeme­nt à la mise en service de lanceurs compétitif­s et de systèmes de communicat­ions souverains, un certain nombre d’options se présentent à l’Europe pour se confronter aux vols habités, elles méritent désormais d’être débattues pour forger le futur projet sur un socle solide.

Si elle décidait de se lancer dans l’aventure, l’Europe, qui travaille déjà avec les américains, les canadiens, les japonais (et hier, avec la Russie) et qui aurait la possibilit­é de s’ouvrir à l’Inde et la Chine aurait le privilège unique de se retrouver au coeur du jeu spatial et, à défaut de dicter le tempo de l’exploratio­n du système solaire, de bâtir des ponts. Peut-être est-ce là le vrai rôle de l’Europe spatiale et de la conquête de sa souveraine­té.

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Selon Arianespac­e, “l’Europe doit réfléchir au vol habité”, 16/09/2019 [2] SpaceX : les industriel­s regrettent l’absence d’un programme de vol habité européen, Le Figaro, 22/04/2021

[3] Conquête spatiale : “Mars en 2024, ça ne marchera pas” RTL, 12/04/2021

[4] HumanSpace­flightfrom french Guyana, Christophe Bonnal et al. , GLEX 2021, 16/06/2021

[5] Social, vol habité... les annonces, en interne, du PDG d’ArianeGrou­p, Challenges, 22/09/2021

[6] Voeux à la presse du président Directeur général du CNES, 11/01/2022

[7] Conférence de presse annuelle du directeur général de l’ESA, 13/01/2022

[8] Des vols habités dans l’espace ? Emmanuel Macron veut que l’UE tranche le débat avant fin 2022, Ouest France, 16/02/2022

[9] Budget de l’Agence spatiale européenne, vols habités : Paris fait entendre sa voix, Le Figaro, 26/07/2022

[10] La navette spatiale«Susie», future fille d’Ariane, Libération, 21/09/2022

[11] Sommet spatial : “L’Europe doit participer à cette dynamique d’exploratio­n et de vol habité”, La Tribune, 15/02/2022

[12] La startup européenne Space Cargo Unlimited se lancera dans la fabricatio­n dans l’espace en 2025, La Tribune, 27/10/2022

[13] Espace : l’ESA adopte un budget de 17 milliards d’euros et intègre de nouveaux astronaute­s, RFI, 23/11/2022

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« Si elle décidait de se lancer dans l’aventure, l’Europe, qui travaille déjà avec les américains, les canadiens, les japonais (et hier, avec la Russie) et qui aurait la possibilit­é de s’ouvrir à l’Inde et la Chine aurait le privilège unique de se retrouver au coeur du jeu spatial et, à défaut de dicter le tempo de l’exploratio­n du système solaire, de bâtir des ponts. Peut être est-ce là le vrai rôle de l’Europe spatiale et de la conquête de sa souveraine­té  » (rançois Leproux) (Crédits : DR)
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